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Une chronique signée Julien Féré, docteur en sciences de l’information et de la communication.
Alors que le Moyen-Orient s’enfonce dans le conflit israélo-palestinien, les grandes maisons de pâtisserie parisiennes présentent leurs dernières créations à la presse pour Noël. L’association a de quoi choquer… Et pourtant c’est bien ce qui s’est passé début octobre, quand le temps long de la production et du marketing rencontre le temps court de l’actualité et du moment, laissant au public le soin de réconcilier des principes de réalité disjoints.
Le temps marketing est long et construit par des marronniers
Quand je travaillais pour le groupe Savencia (challenger de Lactalis à l’échelle mondiale sur les produits laitiers) nous avons implémenté pour eux l’ICP (Integrated Connection Planning) qui permet en théorie de mieux faire travailler les agences ensemble et de connecter enjeux marketing et stratégies de communication. Un process qui nous amène à remonter sur l’innovation et à découvrir la route sinueuse du développement produit : pour sortir un fromage ne serait-ce que différent par sa forme, il faut environ trois ans de développement industriel.
À une autre échelle, Noël se prépare de janvier à juin chez les chocolatiers, les fabricants de jouets etc. et les distributeurs conçoivent les catalogues et les assortiments dès l’été : de la neige et des emballages cadeaux en plein mois de juillet. Cette anticipation (en anglais le fameux « time to market ») est nécessaire pour que l’offre rencontre la demande au meilleur moment. Seulement, elle implique aussi de faire des paris car entre le moment où le produit est conçu et son arrivée dans les magasins, beaucoup de facteurs peuvent entrer en ligne de compte qui modifient la situation de marché.
C’est une des raisons qui explique pourquoi dans le textile ou l’art de vivre, les professionnels se sont regroupés en interprofession. Ils harmonisent ainsi leurs productions sur les couleurs, le style ou les accessoires (le développement d’un vêtement du tissu au magasin prend plusieurs années). Et ils ont également créé de petits véhicules, les cabinets de style, dont les cahiers de tendances permettent de réduire l’incertitude et d’homogénéiser la proposition des différents industriels*.
« Sans transition », l’actualité, cette rencontre du temps long et du temps court
Pourtant, même quand les sorties sont bien planifiées et orchestrées, il arrive que le temps court vienne parasiter les lancements et les marronniers. Ainsi, en communication de crise, on conseille toujours – quand on maîtrise le timing – de sortir une potentielle bombe médiatique quand d’autres faits d’actualité viennent faire la Une des grands médias d’information.
A contrario, on a tendance à « accrocher » des opérations de communication à faible impact médiatique sur des temps forts marronniers, en pariant sur les faits qu’à ce moment les médias auront peu de choses à se mettre sous la dent et embarqueront un sujet parce qu’il est « du moment ». La machine médiatique doit s’alimenter tous les jours, et un sujet chassant l’autre, elle consomme le même volume d’informations, que la source soit abondante ou tarie.
C’est pourquoi dans un journal télévisé par exemple, des sujets chauds (souvent en début de journal) viennent rencontrer des sujets froids (souvent en fin de journal) et ces derniers « remontent » dans l’actualité si celle-ci est trop maigre, ou au contraire sont effacés en cas de crise comme on a pu en connaître récemment (covid, guerre en Ukraine, attaque du Hamas). Cette variable « inconnue » des marketeurs et des communicants fait le sel – mais aussi l’injustice de nos métiers – comme de ceux des journalistes.
Adaptabilité : concilier stratégie et opportunité
Alors faut-il troquer une stratégie long terme pour des « coups » qui s’appuient sur l’actualité médiatique pour exister et mieux correspondre à l’actualité du grand public ? Rien n’est moins sûr car comme nous l’avons vu plus haut, le temps du développement industriel (d’une collection, d’un produit etc.) est un temps long. Et il faut présenter coûte que coûte les innovations de Noël à la presse en septembre pour qu’elles soient présentes dans les mensuels datés décembre…
En revanche, il faut concevoir des innovations et des collections qui sont ouvertes, c’est-à-dire capables de s’adapter à l’actualité et se laisser une marge de manœuvre dans la façon de promouvoir des produits, des services, des campagnes quand ils arrivent sur le marché. Penser long terme mais ajuster court terme pour être toujours pertinent… et choisi !
*Voir « Les dessous des tendances », 2022 aux Éditions Ellipses