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La belle endormie se réveille
Vente en ligne, animation d’une communauté, consommation responsable et locale, organisation plate. Camif.fr s’est réveillée, grâce à Emery Jacquillat.
En octobre 2008 le « grand magasin des fonctionnaires » se déclare en cessation de paiement. A la dérive depuis des années, la coopérative d’achat des adhérents de la mutuelle des instituteurs de France, créée en 1947 pour équiper les professeurs des écoles, accumule alors 18 millions d’euros de pertes pour la seule vente aux particuliers ! La liquidation judiciaire laisse 568 salariés sur le carreau. Un choc pour la ville de Niort et les 300000 clients actifs, dont la moitié sont des sociétaires de la coopérative. Personne ne joue alors des coudes pour reprendre à la barre ce bateau ivre, malmené par Internet ou Ikea. Personne ? Pas tout à fait. Emery Jacquillat, 35 ans alors, plonge dans l’aventure. Cet HEC ne part pas à l’aveugle car il a créé dix ans plus tôt un site de ventes de matelas, Matelsom, à une époque où l’e-commerce était balbutiant. La Camif, qui réalise un quart de son CA avec la literie, ne lui est pas inconnue…
Chasseur d’opportunités
« Mes amis de promo partaient dans le conseil, le marketing et les grands groupes. Nous étions deux sur 300 à vouloir monter notre boîte ! », se souvient celui pour qui les cours de Robert Papin, centrés sur des cas pratiques dans la majeure entrepreneuriat, ont été une révélation. Son année passée en coopération comme vendeur Orangina à Manhattan lui donne l’idée de Matelsom, alors qu’il voit passer des camions livrant des matelas commandés par téléphone. « J’étais convaincu, mais je ne connaissais pas le domaine. Après neuf mois d’études, je me suis lancé en 95. Les clients pouvaient essayer chez eux », se souvient celui qui connaît d’emblée sa première crise. « Les grandes grèves de fin 95 nous empêchaient de livrer, ou de recevoir des chèques par la Poste. Mais dans chaque danger se niche une opportunité : mon agence d’achat d’espaces m’a conseillé de communiquer dans le métro. Les tarifs avaient baissé à cause de la baisse du trafic. Nous avons acheté 1000 panneaux, ce qui s’est révélé un superbe support quand tout a redémarré. Nous sommes restés dix ans dans le métro », explique ce pionnier qui a tôt fait de passer du minitel au Web en 96-97. Deux tiers du CA est réalisé sur Internet en 2000 ! Mais l’entrepreneur dans l’âme ronge son frein : « Avoir un positionnement clair ne suffit pas, il faut une marque à laquelle sont attachés les gens, ce qui m’a mis sur la piste de la Camif ».
Le choc des cultures
Après la reprise il a fallu repenser tout le modèle, « remettre en risque tout ce que j’avais fait », affirme-t-il, ayant commencé par convaincre sa femme de quitter Paris pour vivre à Niort. Outre l’abandon du grand catalogue papier et le basculement en ligne, il décide de garder le côté militant en axant la stratégie sur le « made in France » avant l’heure, la consommation locale et responsable : la « consolocation ». « Les gens veulent être mieux informés sur ce qu’ils achètent, ils tiennent à savoir où et par qui les produits ont été fabriqués », répète-t-on désormais chez Camif.fr. Depuis 2012, des reportages vidéo postés sur le site décrivent les coulisses de la fabrication et montrent à quel point l’empreinte carbone est réduite. Emery Jacquillat rend visite à ses fabricants une fois par an dans un tour de France de cinq semaines, en compagnie de clients. Tous imaginent les produits de demain, comme le bureau connecté. Et le renouvellement fonctionne : « Depuis 2013, deux tiers de nouveaux clients sont de nouveaux consommateurs ». Le repreneur crée un blog pour entamer le dialogue avec les 25000 foyers dont les commandes n’ont jamais été honorées à cause de la faillite. A titre de dédommagement, il leur propose une carte de remise de 7% valable à vie ! Et cela fonctionne : les sociétaires renouvellent leur adhésion en masse. Depuis 2009 une croissance à deux chiffres, pour désormais 40 millions d’euros de CA. Prochaine étape courant 2017 : « La refonte du site qui devient une plateforme collaborative au service de la consommation responsable, comprenant de la vente, de la mise en relation locale pour des échanges de meubles, de la co-création… »
Leçons de maux
« La fin des bureaux fermés et couloirs opaques »
Comment avez-vous mis au point une nouvelle stratégie ?
Une grande marque ne meurt jamais selon moi. Nous avons imaginé comment les instits de 47 auraient créé la société en 2009. Ils auraient opté pour Internet, ce qui implique de changer l’organisation, avec une externalisation de la logistique, de l’informatique ou du SAV. Camif.fr parvient à limiter ses stocks à 50% des produits, le reste étant livré directement au client par le fournisseur. Fini le gros catalogue imprimé deux fois par an, à 40 millions d’euros, qui figeait produits et prix durant six mois. Puis ils seraient revenus au métier historique de vente des équipements de la maison. L’ADN était celui de la qualité, nous avons opté pour la fabrication française et le développement durable
Comment avez-vous ré-instillé de la confiance auprès des parties prenantes ?
J’ai réuni les 10 millions d’euros nécessaires pour éponger les dettes, notamment en gagnant la confiance d’un fonds d’investissement et des banques, grâce à la garantie de la région Poitou-Charentes, rassurée par notre engagement à maintenir les emplois sur place et à faire venir les nouveaux prestataires. Je me souviens de cette réunion avec les fournisseurs qui avaient perdu de l’argent à cause de la Camif… Nous avons dû prouver que notre nouveau modèle avait un impact positif pour le territoire. Les 184 emplois recréés nous ont donné raison.
Comment avez-vous introduit une nouvelle culture managériale ?
L’immense bâtiment stalinien, avec ses bureaux fermés, séparés par de grands couloirs opaques et une direction cloîtrée aux étages supérieurs, ne convenait plus. Nous sommes dans les ateliers, la structure est plate et plus agile, en mode projet pour toujours plus d’innovation. Le budget est depuis trois ans réalisé de manière collaborative : neuf salariés élus par les autres réalisent la feuille de route, déterminent les leviers de croissance, qu’ils présentent au comité stratégique et à toute l’entreprise. Il fallait l’investissement des collaborateurs, et la fin du « à la Camif, on faisait comme cela ». En 2010, j’ai invité l’artiste Anne-Laure Maison, qui s’est immergée pendant trois mois dans les locaux. Elle a matérialisé au sol par des bandeaux roses les déplacements entre bureaux, pour montrer que la richesse de l’entreprise est avant tout de créer du lien. Il fallait vivre une autre expérience ensemble.
Julien Tarby