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Les fans de sport se tournent de plus en plus vers Telegram. Ce réseau social permet, via des canaux de diffusion, d’accéder gratuitement à des événements sportifs initialement payants. Le tout en clair, sans coupure ni pop-up.
Riyad, Arabie Saoudite, samedi 28 octobre. Le champion UFC Francis Ngannou affronte l’invaincu Tyson Fury lors d’un combat de boxe anglaise. Sur le papier, l’événement paraît fortement rentable. Les deux combattants sont très populaires dans leurs disciplines et leur affrontement promet d’être spectaculaire. Les plates-formes qui proposent les pay-per-view pour le combat (un accès tarifé pour le visionnage de l’événement) s’attendent alors à tirer le gros lot. Peut-être même le plus important chiffre d’affaires de l’année. Et pourtant, quelques jours après la victoire de Tyson Fury, les retombées sont maigres. Très maigres. Selon le journaliste Dave Meltzer, seulement 67 000 pay-per-view (PPV) se seraient vendus aux États-Unis, dont 56 500 sur ESPN+. À titre de comparaison le combat d’exhibition entre Nate Diaz et Jake Paul du 5 août 2023 en avait généré près de 500 000. Si l’on cherche les causes de l’échec commercial, Telegram semble naturellement être l’une d’entre elles. Le soir du combat, en parallèle des très mauvais chiffres de PPV, la plateforme battait des records d’audience illégale et rassemblait plusieurs centaines de milliers de personnes sur ses canaux. « Un demi-million sur Telegram pour Fury/Ngannou, je ne sais pas si vous vous rendez compte », s’étonne un internaute sur X (anciennement Twitter). Cela semble sceller la tendance. Depuis plusieurs mois, la plate-forme Telegram s’est imposée – contre son gré évidemment – comme la nouvelle référence des pirates et des spectateurs illégaux. « C’était déjà le cas pour la Coupe du monde au Qatar », rappelle Mohammed Boumediane, dirigeant de la société de cybersécurité Ziwit et membre du Conseil national du Numérique français.
À l’approche du combat, le canal Telegram qui le diffusait sans autorisation s’est abondamment rempli. Ce qui a interloqué une grande partie des internautes sur X
TELEGRAM NE GAGNE RIEN À LAISSER CES PRATIQUES S’INSTALLER. LE JOUR OÙ LES PRODUCTEURS DE CONTENUS RÉAGIRONT, ILS RISQUENT GROS
– HERVÉ LEMAIRE, LEAKID
« On travaille avec Telegram, mais il y a encore du chemin à faire »
Pour Hervé Lemaire, le directeur général de LeakID (une société du groupe Forward Global qui chasse le contenu pirate diffusé en ligne), le réseau social Telegram n’est pas à blâmer. L’enjeu demeure dans le temps que prend la plate-forme à retirer un lien pirate après sa détection : « Ils ferment 100 % des liens lorsqu’on leur signale. Mais c’est une manipulation compliquée qui prend parfois trop de temps. On travaille avec eux, mais il y a encore du chemin à faire. Sur des événements sportifs plus condensés en durée, c’est plus difficile d’opérer à temps », regrette Hervé Lemaire. Pour le combat opposant les deux poids lourds Ngannou et Fury, il confie que le producteur n’a tout simplement pas fait appel à lui. Ce qui explique peut-être l’incroyable trafic sur la plate-forme dont des centaines d’internautes ont été les témoins… Pour autant, le dirigeant de LeakID précise qu’il n’est pas dans l’intérêt de Telegram de laisser une telle tendance s’installer sur son réseau, et ce, malgré les nouvelles inscriptions dont la plate-forme pourrait profiter. « Ils n’y gagnent rien, cela leur prend juste de la bande passante. Et surtout, le jour où des producteurs de contenus réagiront vraiment, ils risqueront gros », rappelle-t-il. C’est pourquoi il travaille de concert avec les équipes du réseau pour améliorer leur réactivité et corriger la tendance.
UN DEMI-MILLION SUR TELEGRAM POUR FURY
/ NGANNOU, JE NE SAIS PAS SI VOUS VOUS
RENDEZ COMPTE – UN INTERNAUTE, SUR X
Des offres d’appel et un réseau tentaculaire
Mohammed Boumediane, lui, se montre plus fataliste. Selon cet expert en cybersécurité, « on ne peut rien faire pour Telegram ». Il décrit un réseau ultra-tentaculaire et très difficile à contrôler. « Le problème c’est que même si l’on arrive à faire sauter un lien à temps, les pirates prévoient des canaux de secours sur lesquels ils redirigent toutes leurs audiences. On ne fait alors que délocaliser le problème pendant qu’eux gagnent du temps », confie-t-il. La mécanique de ces hackeurs de contenus semble alors bien huilée. Il faut dire que pour ces derniers, l’enjeu peut s’avérer important. Déjà car, toujours selon Mohammed Boumediane, il est très facile d’ouvrir un canal Telegram afin d’y diffuser du contenu volé. « Il existe aujourd’hui des solutions clés en main pour streamer des événements sportif en direct », pointe-t-il. Moyennant un investissement très bas, voire quasi-nul, ces pirates s’offrent alors une belle audience et en profitent souvent pour faire la promotion d’autres services plus rémunérateurs pour eux. En explorant quelques canaux concernés, on y retrouve très fréquemment des liens pour jouer à des jeux d’argent en ligne ou bien encore des offres d’IPTV (Internet Protocol Television). La diffusion d’un match ou d’un combat gratuitement constitue une offre d’appel pour faire fleurir d’autres business plus juteux. À voir si le jeu en vaut la chandelle… Surtout lorsque l’on sait que les auteurs de ces piratages encourent trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende pour leurs méfaits.
Le mode de consommation du sport n’aide pas
Cela dit, certaines personnes perçoivent ces pirates comme des bienfaiteurs. Presque de bons samaritains au service de la communauté de fans. Oui car, selon nos confrères du Figaro, pour accéder à toutes les rencontres possibles de football par exemple, cette saison, un téléspectateur doit débourser entre 60 et 90 euros par mois. Si à cela, il doit également ajouter d’autres chaînes à son bouquet pour suivre différentes disciplines, l’addition devient vite salée et les rencontres sportives inaccessibles pour nombre de Français. Surtout à l’heure où il manque 588 euros par mois aux Français pour vivre « sereinement » (selon le dernier baromètre annuel de CSA Research). C’est pourquoi le streaming illégal prend une place importante, surtout auprès des plus jeunes passionnés. Hervé Lemaire, le dirigeant de LeakID reconnaît d’ailleurs que le sport fait partie, par définition, des contenus les plus illégalement streamés : « Un match de football ou un combat de boxe, c’est avant tout visuel. Même si le lien n’est pas en français, tant que l’image est à peu près nette, les vrais passionnés vont cliquer », appuie-t-il.
Tout semble alors tendre vers le streaming illégal sportif, notamment via Telegram. À tel point que les grands acteurs légitimes s’en retrouvent pénalisés. Pierre Maes, l’ancien directeur général de Canal+ International Sports Acquisition à Bruxelles, nous rappelle d’ailleurs le climat tendu autour des droits télé à cause de ce phénomène : « La chaîne beIN SPORTS a considérablement diminué son offre sur les championnats qu’elle couvre tant les dirigeants savent qu’une partie de leur audience va être cannibalisée par les pirates ». L’atomisation de la diffusion, la multiplication des chaînes cryptées et la démocratisation du sport payant semble alors être tombé sur un os difficile à contourner. Peut-être aurait-il fallu l’anticiper, en proposant un service plus simple et moins cher dès le départ ?