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De la famille d’accueil au milliard de valorisation

J’avais envie de me défaire de toutes les étiquettes qu’on a pu me coller : l’enfance difficile, la ZEP, le bac techno…

ll pourrait déjà écrire un livre. À seulement 36 ans, le cofondateur d’Aircall revient de très loin. Sans père et fils d’une immigrée bulgare condamnée à la débrouille pour réussir en France, Jonathan Anguelov naît chez « les bourgeois » dans le XVIe arrondissement de Paris avant de grandir dans l’arrondissement voisin, le XVe. « Nous n’étions pas riches, mais ma mère avait réussi à monter son agence dans le mannequinat », nous raconte l’entrepreneur, dans ses bureaux d’Aircall. Le risque dans les affaires ? faire les mauvaises rencontres et tomber sur des voyous. La mère du petit « Jon » se fait escroquer par des hommes d’affaires peu scrupuleux, elle y perdra tout – sauf son appartement.

Jonathan Anguelov finit par rejoindre l’ASE (aide sociale à l’enfance, ndlr), enchaîne les familles d’accueil, et les bêtises d’adolescent. De Paris aux cités de Sucy-en-Brie, à la ZEP. « C’est une étiquette qui aura marqué toute mon adolescence et jeune vie d’adulte », se souvient le trentenaire. Peu importe, quand on n’a pas le choix, on s’accroche. Poussé vers un baccalauréat technologique, l’élève « moyen » intègre un IUT avant de s’ouvrir les portes, à la force du poignet, de la prestigieuse ESCP Business School. Place au décalage avec ses camarades de promo, Jonathan avoue ne pas avoir toujours dit la vérité sur son passé, « j’avais honte à l’époque alors je restais flou ».

Aujourd’hui, il comprend qu’il a en réalité toujours détesté les sentiers battus. Ses amis partent en finance, lui est incapable de s’inventer une passion, « je m’ennuyais en finance, moi je me sentais entrepreneur ». La suite : la naissance d’Aircall, rare licorne française – et même centaure (plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires). Proche de la rentabilité, les défis restent nombreux pour l’entreprise spécialisée en téléphonie d’entreprise. Jonathan, lui, pense toujours à l’étape d’après.

Ce regard qui se perdait, enfant, au milieu des immeubles haussmanniens, est toujours là. Une passion précoce pour l’immobilier, il a d’abord loué des chambres de service avant de concrétiser ce qui l’anime par la création d’Aguesseau Capital en 2018, aux côtés de son ex-colocataire et meilleur ami, Gaétan Chebrou. Depuis le 1er septembre 2023, Jonathan Anguelov a quitté l’opérationnel d’Aircall pour se consacrer à 100 % à sa foncière immobilière. Des projets plein la tête, mais non pas sans la « peur de tout perdre ». Comme sa maman.

L’enfance dit beaucoup de ce que nous sommes et devenons, la vôtre a été pleine de rebondissements ?

UNE DATE CLÉ
28 juin 2022
Ce jour-là, Aircall annonce dépasser les 100 millions
de dollars de revenus annuels récurrents et devient un centaure. Retour sur la réaction de Jonathan Anguelov : « Nous sommes très fiers d’avoir atteint cette étape, qui témoigne de la demande grandissante pour les solutions comme Aircall. Atteindre 100 millions de dollars de chiffre d’affaires est une étape importante, qui offre une perspective précieuse sur les capacités de performance d’Aircall dans un marché volatil. Cela nous rapproche également d’une introduction enBourse.  Après avoir ouvert des bureaux en Australie, au Royaume-Uni et en Allemagne, nous sommes ravis de poursuivre notre développement dans le monde entier et de continuer à constituer une équipe qui repousse continuellement les limites de ce qu’une solution cloud comme la nôtre peut offrir.

Nous sommes impatients de développer encore davantage notre écosystème de partenaires et continuer d’être le partenaire de choix des entreprises qui visent à accomplir leur propre transformation numérique ».

C’est le moins que l’on puisse dire. Je suis né en 1986 à Paris, d’un père inconnu et d’une mère bulgare qui a rejoint la France. Ma maman s’est toujours débrouillée seule, je suis fils unique. Nous n’étions pas riches, mais plutôt de petits bourgeois. On partait régulièrement en vacances, je n’étais pas à plaindre. Tout cela grâce aux affaires de ma maman et notamment son agence de mannequinat. Mais un jour, elle tombe sur des hommes d’affaires peu scrupuleux qui vont l’escroquer. Elle perd tout, je me souviens encore des huissiers qui rentraient dans notre appartement, un choc traumatique, j’avais douze ans à l’époque.

