Communication marchande… la sphère publique contre-attaque ?

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Julien Féré, docteur en sciences de l'information et de la communication
Julien Féré, docteur en sciences de l’information et de la communication au CELSA Paris Sorbonne et partner marketing communication pour onepoint. (Crédits photos : Serge Bouvet)

Une chronique signée Julien Féré, docteur en sciences de l’information et de la communication.

Dans son dernier best-seller Le roman national des marques, Raphaël Llorca montre comment les marques commerciales occupent une place toujours plus importante laissée vacante par les institutions politiques. S’adressant naturellement aux consommateurs, elles se tournent de plus en plus vers le citoyen et grignotent du terrain sur les récits du politique au sens large (état et collectivités, partis et hommes politiques, ONG, etc.). C’est le cas de Carrefour avec des programmes comme « Act for food » qui mêlent promotion et discours nutritionnel ou de la SNCF avec un film « hexagonal » qui nous met tous sur un pied d’égalité (à partir du moment où nous prenons le train), les discours marchands se parent de vertus pour la société et nous font parfois perdre de vue les visées mercantiles de ces acteurs. Et si cette mutation pouvait inspirer les « marques » de la sphère publique ? Une révolution déjà en marche…

Les outils du marketing et de la communication marchande

Les ONG par exemple ont opéré des changements radicaux dans leur façon de monter leur collecte. Très en retard sur la digitalisation du don (qui est venue bien après l’essor de l’e-commerce), elles déploient désormais des trésors d’inventivité pour convertir les inventions du marketing au service de leurs causes. L’arrondi, par exemple, est une pratique qui a gagné l’ensemble des secteurs : l’enseigne Nature & Découvertes (précurseur) le propose depuis plusieurs années, rejointe par Sephora et beaucoup d’autres. Le principe, un arrondi « indolore » de quelques centimes qui permet de faire un don à une association en payant à l’euro rond plutôt qu’en laissant traîner la virgule au moment de l’encaissement par carte bancaire. Cette idée se généralise à d’autres types de transaction, certaines entreprises le mettant en place pour les salaires par exemple, avec de potentielles bonifications.

Autre exemple avec les programmes de fidélité : tous ceux qui reposent sur la capitalisation (des points, des miles etc.) permettent au client de cumuler mais pas toujours de déstocker. Pour les aider, les entreprises multiplient les actions caritatives : convertissez vos points en don à une association et faites une bonne action de façon « indolore ». Accor, SNCF et beaucoup d’autres le proposent souvent en fin d’année pour déstocker ces comptes fidélité qui sont un actif immobilisé coûteux pour une direction marketing…

Enfin, et la recette est plus vieille, beaucoup d’associations ont transformé la collecte avec un système de contrepartie triangulaire qui ne donne pas l’impression d’avoir fait un don : au travers de l’événementiel ou de ventes aux enchères qui mettent en place une relation triangulaire : des entreprises ou des acteurs culturels « donnent » une œuvre d’art, une performance, un produit de mode et l’association le revend pour monétiser la transaction. C’est le cas de la Braderie de la Mode AIDES organisée par BETC ou des Solidays qui donnent l’impression de participer à un « simple » festival. Ces pratiques ne sont pas sans rappeler le principe des marques alibis des alcooliers qui, pour contourner la loi Evin, créent des marques dédiées à la musique (comme Green Room pour Heineken) pour communiquer sur ces secteurs interdits.

Travailler la désirabilité et l’identification

Mais au-delà des « ficelles » du marketing qui permettent de faire rentrer de l’argent dans les caisses, ces institutions publiques à l’origine bien lien des considérations marchandes reprennent également les codes du « branding » qui ont fait le succès des plus grandes marques de luxe.

Ainsi, les institutions culturelles reprennent à leur compte les « règles » établies par les grandes maisons de la place parisienne en proposant des expositions événement qui se vendent comme des collections de mode. Rien qu’à la rentrée, Van Gogh, Modigliani, Picasso, Chagal ou De Staël tiennent la dragée haute à Louis Vuitton, Chanel ou Dior (avec parfois d’ailleurs des liens de mécénat ou d’échanges comme lors de l’exposition du MET en début d’année consacrée aux esquisses de Karl Lagerfeld). La rhétorique de la désirabilité se met en place, avec des événements qui ont lieu sur des dates courtes, des places limitées, des files d’attente et une logique de médiatisation publicitaire qui occupe les mêmes espaces que les couturiers.

Sur un autre plan, certaines institutions décident de jouer sur les codes de l’identification, reprenant là les codes développés notamment dans l’univers de la grande consommation. Ainsi, ces campagnes de santé publique sur l’arrêt du tabac ou sur des sujets de prévention routière reprennent la rhétorique de la publicité commerciale et on ne sait plus si on essaie de nous vendre un kit pour arrêter de fumer ou une meilleure hygiène de vie pour ne pas être dépisté d’un cancer du poumon (ou les deux). Dans les tunnels publicitaires, il est de plus en plus difficile de déceler de prime abord qui est l’émetteur d’une communication et s’il nous veut du bien ou veut nous vendre quelque-chose (ou les deux).

Un système qui profite à tous ?

Alors cette nouvelle donne a une vertu : elle remplit les musées, elle fait les beaux jours des ONG qui profitent de nouvelles mannes et elle donne un second souffle à la communication de l’État. Mais la concurrence s’intensifie, car tous les acteurs se placent sur un plan d’égalité et se partagent « le bien commun » dans nos cerveaux de consommateurs-citoyens…

Et si à court terme, cela profite à nos institutions, à long terme, la question qui peut se poser est la coexistence de ces régimes « d’annonceurs » qui jouent à être similaires et à s’hybrider au travers des communications et des stratégies marketing qu’ils développent. Pour prendre un parallèle dans la production de contenu, c’est un peu le tournant de l’audiovisuel public dans les années 2000 : quelle place et quelle légitimité dans un contexte où les contenus proposés sont similaires aux chaînes privées ? Et comment justifier les modes de financement différents d’acteurs qui nous font des propositions de valeur qui semblent similaires…

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