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Les écoles d’ingénieurs vivent une révolution avec le déploiement de la formation continue. Mais la marge de progression est importante, au regard des chiffres avancés par leurs consœurs, les business schools.
Pas moins de 40 nouvelles formations courtes, d’un à quatre jours, devraient apparaître au catalogue de l’université technologique de Compiègne (UTC) dans les tout prochains jours. Toutes connectées aux domaines d’expertise des enseignants-chercheurs de cet établissement de l’Oise, j’ai nommé la supply chain, le marketing industriel, le lead management… Ça fourmille ! Aux manettes de cette révolution culturelle, François Velu, transfuge du Cned et de l’Escem. « Avec un customer relationship management [CRM], des opérations de phoning, on est passé d’une position d’attente et de réception d’appels, annonce-t-il, à une démarche proactive. » Un vrai virage s’opère avec une équipe dédiée qui devrait s’étoffer dans les semaines à venir – fin décembre, voire début janvier 2020.
Un train de retard
Que celui qui s’attelle à ce dossier pour le compte de l’UTC soit passé par une école de commerce n’a rien de surprenant. Les leviers du développement de la formation continue n’ont plus de secret pour les business schools. Quelques chiffres pour en prendre la mesure : le chiffre d’affaires en matière de formation d’HEC avoisine les 45 millions d’euros. Celui de l’Essec les 25 ou 30 millions. Et l’Insead, totalement orientée à l’international, flirte avec les 100 millions… quand les chiffres qui circulent pour Centrale Paris ou Polytechnique, deux « cadors » chez les écoles d’ingénieurs, tournent autour des 10 à 12 millions d’euros. L’année 2019 devrait se boucler avec un CA de 3,5 millions pour ISAE-Supaéro. « Toutes les institutions de l’enseignement supérieur veulent développer la formation continue, souligne Thomas Jeanjean, directeur général adjoint en charge des programmes post-expérience de l’Essec, co-animateur d’un groupe de travail dédié au sein de la Conférence des grandes écoles (CGE). Au sein des business schools, ce segment va représenter entre 15 et 60 % de l’activité totale. Les écoles d’ingénieurs font montre d’un vrai potentiel de développement, notamment pour faire face au recul des financements traditionnels. »
Définition à géométrie variable. Mais de quoi parle-t-on ici ? Publié chaque année, le Repère et références statistiques (RERS) – édition 2019 – du ministère de l’Éducation nationale évalue à 460,7 millions d’euros le poids de l’enseignement supérieur en matière de formation continue – un chiffre en progression de 3 % en un an. Ça paraît clair. Mais, à en croire Thomas Jeanjean, définir un périmètre ne serait pas chose facile. « La formation continue au sein des business schools recouvre tous les programmes à destination de personnes en activité depuis plus de quatre ou cinq ans, détaille-t-il, quand les écoles d’ingénieurs ciblent tout ce qui n’est pas leur programme grande école, c’est-à-dire le diplôme d’ingénieur. » Comparaison ne serait donc pas toujours raison sur ce sujet…
Les bouchées doubles
La formation continue n’est pas une découverte totale pour l’école des Mines de Nancy. Cet établissement garde une vieille tradition à destination des professionnels… miniers. Le segment a été abandonné. Depuis 2010, l’école a changé son fusil d’épaule avec des cursus courts en cybersécurité, milieu souterrain, gestion des déchets, retraitement des matériaux issus des ordinateurs… Aujourd’hui, ce format compte pour 20 % du budget de l’école. Et demain ? Antoine le Solleuz, directeur des études, « mise sur 50 % d’ici à deux ans. Et pour ce faire, notre établissement va recruter deux salariés sur fonds propres. On a peu de chances de recevoir des subsides et des postes de l’État. Il est temps d’aller démarcher les entreprises pour parler de nos formations, de balayer notre réseau d’entreprises, de faire la tournée des chambres de commerce et d’industrie, de Pôle Emploi… pour nous adresser aux personnes directement. Jusque-là, nos contacts étaient nationaux, voire internationaux. Les grandes écoles ne connaissent pas si bien leur territoire que ça. Cette partie démarchage n’a pour l’heure pas encore été abordée. » L’Université technologique de Troyes s’est lancée sur le créneau il y a tout juste trois ans. En 2019, elle vise un chiffre d’affaires de 1,8 million d’euros, contre 1,4 en 2018.
