“Cherche ingénieurs désespérément” : les réponses des écoles

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Même avec plus de 200 écoles d’ingénieurs, les entreprises peinent à trouver leurs jeunes collaborateurs. Une situation qui pousse les écoles à revoir leur copie et diversifier leur offre.

30 mars, cette année. C’est jour de remise des diplômes à l’École d’ingénieurs généralistes en informatique et technologies du numérique (Efrei) Paris. Frédéric Meunier, son directeur général, est satisfait. « 87 % de nos diplômés sont déjà en poste, six mois avant. Entre cinq à sept offres d’emploi leur parviennent, le marché est tellement demandeur. Les écoles d’ingénieurs ont aujourd’hui plus de facilités à placer leurs diplômés que les business schools ! »
Heu-reux, les directeurs d’écoles d’ingénieurs le sont tous : le marché fait les yeux doux à leurs jeunes diplômés. Peu importent les spécialités de leurs établissements – intelligence artificielle, big data, aéronautique, mobilité intelligente… Un petit tour d’horizon pour mieux s’en convaincre : 92 à 96 % d’ingénieurs en poste à la diplomation pour le Cesi (Campus d’enseignement supérieur et de formation professionnelle), avec quatre filières à la clé (généraliste, bâtiments et travaux publics, systèmes électriques et électroniques embarqués, informatiques). « Notre secteur ne connaît pas la crise », se réjouit Morgan Saveuse, directeur des études. Le chiffre tourne autour de 87 % au sein de l’Eseo (École de la transformation numérique), toujours avant de recevoir le fameux sésame. Au Cesi, certains projets de fin d’études sont menés avec le statut d’un contrat à durée indéterminée. « Ce n’est plus le diplômé qui va chercher l’entreprise, mais l’inverse », note Morgan Saveuse.
Et il n’y a qu’à lire aussi les très nombreux communiqués de presse des entreprises pour compléter le tableau et prendre le pouls du marché. Assystem recrute 1 500 ingénieurs en France en 2019, 200 chez Elsys design… et pas moins de 1 750 chez Thalès. Avec un bataillon de 100 collaborateurs consacrés au recrutement pour l’ensemble des activités du groupe (aéronautique, spatial, défense, sécurité et transport), une politique dynamique d’accueil des stagiaires – pas moins de 2 000 chaque année –, Vincent Mattei ne se plaint pas de réelles difficultés de recrutement. « Toutefois, certains sites de la société sont en proie à des tensions, constate le directeur recrutement, mobilité et attractivité, notamment en Bretagne, dans les Pays de la Loire, à Cholet, Châtellerault ou bien encore Vendôme, par exemple. » Thalès a même tourné un reportage – format Kombini – pour vanter les mérites de la vie en Bretagne !
Et Xavier Olagne, directeur adjoint des Mines Saint-Étienne, de donner un conseil : « Aux entreprises de renouveler leurs techniques d’approche. Les jeunes ne sont pas prêts à céder à toutes les sirènes, trop directes, trop “bateau”. Ils connaissent les besoins et portent un regard lucide sur la situation du marché. »

La cote du « french engineer »

Et puis, voici l’appel de l’étranger. « Le modèle tricolore, rappelle Sylvain Orsat, directeur de l’École d’ingénieurs généralistes – EIGSI – de La Rochelle, composé de connaissances scientifiques de haut vol, de soft skills et d’une réelle culture d’entreprise, est reconnu hors des frontières pour sa grande capacité d’adaptation. Opérationnel, l’ingénieur français se met facilement en route. » Or, avec des besoins estimés à plus de 50 000, la Suisse traverse une mauvaise passe. Allemagne et Belgique sont confrontées à une même pénurie. Toutes tranches d’âge confondues, 133 000 ingénieurs français exercent hors des frontières. Chez les moins de 30 ans, ils sont 17,7 %, et essentiellement en Europe (11,2 %), d’après les statistiques de la Société des ingénieurs et des scientifiques de France (IESF) – parue en juin 2018. L’Oncle Sam en attire 3,5 % aujourd’hui. Ce chiffre pourrait augmenter en raison du grade de master récemment accordé par les États-Unis au titre d’ingénieur français. De quoi siphonner le réservoir de nos ingénieurs destinés à notre marché intérieur.
Tout conduit à voir perdurer les tensions sur le marché, avec un taux de chômage des ingénieurs aux alentours des 3 %. On peut parler de plein-emploi. « On a rencontré les multiples branches professionnelles, précise Jacques Fayolle, directeur de Télécom Saint-Étienne et président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI), les besoins de cadres et d’ingénieurs sont extrêmement importants. Ils exigent d’investir davantage dans les jeunes. » 36 275 ingénieurs ont été diplômés en 2017. C’est très insuffisant. « Le marché est en capacité d’en absorber 15 000 supplémentaires, souligne Jacques Fayolle. Une vraie problématique de masse se pose, avec des transitions numériques, énergétiques et écologiques à négocier. Et c’est sans compter les segments de niche que sont les biotechnologies, par exemple. Certes, les volumes d’emplois sont variés, mais le nombre de formés est plus limité aussi. Résultat : là aussi, la baignoire a du mal à se remplir. »

Vers un boom des effectifs ?

