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L’entrepreneure à impact(s)

Nous jetons
40 % de ce que
l’on produit sur
la planète

Quand Lucie Basch rejoint les usines Nestlé au Royaume-Uni, la jeune femme est pleine d’espoir. « Si je peux contribuer à ce qu’un géant de l’agroalimentaire modif ie sa façon de produire, ne serait-ce que d’un 1 %, l’impact sera déjà considérable », ambitionne Lucie Basch. Problème, cela risque de prendre des années avant d’y parvenir. Pour celle qui a toujours été sensible au gaspillage alimentaire, trouver une solution doit être possible. Elle fait alors le choix de démissionner et part s’installer en Scandinavie où elle rencontrera ses futurs cofondateurs. En 2016, poussée par la loi Garot, l’entrepreneure rentre en France pour lancer Too Good To Go dans le pays où elle a grandi. Le principe est simple : faire en sorte que les invendus des commerçants ne soient pas jetés mais bel et bien vendus à des prix cassés en fin de journée à des citoyens responsables et, par la même occasion, économes. Le bon sens dirons-nous. Aujourd’hui, Too Good To Go a bien grandi, « une personne sur quatre » a téléchargé l’appli en France, et « 4 repas sont sauvés chaque seconde » nous confie sa fondatrice. Et l’entreprise s’apprête à franchir la barre des 300 millions de repas sauvés, preuve s’il en fallait une de son utilité. Le combat, lui, est encore plus global. C’est tout le système de production qu’il faut revoir. On le sait, le monde agricole court à sa perte, si nous ne faisons rien. « Comment allons-nous faire pour continuer à nourrir 68 millions de Français alors que 50 % de nos agriculteurs partiront à la retraite d’ici à 2030 ? » Pas anodin donc que Lucie Basch se rapproche de la marque fondée par Nicolas Chabanne « C’est qui le patron ? ! ». L’objectif derrière ? retrouver notre souveraineté alimentaire. Entretien.

Lucie Basch…
en bref
Née en 1992 à Paris, Lucie
Basch suit une formation
en classe préparatoire aux
grandes écoles (CPGE)
au lycée Charlemagne.
Avant d’intégrer une
école d’ingénieurs,
Centrale Lille, dont elle
sort diplômée en 2014,
ainsi que d’une école de
management en Angleterre.
Après un passage dans
un grand groupe de
l’agroalimentaire, Nestlé, la
future entrepreneure prend
conscience de l’ampleur
du gaspillage alimentaire.
Naît ensuite, en 2016, Too
Good To Go, alors qu’elle
habite en Scandinavie. Une
application qu’elle déploiera
ensuite dans de nombreux
pays européens et nordaméricains.
Grâce à Too
Good To Go, Lucie Basch
obtient le Prix Margaret
2018 lors de la Journée de
la femme digitale où elle a
été qualifiée de « Femme
entrepreneure de l’année ».

Avant Too Good To Go, il y a Nestlé. Pourquoi avez-vous voulu rejoindre un géant de l’industrie agroalimentaire ?

D’abord, j’ai toujours eu une relation très personnelle avec l’alimentation. Chez moi, le dîner familial était très important. L’alimentation, c’est un sujet qui réunit et concerne tout le monde. Puisqu’elle a un impact fort sur notre santé et notre environnement. Après mes études à Centrale à Lille, je suis partie faire une école de management au Royaume-Uni. C’est là-bas que mon aventure Nestlé a démarré. J’y suis allée pleine d’espoir. Si je peux contribuer à ce qu’un géant de l’agroalimentaire modifie sa façon de produire, ne serait-ce que d’un 1 %, l’impact sera déjà considérable. Voilà ce que je me disais à l’époque. Mais je me suis rapidement confrontée à la réalité et à l’ampleur du gaspillage alimentaire, quasi industrialisé. Au bout de deux ans, mon travail se confrontait à mes valeurs, notamment sur la façon dont on produisait l’alimentation. Je ne voulais plus accepter des choses qui selon moi étaient inacceptables. Fin 2015, je décide de quitter Nestlé.

Cette sensibilité au gaspillage alimentaire, voilà sans doute les fondations de Too Good To Go ?

Je suis ingénieure. Et comme tous les ingénieurs, j’essaie d’être rationnelle. Or jeter de la nourriture encore bonne à être mangée n’a rien de logique. Et pourtant nous jetons 40 % de ce que l’on produit à l’échelle planétaire. On ne peut pas continuer comme cela. Je souhaitais braquer les projecteurs sur ce fléau que représente le gaspillage alimentaire. Je suis partie m’installer en Scandinavie où j’ai découvert que certains avaient démarré le même projet que moi. Mon premier réflexe a été de penser que j’avais déjà des concurrents et puis finalement, je me suis dit que non, que si nous avions le même objectif, nous étions logiquement faits pour être alliés ! Nous avons alors décidé de mettre nos forces en commun et de créer ensemble Too Good To Go. En 2016, portée par la loi Garot, je décide de revenir à Paris pour
lancer le marché français. Puis, pendant plus de quatre ans, j’ai passé la majorité de mon temps à lancer l’application dans d’autres pays, en Europe et Amérique du Nord.

