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Les marques, traces indélébiles du passé ?
Une entreprise peut-elle changer d’identité aussi facilement qu’on change de slip, fût-il français ?
Pas le peine de chercher à la FNAC des livres d’entreprise. Exceptions faites du parfum, des montres ou des vieilles Citroën. Cette littérature existe en Amérique où elle remplit des bibliothèques entières. L’histoire d’entreprise commence en 1927 à Harvard avec la Business History. En Europe, l’industriel bicentenaire allemand Krupp cherche, en 1968, à connaître son histoire pour comprendre son rôle pendant les guerres.
Histoire d’entreprise pour les plus vieux et storytelling pour les start-up ?
Avant les années 2000, la France est animée d’une culture politique. L’histoire d’entreprise se résume à un document technique, réservé à un usage en interne. Tout ce qui touche au domaine de l’entreprise et de l’argent est vulgaire et longtemps relégué au second plan, si bien que l’histoire des marques est jeune dans notre vieux pays. L’historien Jean Watin-Augouard inaugure la discipline en rédigeant en 1997 « Le dictionnaire des marques ». L’histoire d’entreprise devient alors un outil de communication. « En France, la tendance au storytelling d’entreprise émerge depuis 2010 », indique Lionel Clément, fondateur de l’agence Storytelling.fr. Il ne faut pas tenir pour équivalents l’histoire d’entreprise qui relate le passé et le storytelling qui raconte une histoire dont le client est le centre. « Contrairement à l’autobiographie autocentrée, dans le storytelling, c’est le client qui est au centre de la narration », précise Lionel Clément, CEO & Fondateur de Adopte ta com. Pour Lionel Clément, l’histoire de l’entreprise et l’histoire à destination du client sont distinctes : « L’histoire de l’entreprise n’est pas suffisante pour vendre un produit ou un service ; ce qui compte, c’est l’histoire à destination du client, la narration tournée vers un objectif de vente ». Argument important à l’heure du «Tous entrepreneurs» !
Une marque, c’est l’éternité !
« Bien connaître l’histoire de l’entreprise revient à s’inscrire au creux du sillon que l’entreprise a tracé et évite de se tromper de stratégie », précise Jean Watin-Augouard, fondateur de Trademark Ride. En 1988, Bic se lance dans le parfum, c’est un échec. L’histoire de Bic repose sur des produits accessibles, pratiques et jetables. « Je ne peux connaître ma singularité que si je connais mon histoire », poursuit Jean Watin-Augouard. Idem pour NIVEA qui a voulu faire du L’Oréal en proposant du maquillage. Impossible pour une marque de se sauver comme le gangster du film avec de faux-papiers, de se grimer au point de changer d’identité et de devenir méconnaissable. Les changements d’identité sont rares dans le monde des marques, contrairement au monde de la politique où les revirements sont possibles. L’inconstance politique produit des girouettes. François Mitterrand défile dans les années 30 contre « l’invasion métèque », reçoit la Francisque n°2202, abhorre Mai 68 qui prolonge de dix ans sa traversée du désert, avant de réaliser deux septennats de présidence socialiste. Les girouettes sont une preuve que notre démocratie fonctionne et que l’individu, contrairement à l’entreprise, peut changer d’identité. Question entreprise, l’histoire est davantage à sens unique. Jean Watin-Augouard explique que « faire le CV d’une entreprise revient à savoir qui elle est, à connaître comment son histoire s’est écrite et comment elle pourrait s’écrire demain avec ses salariés ». Les marques sont immortelles : le cognac Martell 1715, la moutarde Maille 1747, les biscuits Lu 1848, la recette de La Paille d’Or 1905.
Des histoires pas toujours drôles, passées sous silence ?
Selon Jean Watin-Augouard, « l’histoire d’entreprise permet de mettre au jour l’essence et la singularité de l’entreprise, même s’il arrive parfois que le récit soit hagiographique ». En 2004, lorsque Vuitton veut fêter son 150ème anniversaire, LVMH a bien des peines à retrouver les archives comprises entre 1940 et 1944, lorsque Vuitton avait un magasin à Vichy et proposait terres cuites et porcelaines à l’effigie de Pétain. Sauf dans le luxe ou dans les entreprises familiales où on conserve le patrimoine (ensemble des biens hérités du père ou du fondateur), les entreprises n’ont pas d’archives. On fête au Musée des arts décoratifs les 70 ans de Dior. On rédige l’histoire de Saint-Gobain. De tels récits sont souvent difficiles à écrire, faute de documents. Et le marketing n’a pas d’intérêt à exhumer les parts d’ombres d’une histoire contemporaine qui se veut consensuelle (pour plaire au plus grand nombre), même si les valeurs patrimoniales demeurent une source de différenciation forte pour l’entreprise. Personne n’aime laver son linge sale en famille. Encore moins les marques.
Joseph Capet