Le campus des Mines de Saint-Étienne – institution de plus de 200 ans, qui dispense six cursus d’ingénieur – compte aujourd’hui 2 000 étudiants. Ils étaient 1 500 il y a cinq ans. Et « l’objectif est d’atteindre des effectifs de 2 400 à l’horizon 2022, confie Xavier Olagne, directeur adjoint. Croître signifie aussi doper notre rayonnement. Ce mouvement est pleinement encouragé par notre tutelle, qui est aussi le ministère des entreprises. » Olivier Paillet, directeur général de l’Oseo, parle de « mesure radicale » avec le développement d’un troisième site à Dijon, après Angers et Vélizy, et le doublement des effectifs (pour atteindre les 400 étudiants par promotion). À l’EIGSI, les effectifs ont crû d’une centaine d’étudiants en dix ans, de 120 à 220. Et un bâtiment de 4 000 m² va sortir de terre en 2021 ou 2022 pour accueillir au final 300 étudiants. Depuis 1990, les écoles ont enregistré une croissance de plus de 150 % de leurs effectifs, dixit l’IESF (ingénieurs et scientifiques de France). Les écoles privées enregistrent la plus forte augmentation, avec des effectifs qui ont triplé en 27 ans. Pourtant, c’est encore insuffisant. Deux obstacles entravent un véritable boom des effectifs.
Le premier : « Quand bien même doublerions-nous le nombre de places offertes, prévient Frédéric Meunier, Efrei, nous serions confrontés à la faiblesse du nombre de candidatures. Trop peu de jeunes se dirigent vers les carrières scientifiques. Et c’est encore plus vrai chez les jeunes femmes. » Le désamour des jeunes pour les sciences n’est pas nouveau. Pour le combattre, le Cesi ouvre ses portes aux lycéens, un à trois jours, pour une véritable immersion.
Le deuxième : la question comporte également une dimension financière. Les écoles publiques ne sont pas libres de fixer leurs droits d’entrée. « On ne peut pas avancer, martèle Jacques Fayolle, sans traiter la question des droits d’inscription extracommunautaires et communautaires. S’il n’y a pas de libéralisation du marché, on n’ira pas plus loin. »
La balle est dans le camp du ministère de l’Enseignement supérieur ! Et si les moyens ne suivent pas, les directeurs pointent le risque de voir la qualité de l’enseignement se dégrader, faute d’encadrement. « C’est une question d’équilibre entre qualité et quantité, souligne Xavier Olagne, il faut pouvoir mettre les enseignants devant les étudiants. »
Une autre idée qui fait son chemin chez les directeurs d’écoles d’ingénieurs : le développement de l’apprentissage. Une formule qui séduit 15 % des étudiants aujourd’hui, mais qui devrait progresser. Accessible après un BTS, DUT ou une licence, le cursus en apprentissage permet de diversifier les profils « livrés » sur le marché de l’emploi, encore plus opérationnels.

Bac + 3 versus bac + 5

Les entreprises françaises ont-elles trop le « réflexe ingénieur » ? Trop facilement, et pas toujours à bon escient ? Voici quelques années, le sujet était tabou. Les langues se délient. « Parfois, nos ingénieurs sont surqualifiés – c’est vrai – par rapport aux missions qui leur sont confiées, déplore Olivier Paillet, de l’Eseo. Les entreprises n’ont pas les bacs + 3 dans leurs écrans radars. Or, il y aurait peut-être la place pour 5 000 à 10 000 recrutements à ce stade-là. » Vincent Mattei ne dément pas. « C’est une réflexion menée actuellement, on va pouvoir faire plus de volume d’embauches à bac + 3. »
Dès 2016, quelques écoles se sont lancées sur le segment du bac + 3, en emboîtant ce faisant le pas aux business schools qui, devant le succès des licences professionnelles de l’université, s’étaient engouffrées dans la brèche… juteuse (6 000 à 8 000 euros par an). Pêle-mêle, Polytechnique, Ensam, Centrale Nantes, EPF, Esilv ont essuyé les plâtres, avec des formats divers et variés d’un établissement à un autre. L’X mise sur un pur produit international, dispensé uniquement en anglais et profilé recherche, quand l’École nationale supérieure des arts et métiers (Ensam) cible les bacheliers technologiques. Et l’Institut Mines Télécom opte pour un bachelor orienté transition numérique dans l’industrie. Isae-sup aéro joue la carte de la prudence. « Est-ce une bonne ou une mauvaise réponse aux attentes du marché ? s’interroge Evelyne Rebut, directrice des relations entreprises et du mécénat. Le sujet est compliqué. Nous sommes en études. »
Un point retient les écoles d’aller massivement sur le créneau de la formation « de petits ingénieurs », pour reprendre les propos de Frédéric Meunier. Délivrer une licence reste une prérogative des universités. C’est écrit dans le marbre. Fin mars 2019, les bachelors sont des diplômes d’établissement, non estampillés par l’État. Ou plutôt étaient. Dans les jours à venir, le verrou devrait sauter. « Il ne reste plus longtemps, précise non sans plaisir Jacques Fayolle, à la tête de la CDEFI. Un faisceau d’indices plutôt concordants se fait jour. » Et déjà, Élisabeth Crépon, qui pilote la Commission du titre d’ingénieur – la gardienne du temps en quelque sorte –, se met à la disposition de l’État. « Si ces formations avaient tendance à s’imposer, la question de la qualité se poserait. La CTI dispose d’un savoir-faire. Et le référentiel du bachelor existe déjà au plan européen, avec le label Eur-ace. » Y’a plus qu’à…

Murielle Wolski

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