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Clara Fernez et Victor Le Vély sont étudiants du Programme Grande École d’Audencia. Dans le cadre du concours des meilleures copies de l’école de commerce nantaise.
En 2021, le gouvernement français a dépensé plus d’un milliard d’euros en services intellectuels fournis par des cabinets de conseil. Un montant record, alors que ces services ne font pas l’unanimité parmi les organismes publics qui s’en occupent. Comme le souligne Marc, ancien consultant du secteur public, « c’est encore plus décrié car, en théorie, l’État dispose d’une expertise par le biais de ses inspections générales et de son corps de fonctionnaires » qui sont formés par des écoles publiques, telles que l’INSP – ex ENA – et l’IRA. Ce constat soulève des questions sur la légitimité et l’impact réel de ces cabinets dans la sphère publique.
L’influence des cabinets de conseil atteint les niveaux les plus stratégiques… mais il faut encore l’évaluer
Selon le rapport du Sénat de 2023, le recours aux cabinets de conseil est devenu systématique dans les ministères, y compris à un niveau très stratégique : « Les consultants ont été impliqués dans la plupart des réformes majeures du premier quinquennat [d’Emmanuel Macron]. » Une partie de la gestion de la crise covid-19 – qui pourrait être une question de « souveraineté nationale » – a été prise en charge par des sociétés de conseil. McKinsey a en particulier participé à la conception de la campagne de vaccination en France, donnant lieu au « McKinsey gate ». Pour Marc, qui a également travaillé dans l’administration d’État, alors que les cabinets de conseil peuvent « prescrire des solutions » aux administrations publiques, il faut encore évaluer leur influence en raison de l’idée d’une « base idéologique » commune. On pourrait dire que le gouvernement français actuel et les grandes sociétés de conseil partagent des orientations néolibérales similaires, qui peuvent se renforcer mutuellement dans un effet de boucle.
Il semble également que les consultants promettent de fournir des réponses et des solutions aux « injonctions contradictoires » auxquelles l’administration publique fait face, à savoir améliorer les services publics malgré des ressources limitées. Les grands cabinets de conseil sont précisément choisis pour leur flexibilité, ainsi que leur capacité à répondre aux grands marchés. Cependant, ce dernier point soulève une autre question cruciale, car le fait de traiter avec un nombre limité de grands cabinets peut réduire le pouvoir de négociation de l’administration publique.
Les conséquences négatives sur les fonctionnaires et l’organisation de l’administration publique
Il convient de noter que plusieurs types de cabinets de conseil coexistent sur le marché du secteur public, travaillant pour différents niveaux administratifs, dans différents domaines et pour des durées variables, ce qui vient compliquer la question de leur impact sur le secteur public. Sur le plan gouvernemental, le recours aux services de conseil malgré l’expertise interne pourrait suggérer, pour Marc, un manque de confiance dans les compétences de l’administration. Cela pourrait avoir des conséquences sur la motivation des fonctionnaires, qui peuvent ressentir une omniprésence des consultants sur leur lieu de travail. Comme l’indique le rapport du Sénat, les employés de l’établissement public « Santé publique France » ont parfois regretté la présence des consultants de McKinsey lors de la crise Covid-19 en 2020.
Pourtant, les études réalisées par les cabinets de conseil s’appuient largement sur la connaissance de la politique publique dont font preuve les fonctionnaires. Les consultants ont la capacité de remodeler et de projeter les connaissances des fonctionnaires dans une vision stratégique, ou de les « cannibaliser », selon les mots de Marc. Selon M. Mazzucato et R. Collington dans The Big Con, le recours à des consultants dans le secteur public peut « éroder directement les connaissances internes et la mémoire institutionnelle existantes : en effet, moins une organisation fait de choses, moins elle sait comment les faire ». Cette fuite des connaissances et des compétences peut accroître la dépendance à l’égard des cabinets de conseil, ce qui est très probablement – et déjà – le cas dans les services des systèmes d’information. Le rapport de la Cour des comptes en 2023 a révélé que les trois quarts des services pour lesquels on avait eu recours aux cabinets de conseil en 2021 étaient dans le domaine informatique.
Plus généralement, on peut se demander si le niveau élevé des dépenses liées à l’embauche de cabinets de conseil aurait pu être mieux investi dans le recrutement de nouveaux talents.
Quelle incidence sur la fourniture des services publics ? Et pour les citoyens ?
Il est difficile de mesurer avec précision les conséquences sur les utilisateurs quotidiens, mais on peut néanmoins s’appuyer sur l’exemple du secteur public de la santé. Une étude publiée en 2023 dans Le Monde a mis en évidence l’inefficacité du recours aux cabinets de conseil dans les hôpitaux anglais, concluant que « plus un hôpital s’appuie sur des consultants, moins il devient efficace ». En France, les hôpitaux engagent depuis les années 1990 des cabinets de conseil pour améliorer les aspects stratégiques de leur gestion. À cet égard, la Cour des comptes a conclu en 2018 que le recours « mal géré » aux consultants entraînait « une perte de compétence au sein des équipes ». Cependant, selon Marc, cette affaire est quelque peu isolée dans le secteur public français, en partant du principe que la plupart des services publics directement en relation avec la population ne s’appuient pas sur des cabinets de conseil (police, système judiciaire).
Néanmoins, un domaine reste particulièrement concerné par les cabinets de conseil : l’informatique. Selon The Big Con, dans les années 2000, de nombreuses tâches administratives, en particulier la gestion des données, étaient considérées comme plus efficaces lorsqu’elles étaient confiées au secteur privé. En déléguant constamment ces tâches à des entités externes, le secteur public a perdu une expertise essentielle et a créé une dépendance structurelle. The Big Con révèle qu’en 2017, le gouvernement danois a dû reconnaître que le transfert des responsabilités informatiques aux consultants privés avait inévitablement affecté sa capacité à gouverner en fonction des changements politiques.
Pistes de réflexion et solutions
Face à ces problèmes de dépendance, Marc estime que l’aspect le plus crucial est que les organismes gouvernementaux retrouvent suffisamment d’expertise pour remettre en cause les cabinets de conseil. Cela dépend du recrutement, de la formation et de la rétention des jeunes talents au sein du secteur public. Malheureusement, l’attractivité de la fonction publique auprès des jeunes diplômés est en baisse. Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique à l’OCDE, a déclaré : « Entre 1997 et 2018, le nombre de candidats aux examens d’entrée dans la fonction publique d’État est passé de 650 000 à 228 000. La fonction publique n’attire plus les jeunes et a également du mal à attirer des ingénieurs pour les emplois du futur, liés aux technologies de l’information, aux données, etc. » L’avenir de l’administration publique repose donc sur les jeunes talents intéressés par la fonction publique, qui doivent faire un choix personnel entre devenir fonctionnaire ou consultant.