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Mai 2012. Fleur Pellerin est nommée ministre du Numérique au sein du premier gouvernement de François Hollande. Les Français·es découvrent cette élégante Coréenne née sous le nom de Kim Jong-sook, à la fois surpris·es de ne pas voir s’incarner le numérique national sous les traits d’un « mec », mais rassuré·es par la puissance en la matière de son pays d’origine. En France, alors, on passe ses appels en 3G, la fibre optique n’existe quasiment pas, Twitter est un réseau social encore très avant-gardiste et Free apparaît comme un nouvel acteur un peu incontrôlable sur le marché des télécoms. Le mot « start-up » reste une énigme pour la plupart de nos compatriotes. Et ne parlons pas de Netflix ou du télétravail !

Être cheffe et diriger, c’est quelque chose que j’ai dû apprendre

Fleur Pellerin se met à élaborer une action résolue, aujourd’hui encore très marquante pour la profession. Elle initie la frenchtech et donne enfin au monde du numérique français une reconnaissance après laquelle il courait. Un mouvement est lancé : la start-up nation fait ses premiers pas. Les gens du numérique ne sont plus regardés seulement comme des geeks un peu bizarres, mais comme des figures de confiance pour l’économie nationale. Une petite révolution.

Madame techno rempile en 2014, cette fois rue de Valois pour incarner la Culture. Une ambition inaltérable pour un ministère rebelle et compliqué. Et puis un jour, tout s’arrête. Dans un couloir du Sénat, on lui dit que c’est fini. Remaniement. Passation de pouvoir. La vie qui va. Que faire après le gouvernement ?

Au lieu de retourner à la Cour des comptes, cette haute fonctionnaire talentueuse et imaginative décide de tout recommencer à zéro. Elle a pris son risque. Va pour l’entrepreneuriat. Fleur Pellerin regarde vers la Corée du Sud, son inconnu pays des origines, qu’elle a quitté à l’âge de six mois pour être adoptée en France. En 2016, Fleur Pellerin lance sa société, Korelya. Elle jouit d’un franc succès en proposant aux entreprises françaises de les accompagner dans leur développement en Corée, pays du matin calme et des technologies de pointe. Utile pour notre commerce extérieur malmené. Fleur Pellerin préside aussi désormais le festival CanneSéries, rencontre annuelle désormais incontournable pour les professionnels d’un secteur culturel au zénith. Rencontre avec Fleur Pellerin, une femme créative, cérébrale et audacieuse, douée d’une qualité rare, qui emporte tout : la combinaison de la haute intelligence et d’un humour décontracté et généreux.

Fleur Pellerin

Vous avez été haute fonctionnaire, juge à la Cour des comptes puis ministre. Autant dire que votre parcours, au premier regard, ne semble pas porté vers l’entreprise. Et pourtant, après votre passage au gouvernement, vous vous êtes lancé ce défi.

C’est vrai que ce fut une reconversion professionnelle assez radicale, même si je connaissais la réalité que vivent les entrepreneurs à travers l’expérience de mon père. Il était passionné par le secteur de la recherche médicale et avait créé une entreprise qui équipait le Généthon, à Évry. La crise est survenue en 1986, j’étais encore jeune, en troisième à l’époque, et ma petite sœur venait d’arriver. J’en ai conservé des souvenirs très anxiogènes, en particulier de ses rapports avec les banques, ou avec ses associés…

Dans quelle mesure cela a-t-il joué un rôle dans mes choix futurs ? Difficile à dire mais j’ai d’abord intégré une école de commerce, l’Essec. Pourtant, je n’avais pas du tout envie de devenir entrepreneure ! Je voyais bien que les matières qui m’attiraient étaient éloignées des cours de management ou de gestion. Par la suite, je suis entrée à Sciences Po avant de réussir l’ÉNA et de me tourner vers le service public. Résultat, je suis devenue haut fonctionnaire et je ne me suis plus du tout posé la question de l’entreprenariat pendant quinze ans.

Durant la campagne de François Hollande puis comme ministre en charge du Numérique, j’ai accompagné la structuration de l’écosystème au sein d’un gouvernement qui était je crois plutôt pro-business, même si pas toujours perçu comme tel. Nous avons voulu soutenir les entrepreneurs, leur donner un cadre légal et fiscal propice, les aider à l’international en les rassemblant sous une bannière commune : la frenchtech.

Après ma sortie du gouvernement en février 2016, je suis partie en Corée où j’ai échangé avec le fondateur de Naver (le « Google » coréen) qui m’a fait confiance pour investir 200 millions d’euros à investir dans la tech en France et en Europe.

Mon lien avec la Corée, je l’ai recréé par la suite, dans la durée. Neuf ans après ce voyage retour, on est six ans après, j’ai dû y retourner une quarantaine de fois !