Toutes, elles se mettent toutes en ordre de marche. Jeune structure sur le marché, mais déjà très performante, Polytechnique a complètement transformé son offre. « Avec déjà une croissance à deux chiffres, on n’a clairement pas atteint la tangente, explique Larbi Touahir, directeur de programmes en charge du développement à l’executive education. Le chiffre d’affaires se verra multiplié par trois en cinq ans. On “customise” les bénéfices des travaux de recherche pour les adapter aux problématiques des industriels. » Au sein de l’X, l’équipe dédiée recense trente collaborateurs.
Dans un contexte de frais de scolarité bloqués pour la formation initiale (voir la récente décision du Conseil constitutionnel de s’opposer à la modularité des droits d’inscription pour les établissements d’enseignement supérieur publics), la formation continue constitue un levier de développement incontournable. Et les écoles d’ingénieurs cherchent à combler leur retard. Mais dans certaines limites. « Les possibilités de développement sont moindres pour nos domaines d’enseignement, commente Thibault Bremaud, responsable de la formation continue au sein d’ISAE-Supaero, co-animateur de la cellule spécialisée pour la Conférence des grandes écoles. Les compétences techniques sont plus difficiles à industrialiser. Difficile de former de gros contingents. Notre approche est encore traditionnelle, avec du présentiel quand les écoles de commerce peuvent plus facilement numériser les contenus. Ça passe moins par des outils techniques. Le modèle économique est encore plus complexe que celui des business schools. »
Poule aux œufs d’or ?
Pour autant, ce segment est-il si juteux ? « La rentabilité des programmes de formation continue est souvent exagérée, développe Thomas Jeanjean. Le niveau de services attendu est plus élevé, les effectifs plus restreints. Élevés, les frais d’inscription donnent l’impression que les écoles se font plus d’argent avec le champ de la formation continue. En réalité, les écoles ont souvent une mauvaise appréciation de leurs coûts de production d’un programme. Et ne bénéficient pas en l’occurrence de subventions de l’État. Il y a un effet d’optique. »
Ce mot d’ordre de conquête de marchés subit quelques contrariétés. Et la première d’elles est précisément la réforme… de la formation professionnelle. Son entrée en vigueur n’en finit pas. Promulguée le 6 septembre 2018, elle s’étire. Elle traîne. Le lancement de l’application officielle smartphone du compte personnel de formation (CPF) est annoncé pour le 21 novembre. « Telle qu’elle est mise en place, la réforme crée un petit peu de pesanteur, exprime avec beaucoup de diplomatie Thomas Jeanjean, un peu d’incertitude. C’est rarement en pareilles circonstances que les choses évoluent… » Les pointillés sont lourds de sens. « Cette opacité a rendu les entreprises frileuses, témoigne Émilie-May Hubbard, chargée de mission formation tout au long de la vie pour l’École de biologie industrielle (EBI) de Cergy-Pontoise. Tous les organismes de formation ont connu un coup de frein. »
« Et créer des formations pour 500 euros, crédit qui figure sur les comptes personnels de formation, on ne sait pas faire », s’agace Thibault Bremaud. C’est sans compter la venue sur le marché de nouveaux acteurs. Parmi eux, OpenClassrooms, qui se propose de gagner des entreprises, de leur mettre à disposition des contenus de formation développés par les écoles d’ingénieurs. Mais il y a un loup. OpenClassrooms en devient alors propriétaire. Les royalties changent de porte-monnaie. Les 25 millions d’euros de l’Essec ou les 45 millions paraissent bien hors d’atteinte, en dépit des moyens humains et financiers aujourd’hui mobilisés
Murielle Wolski