Ces hommes d’affaires finiront même par dénoncer ma maman aux services sociaux. Me voilà envoyé à l’ASE (aide sociale à l’enfance, ndlr), puis transféré dans plusieurs familles d’accueil. Après Paris, je me retrouve à la cité Fosse-Rouge de Sucy-en-Brie. Je deviens bagarreur et multiplie les bêtises d’ado. Mon collège est classé ZEP (zone d’éducation prioritaire, ndlr). Une étiquette qui va longtemps me coller à la peau. On aime bien faire rentrer les gens dans des cases. Mais je m’accroche, entre dans un lycée à Savigny-sur-Orge dans l’Essonne, avant d’être poussé vers un bac technologique. Hélas un gamin de la ZEP avait peu de chance de tenter un bac général. S’ensuivent un IUT, puis l’ESCP, à la force du poignet.

À l’ESCP Business School, avez-vousressenti un décalage avec les autres étudiants ?

Bien-sûr. J’ai intégré l’ESCP grâce à l’oral et mes compétences en anglais. Quatre mois après l’intégration, l’école était même surprise de mon passé en filière technologique, « on a tellement l’habitude d’accueillir des étudiants issus de bacs généraux qu’on ne regarde même plus », m’avaient-ils dit. J’étais moins bon que les autres en mathématiques, en économie. Il faut le dire, j’étais l’élève moyen. Le vilain petit canard. Nombreuses étaient les fois où je ne
disais pas tout sur mon passé. Des mensonges par omission. Oui, parfois, j’avais honte. « J’étais dans un lycée en banlieue », voilà ce que je disais, je m’arrêtais-là et restais flou. Je n’avais pas envie d’être perçu comme le copain pauvre de la bande. Une manière de me défaire de toutes les étiquettes qu’on a pu me coller : l’enfance difficile, la ZEP, le bac techno…

Avant Aircall, vous multipliez les jobs étudiants…

Nombreuses étaient les fois où je ne disais pas tout sur mon passé. Des mensonges par omission […] Parfois, oui j’avais honte

L’aide sociale à l’enfance me lâche à mes 19 ans. Je dois me débrouiller pour gagner de l’argent : livreur pour Domino’s Pizza, caissier chez Sephora, serveur pour Häagen-Dazs, etc. Bref, des jobs étudiants. Un jour, lors d’une journée portes ouvertes au sein des écoles qui recrutent, des banques sont là, elles ont des stands et proposent des crédits aux étudiants. Je m’y intéresse. Et repars avec un crédit de 30 000 euros. Je vois le virement sur mon compte, c’est fou ! Plutôt que de les dépenser bêtement, je gagnais déjà environ 800 euros chaque mois avec mes activités, j’achète une première chambre de service.

L’immobilier m’a toujours passionné. Avec ma maman, on allait souvent chez un ami à elle, plutôt fortuné. Son appartement m’impressionnait, j’avais les yeux écarquillés. Les moulures, la hauteur sous plafond, c’était beau et j’étais bien. Pas anodin donc que je décide d’acheter une chambre de service, que je refais avant de la louer. Même chose avec la deuxième, puis la troisième. J’ai 22 ans, et environ 5 000 euros de loyers qui rentrent chaque mois.

À l’arrivée vous préférez monter votre entreprise plutôt que travailler en finance ?

L’ANECDOTE
Lançons les paris !
« Un jour avec mes
associés, on a fait un
pari : si on atteint les 100
millions de valorisation, on
part tous se faire tatouer
un tracteur sur le corps…
ne me demandez pas
pourquoi. Aucun de nous
n’était tatoué à l’époque.
À l’époque donc. Car le
pari a bien été tenu ! »,

Mes affaires dans l’immobilier, c’est en parallèle de mes études. En école de commerce, on doit faire des stages. Je mets les pieds dans des grandes banques pour y apprendre la finance de marché, notamment à Londres. À l’école, on te dit que pour réussir il faut faire finance de marché ou conseil en stratégie. C’était dur, je me forçais et m’inventais une passion. Je ne vibrais pas. Donc c’est cela, je vais toujours être un mec moyen dans quelque chose qui ne me passionne pas ? Non, moi je me sentais entrepreneur. Puis arrive Aircall, nous sommes quatre fondateurs à l’origine (avec Olivier Pailhès, Xavier Durand et Pierre-Baptiste Béchu, ndlr). C’est Thibaud Elzière, notre premier investisseur, qui nous souffle l’idée.

Il avait rencontré beaucoup de difficultés pour mettre en place son support commercial à Fotolia, il voulait quelque chose de tout simple : que ses équipes commerciales puissent répondre au téléphone à leurs clients… Cela paraît évident, mais il y a encore dix ans, la téléphonie en entreprise était un cauchemar.

Aircall alors, comment ça fonctionne ?

Jonathan Anguelovet Olivier Pailhès
Jonathan Anguelov
et Olivier Pailhès

Aircall veut révolutionner la téléphonie en entreprise. Cela passe par la simplifier, plus besoin de câbles partout. Notre solution vient s’interconnecter avec tous les outils-métiers que les entreprises utilisent, à l’époque on assiste au début des CRM dans le cloud, par exemple. Deux des quatre fondateurs ont joué leur rôle d’ingénieurs pour développer le produit. Un des premiers clients qui a payé pour la solution Aircall : une entreprise américaine ! Notre ambition n’était pas simplement de devenir une marque française, mais mondiale.

