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Comme une langue maternelle. Le langage des signes, Thibaut Duchemin l’a appris auprès de sa famille, qui le parlait au quotidien. Interprète pour ses parents et sa sœur dès son plus jeune âge, il en a fait sa force. Mais également son combat : avec l’application Ava, il offre un interprète « de poche » aux personnes sourdes et malentendantes.
Elle s’appelle Ava. Elle a vu le jour aux Etats-Unis en novembre 2016, et est arrivée en France en juillet 2017. Sa mission ? Sous-titrer en temps réel les conversations de groupes. Et venir ainsi en aide aux personnes sourdes et malentendantes. Soit à l’échelle mondiale près de 450 000 de nos contemporains, dont certains – parfois même sans que nous le réalisions – sont nos proches les plus âgés : les plus de 65 ans, en effet, ont 30 % de probabilités d’être malentendants. Une statistique qui monte à 50 % pour les plus de 75 ans. Pour ces personnes, le plus difficile est de communiquer, notamment lorsque les conversations dépassent trois participants. Certes, elles peuvent lire sur les lèvres mais cette technique permet d’intégrer seulement 25 % de l’information. Résultat, elles finissent par se fatiguer, socialisent de moins en moins et s’isolent.
Prêter l’oreille à ceux qui en manquent
Ce schéma, Thibaut Duchemin a pu l’observer dès l’enfance : « Tous les soirs au dîner, les uns et autres se racontaient leurs petites frustrations quotidiennes. Une fois c’était le boulanger qui Avait changé et qui ne comprenait plus ma mère. Une autre fois, c’était une conversation dans laquelle mon père expliquait qu’à son trAvail, tout le monde parlait anglais, langue qu’il Avait beaucoup moins l’habitude de lire sur les lèvres. Ma sœur se heurtait également à beaucoup de problèmes dans ses études car elle devait constamment se battre pour trouver des financements dans le but de payer un interprète, ce qui coûte très cher (environ 120 euros de l’heure). »
L’idée d’une solution pour aider les sourds et malentendants à mieux s’intégrer germe très rapidement dans le cerveau de Thibaut Duchemin, soucieux de venir en aide à ses proches. Après un passage à l’Ecole des ponts et chaussées, le jeune ingénieur s’envole outre-Atlantique pour étudier au pôle innovation et intelligence artificielle de la célèbre université californienne de Berkeley. Là-bas, il rencontre ceux qui vont devenir ses deux co-fondateurs : le Néerlandais Pieter Doevendans et le développeur taïwanais Skinner Cheng, également sourds l’un et l’autre. Les trois amis souhaitent tout d’abord développer un outil pour communiquer entre eux mais leurs ambitions grandissent rapidement.
Une application humaine
Leur projet prend de l’ampleur et débute avec une étude très conséquente : 160 interviews d’environ trois heures pendant trois mois. Les personnes avec qui ils échangent affirment qu’il y a un grand besoin d’innovation pour aider les sourds et malentendants à communiquer. Convaincus et rassurés, les créateurs lancent une première campagne de financement participatif fin 2014 qui permet de récolter près de 50 000 euros. S’enchaînent deux autres levées de fonds, suite à quoi le rêve de Thibaut Duchemin commence à se concrétiser.
Pour monter cet outil, il passe deux ans à réfléchir sur la technique de la reconnaissance vocale : « Nous voulions proposer des sous-titrages de la même façon que, lorsque l’on met un film en route, il est possible d’appuyer sur un bouton pour ajouter les sous-titres. » La recherche aboutit à la « reconnaissance vocale personnalisée » qui permet d’associer une voix à un prénom et à des mots. Une révolution qui permet de changer la vie de nombreuses personnes. « Nous avons vu des personnes pleurer la première fois qu’elles utilisaient Ava », affirme le créateur.
« L’application part du principe que tous les individus devraient être égaux lors des conversations de groupes », explique Thibaut Duchemin. Ainsi, le téléchargement et le premier mois d’utilisation sont gratuits. Ensuite, deux possibilités s’offrent aux utilisateurs : l’une gratuite avec cinq heures de conversation par mois, l’autre payante, à raison de 1 euro par jour pour des conversations illimitées. L’entreprise propose également un accès pour les professionnels à 99 euros par mois. L’utilisation se révèle également très simple : chacun se connecte à l’application via son smartphone puis Ava retranscrit en temps réel les conversations. Et Thibaut Duchemin l’affirme : Ava ne compte pas s’arrêter en si bon chemin.
Une voix qui va continuer de s’élever
Actuellement l’entreprise emploie quinze personnes réparties entre les Etats-Unis et la France. Quant à l’application, elle a déjà séduit plus de 100 000 utilisateurs réguliers. Les trois co-fondateurs souhaitent continuer à se développer. Leur motivation a été récompensée début 2017 lorsqu’ils ont figuré dans la liste des « 30 jeunes de moins de 30 ans » les plus prometteurs dans le monde publiée par le magazine Forbes. L’application a également été lauréate du 10e prix Ocirp (l’Organisme commun des institutions de rente et de prévoyance) en 2017 dans la catégorie Recherche appliquée et innovations technologiques. Ce prix a pour but de valoriser les acteurs privés qui proposent des innovations permettant l’intégration des handicapés dans la société. Mais au-delà des récompenses officielles, Thibaut Duchemin ce sont les témoignages des utilisateurs qui motivent l’inventeur-entrepreneur : « C’est l’un des plus gros moteurs de l’entreprise. Sans cela, je pense que nous aurions arrêté il y a deux ans. Notre bataille est récompensée. » Les projets et les idées pour développer la technologie Ava ne manquent pas, mais le jeune homme préfère garder le secret.
Thibaut Duchemin l’affirme, il pense avoir permis de changer la vie de certaines personnes. « Lorsque j’habitais encore avec ma famille, j’étais vraiment un relais de l’information. Dès qu’il y Avait des appels téléphoniques, des rendez-vous médicaux ou administratifs, c’était à moi d’aider mes parents. Cet apprentissage d’un double langage m’a permis d’avoir une conception du monde très large. J’ai été interprète pour ma famille pendant 25 ans, ce qui m’a permis de créer un interprète pour près de 100 000 personnes aujourd’hui », conclut-il. Du jamais… entendu.
« Nous voulions proposer des sous-titrages de la même façon que, lorsque l’on met un film en route, il est possible d’appuyer sur un bouton pour ajouter les sous-titres. » La recherche aboutit à la « reconnaissance vocale personnalisée » qui permet d’associer une voix à un prénom et à des mots. Une révolution. »
Ariane Warlin et Chloé Cénard