Temps de lecture estimé : 2 minutes
Cybernétique en berne ?
L’intelligence artificielle serait-elle en petit ce que l’esprit humain est en grand ? Peut-on modéliser toutes les capacités de l’intelligence humaine ?
«Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent », affirmait Descartes au XVIIème siècle. John McCarthy et Marvin Minsky forgent l’expression provocante « intelligence artificielle » en 1956. En soixante ans, l’amélioration des capacités de calcul des logiciels et des interactions des robots avec leur environnement est telle qu’un esprit impersonnel semble habiter nos machines.
Modéliser la pensée
L’IA naît d’une tentative d’automatisation de la pensée. « L’intelligence artificielle repose sur l’explicitation des règles et des procédures que suit l’être humain dans son comportement intelligent, puis sur leur traduction dans un langage de machine de type système formel ou algorithme », indique Pierre Cassou-Noguès, professeur de philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Le premier programme capable de jouer aux échecs voit le jour en 1958. Or, tout comportement ne repose pas sur des règles. Difficile d’exposer celles de l’humour ou du sentiment amoureux. Avec les années 80, l’intelligence artificielle s’élargit pour englober la cybernétique (les machines capables d’interagir avec leur environnement) et les réseaux neuronaux artificiels (les algorithmes capables de se modifier eux-mêmes). L’informatique « animiste » apparaît à la fin des années 90. L’usager interagit avec la machine grâce à des interfaces naturelles comme le geste ou la parole. Devant la machine, on a l’impression d’être devant quelqu’un. L’IA peut dès lors plus facilement s’immiscer dans notre quotidien.
Intelligence (artificielle) sans conscience n’est que ruine de l’âme ?
Identité et intériorité sont étrangères à la machine. Luc De Brabandere, ingénieur, philosophe, professeur à la Louvain School of Management et à Centrale Paris, insiste sur un point : « L’hypothèse de la possibilité même de l’intelligence artificielle est très rarement remise en question ; or, je conteste cette hypothèse ». Certes, l’ordinateur effectue des raisonnements logico-déductifs. Mais, s’il bat l’homme aux échecs, il n’est pas content d’avoir gagné. Il n’est même pas conscient d’avoir joué ! On ignore ce qu’est la conscience. Comment pourrait-on la programmer ? « L’intelligence artificielle ne saurait désirer, vouloir, sentir… La machine n’est que certitude », précise l’auteur de « Homo Informatix » (à paraître aux Editions Le Pommier). L’intelligence humaine est multiple et se conjugue au pluriel : elle est musicale, empathique, corporelle, relationnelle…
La programmation ne fait pas l’intelligence de la machine. Depuis 2005, le deep learning et l’analyse de Big Data permettent seulement de perfectionner des logiciels. Il faut encore doter ces logiciels de capteurs. Créer des robots. Les senseurs de la cybernétique sont l’analogue des organes sensoriels de l’animal. « L’intelligence artificielle consiste à doter les machines d’une capacité constante d’adaptation devant des tâches contradictoires entre elles. Le vivant fait tout à peu près bien et évolue dans le compromis. La machine est souvent monotâche et incapable de faire beaucoup de choses à peu près », explique Agnès Guillot, maître de conférences en psychophysiologie à l’Université Paris-X Nanterre, chercheur à l’Institut des systèmes intelligents et de robotique à l’Université Paris 6 Pierre-et-Marie-Curie. Qu’on ne se trompe pas sur le progrès du machine learning. La ressemblance du robot avec l’humain est une ressemblance superficielle et de surface. S’il se spécialise dans tel type d’intelligence (la perception ou le calcul) ou tel type de comportement (la préhension ou la marche), c’est au détriment des autres capacités.
Face à l’IA, un sentiment ambivalent
Jouer aux échecs contre l’ordinateur ou se laisser conduire par l’AutoPilot de Tesla cause un sentiment désagréable : je suis face à un comportement intelligent, sans personne à l’intérieur, sans personne au volant. « La fascination pour l’intelligence artificielle repose sur un sentiment mitigé mêlant désir et refoulement : l’homme a confiance dans la machine en même temps que celle-ci l’effraie », précise Pierre Cassou-Noguès, auteur de « Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener ». Certaines machines semblent disposer d’une âme et être capables de discernement. Or, l’intelligence artificielle conjuguée au singulier ne prend en charge qu’une infime capacité des intelligences de l’homme et des modes d’adaptation des espèces desquelles s’inspirent la cybernétique et la bionique. La peur de Frankenstein semble donc immotivée..
Bibliographie :
- Cassou-Noguès, Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 2014
- De Brabandere, Homo Informatix, Paris, Le Pommier, coll. « Essais & Documents », 2017
Joseph Capet