Lorsque vous fondez Korelya, en 2016, les relations économiques entre la France et la Corée ne représentaient pas grand-chose…

Je me souviens que le stock d’investissements directs étrangers de la Corée en France, d’environ 900 millions d’euros, n’avait pas évolué depuis des années. Dans la tech, il n’y avait quasiment aucun pont alors que nos deux pays ont bien des points communs. Nous avons donc créé une plateforme qui n’existait pas dans le secteur du capital-risque : un fonds d’investissement qui accompagne d’autres entreprises européennes dans leur développement en Asie, en particulier en Corée du Sud, en leur donnant les moyens de leurs ambitions mais aussi en leur ouvrant les bonnes portes grâce à mon réseau sur place. Nous avions la conviction que ce pays avait un potentiel énorme à explorer.

Née en Corée du Sud, vous avez été adoptée dès la toute petite enfance par des parents français. Comment se sont passées les retrouvailles avec votre pays d’origine ?

Ce fut assez étrange. Je suis retournée pour la première fois en Corée en 2013, alors comme ministre du Numérique, afin de préparer une visite d’État du président Hollande. Ma nomination avait créé énormément d’attention dans ce pays. Des dizaines et des dizaines de journalistes m’attendaient à l’aéroport de Séoul, c’était très impressionnant et ça ne m’était jamais arrivé en France ! En visite officielle, on enchaîne les rendez-vous toutes les heures, des déplacements dans tous les sens, et on n’a guère de temps pour prendre un peu de recul… J’ai donc vécu ces retrouvailles de manière extrêmement distanciée : j’avais du boulot et j’ai fait tout ce qu’il fallait faire, sans avoir vraiment l’opportunité de renouer avec ce pays où je n’étais jamais retournée depuis 1974.

Au final je ne retiens pas énormément de choses de ce voyage, car tout allait trop vite, il y avait trop de monde… Mon lien avec la Corée, je l’ai recréé par la suite, dans la durée. Neuf ans après ce voyage retour, on est six ans après, j’ai dû y retourner une quarantaine de fois !

Ce qui est frappant chez les Coréens, c’est d’abord leur caractère au fond très latin. Cela se traduit par la possibilité d’avoir avec eux des discussions profondes voire intimes bien plus facilement qu’au Japon, par exemple. J’ai ainsi appris beaucoup de choses sur la société coréenne, à la fois ultra-innovante, capable d’exporter son lifestyle et ses technologies extrêmement puissantes – ils sont en pointe sur le métavers et le Web3 – mais qui reste pourtant une société plutôt conservatrice, hiérarchisée, avec toutes sortes de rigidités qui contredisent l’image que l’on peut se faire du pays.

Comment les Coréens voient-ils les Français ? Et inversement !

En Corée, il se manifeste énormément d’intérêt pour la France. C’est un marché qui, pour nous, Français, est très intéressant, en particulier dans le domaine du luxe. Consommer des produits de luxe est très statutaire en Corée et représente un signe important de réussite sociale. Ce n’est pas un hasard si les grands groupes français y multiplient actuellement par deux ou trois leurs budgets de marketing et de communication.

Dans l’autre sens, sauf exception – Samsung, LG, Hyundai-Kia –, l’attrait pour les produits coréens en France est un peu moins fort. Il est vrai que Séoul s’est longtemps concentrée sur la Chine, le Japon et sa zone de chalandise naturelle qu’est l’Asie du Sud-Est. L’Europe se résumait pour eux à l’Allemagne et au Royaume-Uni… Les choses changent un peu, voilà pourquoi j’essaie d’acculturer les investisseurs coréens en leur disant : « Regardez ce qui se passe en France ! On a plein de licornes, on a une industrie du capital-investissement très dynamique, c’est le moment ». Pour les Coréens, investir en France n’est pas encore tout à fait naturel. La frenchtech n’est pas complètement dans le radar. Certains clichés sur la France « qui ne travaille pas au mois d’août » ont la peau dure. Mais les choses bougent, heureusement.

La frenchtech, c’est vous, lors de votre passage au ministère du Numérique, qui réussissez à imposer cette expression dans le domaine public, à lui donner un contenu tangible. Une fierté ?

Lorsque je suis devenue ministre du Numérique en 2012, on était au tout début de quelque chose. C’était encore la 3G et la fibre n’existait presque pas ! Il manquait de l’animation, il manquait des lieux un peu iconiques, il manquait un environnement réglementaire et fiscal vraiment favorable, des role-models… Tout autant de choses qui ne se créent pas en appuyant sur un bouton. Alors, on a allumé cette petite flamme. Je voulais vraiment que les acteurs de l’écosystème s’approprient le concept et le fassent vivre, en oubliant que l’initiative venait d’un ministère.

Je me rappelle la cérémonie des « vœux à la frenchtech » en janvier 2013, à Bercy devant les investisseurs, durant laquelle j’ai pu dire : « Ce coq en origami – le logo de la frenchtech –, je vous le donne, c’est à vous, c’est votre bébé ». Et tout de suite, tout le monde a épinglé ce petit signe au revers de sa veste ou dans sa signature de mail. L’appropriation fut immédiate. Si bien que lorsque j’ai rencontré la ministre du Numérique de Taïwan il y a trois ou quatre ans, elle m’a demandé de lui expliquer comment on avait fait la frenchtech ! En une génération, le changement des mentalités a été remarquable.