On part tous les quatre à San Francisco pour conquérir le marché US. Le produit connaît une vraie traction, mais là-bas, les attentes du marché sont bien plus grandes. Ce que l’on fait est bien, mais ce n’est pas assez. On continue de bosser sur le produit pour pousser l’innovation encore plus loin, je retourne à Paris pour recruter des stagiaires dans un premier temps. Avant de structurer une équipe commerciale. Et de lever des fonds, notamment 2,7 millions d’euros en 2016 auprès de Balderton Capital.

Comme toute entreprise, il y a des hauts mais aussi des bas. Le plus dur au début, c’est que le produit fonctionnait mal. Les clients n’étaient pas contents. Tant mieux, j’ai toujours été ouvert à la critique, passer du temps avec un client mécontent a cent fois plus de valeur qu’échanger avec un client ravi. On a stoppé les ventes du produit pendant trois mois, pour le retravailler et ainsi doper notre taux de satisfaction. Notre coeur de métier, c’est l’innovation, on doit s’adapter, en permanence. Aircall est devenue licorne en 2021, et atteindra la rentabilité en 2024.

Alors que tout va bien… vous décidez de partir ?

Depuis le 1er septembre 2023, j’ai quitté les fonctions opérationnelles d’Aircall. J’ai réussi à emmener l’entreprise au-delà des 130 millions d’euros de chiffre d’affaires, et mis la société sur les rails de la rentabilité et d’une introduction en Bourse, aux États-Unis. Frédéric Viet, que j’ai embauché il y a environ trois ans, et directeur de l’Asie-Pacifique, me remplace au sein de l’opérationnel.

Il y a un an et demi, je me suis posé cette question : est-ce que si je mets quelqu’un à ma place la société est à risque ? Non. Alors j’ai décidé de partir, même si je suivrai toujours de près les évolutions d’Aircall. D’ailleurs, je reste au capital.

Votre départ vous permettra-t-il de renouer avec votre passion, l’immobilier ?

Je n’ai jamais lâché cette passion ! Elle m’a suivi de mon enfance, à mes années de débrouille avec mon business de chambres de service… jusqu’à ma foncière immobilière Aguesseau Capital que j’ai cofondée en 2018 avec Gaétan Chebrou. On a vécu douze ans en colocation, rue d’Aguesseau justement ! Et voilà qu’on travaille ensemble, du moins à temps plein désormais. Puisqu’avec Aircall, je me penchais sur Aguesseau Capital essentiellement
le week-end. Avec cette foncière immobilière, on a acheté notre premier hôtel « Maison Barbès » en 2019. Quel timing… la crise covid nous met des bâtons dans les roues quelques mois après. Je dois payer 30 000 euros par mois aux banques pour un hôtel inexploité et dont les travaux sont à l’arrêt ! La crise passe, et on diversifie nos investissements : flex-office, immeubles de bureaux, etc.

Comment vous voyez la suite au sein d’Aguesseau Capital ?

Notre objectif avec Aguesseau Capital : créer le groupe d’hôtels de demain

Pour l’heure, nous n’avons encore rien levé. On a commencé avec deux millions d’euros, de nos poches, et l’on se retrouve aujourd’hui à la tête d’un portefeuille de 60 millions d’euros.
On s’apprête à ouvrir le capital. Notre objectif : créer le groupe d’hôtels de demain. Des quatre étoiles accessibles, en moyenne entre 100 et 200 euros la nuit en plein Paris. Voilà une nouvelle étape dans ma vie.

Finalement vous travaillez H24 ?

Peut-être pas H24, mais 7 jours sur 7. Mon rythme de vie, c’est d’être au bureau entre 9 heures et 23 heures. Mais je n’ai jamais l’impression de travailler. Quand on aime on ne compte pas. Mes hobbies, c’est visiter mes chantiers. Bien sûr, comme tout le monde, j’aime sortir avec mes amis, m’amuser les vendredi et samedi soir. En parallèle, j’achète un peu d’art.

Selon vous, tout le monde peut-il devenir entrepreneur ?

Sur le papier, oui tout le monde peut créer un Siret (rires.). Mais la réalité est tout autre. C’est un sacrifice, il faut être prêt à peu dormir, à avoir la boule au ventre souvent. L’esprit d’entrepreneur, c’est marcher sur de la glace sans se retourner. Sans trop réfléchir. Mais malgré tout ce que j’ai pu accomplir, je n’arrive pas à me défaire de cette peur de tout perdre. Cela ne tient tellement à rien. Une crise par exemple. Ou autre chose. Regardez ma maman.

Propos recueillis par Geoffrey Wetzel et Jean-Baptiste Leprince

À retrouver également dans ce numéro :

JONATHAN ANGUELOV Cofondateur d’Aircall et d’Aguesseau Capital

À retrouver également dans notre mensuel optimiste et entrepreneurial, notre grand dossier : levées de fonds, un phénomène de mode ?

Parmi nos autres sujets : construire un succès durable sur les réseaux sociaux, ou encore les placements à privilégier (ou pas) !

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