L’enjeu étant à mon avis de réconcilier deux
combats : fin du mois et fin du monde.

Rappelons en quelques mots le concept de l’application.

Des centaines de milliers de commerçants jettent, chaque jour, des produits encore tout à fait consommables. Too Good To Go permet ainsi de connecter, au bon endroit et au bon moment, des commerçants, avec des invendus sur les bras, et des consommateurs prêts à venir chercher des paniers qui auraient fini à la poubelle. Ces paniers coûtent en moyenne un tiers de leur valeur marchande réelle. Un système gagnant-gagnant-gagnant.

Too Good To Go, pourquoi ce nom ?

Je voulais un nom anglais pour qu’un développement à l’international soit possible, puisque le
problème existe hélas à l’échelle planétaire. Au départ les Français avaient du mal à le prononcer, mais mon ambition était que Too Good To Go rentre dans les moeurs. Si on ne connaît pas quelque chose, on part le « googliser ». Eh bien les gens se demandent aujourd’hui si tel ou tel produit est « too good to go ».

Où en est l’application aujourd’hui ?

Le marché français est notre premier marché. Un Français sur 4 a déjà téléchargé l’application. Aujourd’hui Too Good To Go s’est développé dans 17 pays, en Europe, aux États-Unis et au Canada notamment. Le chiffre dont je suis le plus fière : nous nous apprêtons à franchir la barre des 300 millions de repas sauvés ! Sans compter évidemment les 1 200 collaborateurs qui travaillent désormais à nos côtés. Nous sommes également bien plus qu’une application mobile. Parmi l’ensemble de nos initiatives, par exemple : un pacte sur les dates de consommation ou encore un guide anti gaspi à destination des foyers.

Quel a été votre plus grand échec avec Too Good To Go ?

Il y en a eu… l’entrepreneuriat c’est avant tout une histoire de galères ! Mon plus grand défi a sûrement été le lancement de Too Good To Go aux États-Unis prévu… en février 2020. Quelques semaines après, le monde se confinait (pour lutter contre la propagation de la pandémie covid-19, ndlr). En raison de la crise sanitaire, nous nous sommes retrouvés, en l’espace de deux semaines, à perdre 70 % de notre chiffre d’affaires. L’entreprise était menacée. Car on avait à l’époque déjà 780 salaires à honorer en fin de mois. Mais heureusement nous avons su protéger tous les emplois. Nous avons finalement lancé le marché américain, quelques mois plus tard. De manière générale, je ne parle pas trop d’échec, soit je gagne soit j’apprends comme disait Nelson Mandela. Si la porte est fermée, eh bien passons par la fenêtre !

LA DISTINCTION
BY ÉCORÉSEAU
BUSINESS…
LES TROPHÉES
OPTIMISTES !

 

Le jeudi 16 mars 2023,
la nouvelle édition des
Trophées Optimistes,
pensée par votre magazine
entrepreneurial, décernait
six récompenses lors
d’une cérémonie coorganisée
avec la CCI
Paris Île-de-France, au
sein du prestigieux hôtel
Potocki, dans le VIIIe
arrondissement de la
capitale. Une remise de
prix qui s’est tenue avec
le soutien de Monsieur
Bruno Le Maire et sous le
parrainage du ministère de
l’Économie, des Finances
et de la Souveraineté
industrielle et numérique.
Lucie Basch y remportait
le trophée de l’initiative
positive, qui mettait à
l’honneur des convaincus,
des engagés, mal à l’aise
à l’idée de perpétuer
le « sens de l’histoire »,
pas toujours très juste.
Parmi les autres nominés
de cette catégorie, on
retrouvait : Maud Caillaux
(Green Got), Justine
Hutteau (Respire), Maxime
Viry (Be Player One).

Une nouveauté Too Good To Go dont vous voudriez nous parler ?

Le gaspillage alimentaire s’effectue à toutes les étapes de la chaîne alimentaire, dont 21 % lors de la transformation où interviennent grossistes et industriels. C’est pourquoi nous avons lancé en juin dernier les colis anti gaspi qui permettent aux utilisateurs de recevoir les invendus des industriels directement chez eux ou dans un point relais.

Quelle relation entretenez-vous avec vos concurrents, Phénix par exemple ?

