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Vrai retour de balancier
Un mouvement de fond, plutôt déconnecté de la religion, faisant suite à une période de libération des mœurs. Rien de nouveau sous le soleil…
Les 100 femmes dont Catherine Deneuve qui ont écrit une tribune hostile au contexte généré par #balancetonporc, suite à l’affaire Weinstein, ont déclenché une levée de boucliers. Accusées de freiner le mouvement de dénonciation de harceleurs, elles n’en ont pas moins – sans rentrer dans le débat – souligné un phénomène sociétal de fond : le puritanisme se développe dans la société française contemporaine. « Celle-ci, de culture latine, est pourtant traditionnellement étrangère à ce mouvement », observe Thibault Isabel, philosophe, historien des civilisations (1). Comment a-t-il pris racine et implique-t-il une restriction de liberté ?
Une relative déconnexion de la religion
Stricto sensu, le “puritanisme” est un mot étroitement lié aux débuts de l’anglicanisme, courant du christianisme qui apparaît au XVIe siècle. Ce drôle de schisme à l’anglaise n’est en fait pas du tout dû à une question de foi, mais a une volonté du roi de pouvoir tranquillement divorcer de sa première femme pour en épouser une deuxième… avant de devenir un vrai courant religieux du calvinisme désirant “purifier” l’Église d’Angleterre du catholicisme. Plus tard, Alexis de Tocqueville l’assimilera presque à un courant politique… Dans l’autre assertion, plus générale, le mot désigne d’ailleurs simplement une pudeur excessive, un refus des plaisirs, antonyme de l’hédonisme. Le puritanisme en version moderne n’est pas forcément lié à la religion. Bien sûr ce sont les Associations familiales catholiques qui ont porté plainte contre Black Divine, l’éditeur américain du site de rencontres extraconjugales Gleeden, qui évoquait dans ses affiches publicitaires les tentations d’Eve en montrant une pomme croquée. Mais si sept municipalités françaises ont décidé de faire retirer ces affiches placardées sur les bus, c’est parce qu’elles recevaient des plaintes de personnes très différentes, parfois athées, choquées par cette “atteinte” à la moralité publique. De même la campagne menée contre la légalisation du mariage homosexuel, qui a vu des centaines de milliers de manifestants défiler dans la rue ces dernières années, a rassemblé des publics très divers, parfois non religieux.
Influence américaine et contre-cycle
Les Etats-Unis semblent avoir exporté le concept. Les Américains poussent des cris d’orfraie lorsque Janet Jackson dévoile par accident son sein droit en direct de la finale du Super Bowl, et les grandes sociétés de l’oncle Sam étonnent par leur pudibonderie en matière de nudité – à l’exemple de la censure exercée par Facebook sur les photos. « Cette pensée puritaine a resurgi à la fin des années 80 et même au début des années 90 outre-Atlantique, avec le “Monicagate“ de Bill Clinton notamment, et s’est petit à petit exportée vers le monde occidental », retrace Thibault Isabel qui a réalisé une évaluation psychologique et morale des mentalités contemporaines en étudiant le cinéma américain entre 1981 et 2000 (2). Pour ce spécialiste la résurgence d’un tel mouvement est assez commune et se retrouve dans l’antiquité ou la Renaissance. Ce qui est nouveau est son export depuis les Etats-Unis, preuve d’une américanisation des cultures toujours plus mondialisées. Il y avait donc un terreau en France, et l’affaire Weinstein n’a été que le catalyseur. L’Hexagone a peut-être vécu un regain des milieux religieux et de leur vision plus rigoriste de la morale après le mariage pour tous, mais ce sont surtout les milieux progressistes qui semblent porter le flambeau aujourd’hui. « Dans les années 60-70 les mouvements féministes militaient pour l’émancipation sexuelle synonyme de libération du corps des femmes. Désormais elles ont conquis une certaines place, et les discours portent un regard plus sombre sur la sexualité pour contrer de mauvaises attitudes », constate Lucien Belgrand, sociologue spécialisé dans l’étude de genre. Mais ce genre de réajustement suit bien un mouvement de libération des mœurs, explique Thibault Isabel, qui cite la fin de l’empire romain : « Pendant des siècles les auteurs ont décrit les orgies de la bourgeoisie romaine, l’hédonisme régnant, et même l’éclatement des cellules familiales. En vrai retour de balancier, des tabous alimentaires, sexuels, moraux sont apparus vers la fin de l’empire, constituant un creuset favorable au christianisme, dans un même contexte de mondialisation, d’idées nouvelles et de fortes migrations. »
Relativisation
Nous vivons donc une conséquence de l’émancipation des mœurs à l’excès. Les publicités ont exploité à outrance le corps féminin, et celui qui dénonçait la pornographie dans les années 70-80 comme une marchandisation fétichiste du corps féminin ou un dévoiement matérialiste et vulgaire de l’érotisme, passait pour un rabat-joie. S’en est suivie en France une montée en puissance d’un nouveau puritanisme moral, à travers la vogue de l’hygiénisme (lutte anti-tabac, anti-alcool, anti-obésité…), mais aussi à travers le politiquement correct et l’aseptisation du langage, sans parler du culte quasi-totalitaire de la “transparence”, qui place de facto dans une société de surveillance généralisée. Cette nouvelle donne ne signifie-t-elle pas une restriction des libertés individuelles, comme certains contempteurs du mouvement le redoutent ? Les relations hommes/femmes changent, et beaucoup craignent que les comportements deviennent de plus en plus artificiels au nom d’une certaine morale. « Un président peut être un bon président et un mauvais mari. Les Français ne mélangent pas les deux », déclarait Charlotte Le Van, professeur de sociologie et auteur des Quatre Visages de l’infidélité en France (3). Cela sera de moins en moins le cas avec cette influence américaine – l’alignement d’opinions étant peut-être le véritable fait nouveau. Le néo-puritanisme est quant à lui, rappelons-le, annonciateur d’une nouvelle période de libération des mœurs…
« Le parti de la tolérance », de Thibault Isabel, éd. La Méduse, 2014
« La fin de siècle du cinéma américain », éd. La Méduse, 2015 (rééd.)
« Les quatre visages de l’infidélité en France », de Charlotte Le Van, éd. Payot, 2010.
Julien Tarby