En passant du ministère à l’entreprise, vous avez dû apprendre à manager des équipes et à occuper un poste nouveau pour vous : patronne. Était-ce naturel ?

La gestion des équipes est peut-être la chose pour laquelle j’étais le moins préparée ! Lorsque j’étais ministre, j’avais tellement de choses à faire qu’en réalité les RH étaient gérées par mon directeur de cabinet, en qui j’avais toute confiance. Je suis quelqu’un qui n’aime pas du tout les hiérarchies, et même à Bercy la porte de mon bureau restait toujours ouverte. Manager une équipe où l’on n’est pas complètement entre pairs et entre égaux, être cheffe et diriger, c’est quelque chose que j’ai dû apprendre. Par exemple, je n’aime pas dire des choses désagréables, ce n’est pas du tout facile pour moi, même si je sais que donner du feedback est constructif. En revanche, j’adore tout ce qui est opérationnel et créatif… Mais je sens bien que la gestion des équipes reste pour moi la marche la plus élevée.

Comment vous y prenez-vous pour recruter ?

Je me repose beaucoup sur une première impression – qui peut être erronée, d’ailleurs. Mais bien sûr, comme la plupart des entreprises, nous avons tout un process et utilisons parfois les services de cabinets de recrutement. Les appels de référence sont indispensables, le degré d’intérêt et de connaissance de la tech ainsi que la disposition à travailler en environnement multiculturel sont aussi des critères importants. Il faut multiplier les faisceaux d’indices pour soutenir l’intuition ! Pour l’heure nous sommes quatorze, douze à Paris et deux en Corée, et je trouve que c’est un bon chiffre, qui facilite la fluidité et la convivialité.

Question prosaïque. Combien d’heures travaillez-vous par semaine ? Comment jugulez-vous la pression ?

En moyenne plus de cinquante heures par semaine, avec énormément de voyages, puisque je vais en Corée environ tous les mois et demi. Pour me détendre, j’aime accomplir une activité manuelle très répétitive et absorbante comme le jardinage ou la peinture.

Je trouve dommage que ce ministère ne bénéficie pas d’une gouvernance dans la durée : la rotation trop rapide des ministres rend difficile la mise en œuvre d’une véritable vision de politique culturelle.

Un mot sur votre passage au ministère de la Culture. Réputée compliquée, la rue de Valois reste marquée d’un prestige indélébile. Une riche expérience bien que mouvementée ?

Déjà à la Cour des comptes, je m’étais spécialisée dans le domaine culturel. Je me souviens que ma première mission d’inspection concernait d’ailleurs le Centre Pompidou ! Pendant quasiment dix ans, j’ai contrôlé ce ministère que je connaissais donc très bien. Le ministère de la Culture en France est très respecté mais il demeure compliqué car assez conservateur, difficile à réformer, et un milieu habitué au subventionnement public. Lorsque j’ai été nommée, le ministère se trouvait en pleine crise des intermittents, il y avait eu des grèves dans les festivals et dans l’audiovisuel public, le budget avait baissé… Je trouve dommage que ce ministère ne bénéficie pas d’une gouvernance dans la durée : la rotation trop rapide des ministres rend difficile la mise en œuvre d’une véritable vision de politique culturelle.

Vous présidez depuis sa création en 2018 le festival CanneSéries, devenu la référence internationale en la matière. Cette forme d’économie culturelle, très créative et dynamique, vous a séduite d’emblée ?

C’est lorsque j’étais ministre de la Culture que j’avais acquis la conviction qu’il fallait doter la France d’un festival dédié à l’art sériel. Après mon départ du gouvernement, David Lisnard, le maire de Cannes, qui avait aussi souhaité créer un tel festival, m’a contactée pour me proposer la présidence du festival qu’il s’apprêtait à lancer. Comme le gouvernement de l’époque avait choisi de soutenir une autre manifestation à Lille, nous n’avons pas reçu de financements de l’État. Alors, nous avons pris le parti de fonctionner en mode start-up ! Mais grâce à notre équipe exceptionnelle, nous sommes parvenus à trouver notre place. C’est un événement dont je suis extrêmement fière.

Que va-t-il se passer dans le proche avenir pour vous ?

Je vais publier en octobre mon autobiographie en Corée. Je me suis fait violence car je n’aime pas tellement parler de moi, mais mes amis coréens m’ont convaincue de me lancer pour proposer, dans une société qui reste très hiérarchisée et patriarcale, un exemple de réussite qui, je l’espère, incitera les jeunes à briser les plafonds de verre et à défier les déterminismes de classe et de genre.

Propos recueillis par Valentin Gaure

À retrouver également dans ce numéro :

Notre grand dossier orienté management : comment attirer, et surtout, fidéliser les collaborateurs ?

Parmi nos autres sujets : entreprendre ça s’apprend, les nouvelles pratiques et innovations du voyage d’affaires ou encore… les pièges à éviter en soirée networking !

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