Nous rêvons d’une planète sans gaspillage, et sommes bien conscients que nous n’y arriverons pas seuls. Les concurrents, sur ce type de sujet, c’est une très bonne chose, ça nourrit un écosystème qui a vocation à se développer. Finalement, notre seul concurrent vraiment, c’est la poubelle.

Vous avez récemment quitté vos fonctions opérationnelles de Too Good To Go. Une manière de vous consacrer à d’autres projets ?

Je reste évidemment très impliquée dans les grandes décisions stratégiques, d’orientation, de développement de Too Good To Go. Et continuerai à porter publiquement nos combats. La stabilité de l’entreprise me donne aujourd’hui la possibilité d’élargir mon champ d’action et de
m’intéresser au système alimentaire dans son ensemble. Après avoir travaillé pendant plus de 7 ans sur le gaspillage alimentaire – symptôme d’un système alimentaire malade –, j’ai voulu prendre le problème à la source : la dévalorisation de nos agriculteurs, dans tous les sens du terme.

 

ELLE L’A DIT…
… Dans les colonnes
de GreenID, en 2022

Quels conseils donneriez vous
à des femmes qui
hésitent à se lancer dans
l’entrepreneuriat ?
« Osez. Osez. Osez ! Et ne
pas se poser de questions.
En début de carrière, on
ne prend pas de risque.
Moi par exemple, j’ai posé
une deadline… si dans un
an ma solution ne prend
pas, j’arrête et je fais autre
chose. Un job plus classique
peut-être. Mais croyez-moi,
sur un CV, une expérience
entrepreneuriale sera
toujours valorisée, même
en cas d’échec […] Si vous
avez une passion ou un défi
qui vous anime, allez-y. Vous
ne le regretterez pas. »

En quoi consiste la démarche « C’est qui le patron ? ! » ?

Moi ce que j’aime, ce sont les aventures collectives. J’ai échangé avec Nicolas Chabanne (fondateur de « C’est qui le patron ? ! », ndlr) et ai voulu m’inscrire dans cette démarche pour venir en aide au monde agricole. Concrètement, nous pouvons tous, en tant que consommateurs, participer à la démarche en votant pour le cahier des charges des produits et allant vérifier sur le terrain sa bonne mise en pratique. L’objectif est de rémunérer au juste prix les producteurs. Aujourd’hui, on compte plus de 80 millions de produits équitables vendus par an et la brique de lait est devenue la plus vendue du rayon !

 

 

 

L’écologie,ce n’est pas forcément toujours plus de contraintes, davantage une
façon différente d’être au monde.

On a souvent en tête la brique de lait, mais quels autres produits sont concernés ?

Oui, comme je le disais, la brique de lait est le produit le plus vendu. En tout, une trentaine de produits sont concernés. Comme le beurre, les oeufs, les yaourts, le fromage blanc, les pommes de terre, etc.

Avec les bénéfices, vous financez des projets à impact positif ?

Oui, grâce au fonds de soutien des producteurs. On est capable de mettre en place des aides financières de soutien et d’urgence à destination des agriculteurs, ainsi que des prêts à taux zéro. Le défi, c’est d’aider les agriculteurs à ce qu’ils s’orientent vers une production en lien avec la transition environnementale.

LE CHIFFRE
300 millions
Le nombre de repas en passe d’être sauvés par l’application Too Good To Go depuis 2016. Voilà une bien belle façon de mesurer son chiffre d’affaires.

Plus globalement, comment sensibilise-t-on au mieux le grand public à l’écologie ?

En inventant et généralisant les solutions. Car les gens ont besoin d’y croire, d’y participer et qu’on leur donne envie d’y aller. L’entrepreneuriat est un outil concret, efficace et rapide. Même si les politiques ont évidemment un grand rôle à jouer. L’enjeu étant à mon avis de réconcilier deux combats : fin du mois et fin du monde. Pour la brique de lait « C’est qui le patron ? ! », par exemple, les consommateurs sont prêts à payer quelques centimes de plus pour rémunérer au juste prix les producteurs. Sur le lait simplement, cela revient à, en moyenne, deux euros de plus par an par consommateur… Ce n’est pas grand-chose finalement à l’échelle individuelle mais cela permet d’aboutir à un système beaucoup plus équitable. L’écologie, ce n’est pas forcément toujours plus de contraintes, davantage une façon différente d’être au monde. J’ai beaucoup pris l’avion dans ma vie, aujourd’hui je n’ai jamais autant pris le train. Une manière de redécouvrir mon pays. Définissons ensemble un nouveau futur souhaitable.

PROPOS RECUEILLIS PAR GEOFFREY WETZEL ET JEAN-BAPTISTE LEPRINCE

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