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L’apprentissage de la rareté
De plus en plus d’entreprises se montrent séduites par le concept de frugalité, allant jusqu’à l’intégrer dans leur modèle d’affaires.
La frugalité dans le business. Pour un occidental, habitué aux excès et à la gabegie du capitalisme triomphant des années 80 et 90, c’est presque une antinomie. Et pourtant, les termes « innovation frugale », « ingénierie frugale », « science frugale » circulent de plus en plus, et séduisent davantage d’entreprises. Que l’on ne s’y trompe pas ! Quand on parle de frugalité, on ne parle pas uniquement de l’idée de réduire les coûts. Cela en fait partie et c’est évidemment ce qui a attiré en premier lieu, mais le concept est plus large. C’est un mélange d’ingéniosité et d’inventivité, pour trouver des solutions pratiques, durables et abordables, à des problèmes précis, en utilisant des ressources limitées. Ça fait beaucoup, dit comme ça, mais ça marche : le microcrédit, les prothèses de l’association E-nable, ou encore les terminaux bancaires mobiles des banques indiennes, composés d’un téléphone portable et d’un mini-scanner… « Un ingénieur chez Renault disait : quand on met une limite aux ressources, on enlève celles sur la créativité », se souvient Navi Radjou, chantre de l’économie frugale. Et comme ça marche, ça séduit. Forcément : qui dit non à l’idée de faire vite et mieux avec moins ?
Tout cet émerveillement peut paraître un peu insultant aux « inventeurs » de la frugalité. Le phénomène n’est émergent que du point de vue de nos sociétés occidentales (et encore) ; en Inde, la frugalité est la façon de faire depuis plusieurs générations, et non pas par choix mais par nécessité. « Le jugaad (le terme indien qui signifie aussi la débrouille) naît de la combinaison d’un manque de ressources et de la nécessité de répondre à des besoins pressants, voire vitaux », explique Navi Radjou, consultant en innovation dans la Silicon Valley et co-auteur de deux* (bientôt trois) livres sur le sujet. La nouveauté est que les résultats, grâce aux technologies-plateformes que sont Internet et la téléphonie mobile, sont plus spectaculaires, et surtout qu’ils sont visibles grâce à la mondialisation. C’est en délocalisant la production dans les années 90 que les grands groupes sont vraiment entrés en contact avec les cultures d’entreprise locales et se sont retrouvées confrontées au jugaad. La délocalisation de la R&D et des IT, après l’an 2000, a accéléré ce mouvement.
Ce n’est pas nécessairement un hasard que Carlos Gohn, alors PDG de Renault, soit le premier à utiliser l’expression « ingénierie frugale » en 2006, offrant ainsi au concept ses lettres de noblesse – parce que frugalité tout seul ne fait pas sérieux – en l’appliquant directement avec la Logan. La France était peut-être l’une des cultures industrielles qui pouvaient le mieux le comprendre. Après tout, notre système D national s’en rapproche par beaucoup d’aspects – au point qu’en Afrique francophone, l’expression est utilisée avec plus ou moins le même sens que jugaad… Les années suivantes voient la naissance de l’expression « innovation frugale », qui sera consacrée par la publication en 2012 d’un rapport sur le sujet par l’association britannique Nesta. On pourrait presque dire, maintenant, que la cause est entendue : la Commission européenne va sortir cette année un rapport intitulé « Frugal Innovation and the reengineering of traditional techniques », et si la Commission a eu le temps de faire un rapport…
Il faut dire que les valeurs portées par la frugalité sont dans l’air du temps. Elle n’est pas qu’un choix économique : c’est un choix de valeurs socio-économiques. Elle a le même ADN que l’économie du partage, le mouvement des makers, et l’économie circulaire : réutilisation, recyclage (il ne s’agit pas que d’être frugal en aval, il faut aussi l’être en amont), accent mis sur la créativité, sur le fait de trouver des solutions locales… Or aujourd’hui, « il ne suffit pas de faire moins cher : il faut faire attention à l’évolution des modes de consommation et à l’évolution de l’identité du consommateur », souligne Navi Radjou. Auparavant, cette dernière était fragmentée, entre consommateur, citoyen, membre d’une famille… Aujourd’hui, les choix de consommation sont guidés par les valeurs citoyennes, éthiques et familiales, et elles évoluent : la possession d’une voiture, autrefois symbole de statut social, n’est plus jugée indispensable par un nombre croissant de particuliers. « Nous sommes en train de vivre un changement d’envergure, en passant de «je consomme, donc je suis» à «je crée, donc je suis» », estime Navi Radjou. La frugalité présente un ensemble de valeurs qui répond à ces attentes. Et ça, pour les entreprises, ça vaut de l’or.
*L’innovation jugaad, redevenons ingénieux, avec Jaideep Prabhu et Simone Ahuja, éd. Diateino, 2013 ; L’innovation frugale, comment faire mieux avec moins, avec Jaideep Prabhu, éd. Diateino, 2014
Jean-Marie Benoist