Temps de lecture estimé : 3 minutes
Vingt ans en arrière, Facebook n’existait pas. Google venait d’éclore. Il y a quinze ans, ExxonMobil valait dix fois plus qu’Apple. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – ont muté en mastodontes du numérique, tout aussi puissants, si ce n’est plus, que certains États. Une ascension rapide et intense qui pose question. En France, à l’instar du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, on ne cesse de marteler la mise en place d’une taxe Gafam digne de ce nom. Mais l’harmonie autour du projet à l’échelle mondiale se trouve à la peine. « GAFA, reprenons le pouvoir » (2020), écrivait Joëlle Toledano, professeur émérite à l’université Paris Dauphine. N’est-ce pas trop tard ?
Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Sundar Pichai… Ces noms sont sans doute devenus aussi populaires que nombre de chefs d’États. Car eux aussi se retrouvent à la tête de leur propre empire. Avec ses hauts et ses bas. Ses très hauts parfois, comme le pic de 2 000 milliards de dollars en termes de capitalisation boursière atteint par Apple durant l’été 2020. Mais face à une telle hégémonie et, donc, visibilité, les GAFAM prennent de plein fouet les critiques. Dernière en date, Amazon, cible d’un appel au boycott pour Noël en parallèle de la fermeture des commerces spécialisés physiques. « Monsieur Castex, vous êtes le meilleur employé d’Amazon en France », scandait Michel-Édouard Leclerc, président des hypermarchés du même nom.
Une difficile harmonisation
La suprématie actuelle des GAFAM repose notamment sur la particularité de l’époque où ils sont nés. Au début du siècle, Internet passe pour la clé du savoir et un monde orphelin de toutes ces règles inutiles de la vraie vie. Pour Joëlle Toledano, « il y a vingt ans, sur le Web, rien n’était mieux qu’un monde sans règles, hormis celles que les gens voulaient bien se donner. D’où une très forte hostilité vis-à-vis de l’État, et notamment de son intervention. Avec l’essor d’Internet et de ses usages commerciaux, un nouveau monde économique se bâtissait, dont les règles ont été régies par ces nouveaux acteurs, les GAFA. Ils ont créé leurs propres règles, leur propre monde », analyse la docteure en économie. Or, nous nous sommes rendu compte aujourd’hui que les GAFAM ne vivaient pas dans un monde si parallèle et qu’ils se confrontent à la réalité des règles édictées par les États. D’autant plus problématique que « la loi d’Amazon n’est pas la loi de la France », avance Joëlle Toledano.
Taxer les GAFAM serait une manière de rééquilibrer le rapport de force. La France s’y attelle. La taxation en question existerait bel et bien, adoptée le 11 juillet 2019 par l’Assemblée, « il y en a une à l’échelle nationale, je le rappelle, qui rapporte 350 millions d’euros par an, j’espère davantage », expliquait début septembre le patron de Bercy, Bruno Le Maire. Un montant bien faible. Cette année, la taxe avait d’abord été suspendue en attente d’une négociation à l’OCDE. En vain, donc. « Nous percevrons une taxe sur les géants du digital en décembre prochain », a martelé le ministre de l’Économie. Mais en France, uniquement. Qui se confronte à la menace américaine. Pour rappel, l’Amérique de Trump avait menacé de surtaxer les produits français importés comme les sacs à main, fromages ou vins. En réalité, l’efficacité de la taxe GAFAM reposera sur une harmonisation à l’échelle européenne au minimum, sinon l’échelle mondiale, « c’est l’ensemble du système international qu’il faut remettre sur pied, une mesure prise uniquement en Europe serait un pis-aller, ou sur le plan national, un pis-aller du pis-aller ! », estime Toledano.
S’attendre à des représailles
Bien entendu, les GAFAM n’ont aucun intérêt à ce que les États reprennent le pouvoir. Le problème à résoudre tend à savoir si « Facebook, comme les autres Google, Apple et Amazon, paient des impôts – et de façon équitable par rapport aux autres acteurs – à proportion de la valeur et des profits que procure le marché européen, deuxième marché du monde », s’interroge la professeure à Dauphine. Bien sûr, il y a déjà eu et aura des représailles. Qui vous dit que Facebook ne menacera pas de rendre son service payant dans les pays qui appliqueront la taxe GAFAM ? De son côté, Apple avait annoncé début septembre que la taxe votée en 2019 en France allait se répercuter sur les développeur·ses français·es, et que la taxe serait intégrée dans le calcul de leurs revenus générés dans l’App Store, le magasin d’applications des iPhone. Sans pour autant égaler le total de la taxe votée par l’Assemblée en France. Action-réaction : « Quand les taxes ou les taux de change sont modifiés, nous devons parfois mettre nos prix à jour », pouvait-on lire dans un communiqué d’Apple. Un luxe que peuvent se « payer » ces grandes entreprises en situation de quasi-monopole.
Attention non plus à ne pas pointer du doigt toutes les entreprises riches et puissantes. C’est pourquoi Joëlle Toledano, dans son ouvrage, a préféré parler de « GAFA » et non de « GAFAM ». « Depuis les grands procès qui l’ont opposé à la Commission européenne et aux juges américains, Microsoft n’a pas, autant qu’on le sache, enfreint les règles nationales, n’a pas été condamné pour abus de position dominante », explique-t-elle. Malgré tout, il est essentiel de reprendre le pouvoir aux géants du numérique. « Il faut y croire, nous glisse Joëlle Toledano, et s’en donner les moyens afin de ne pas laisser aux générations futures le seul projet de devenir un·e habitant·e de Google. »
Geoffrey Wetzel