Télétravail : bientôt la norme ?

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En trois mois, le télétravail imposé a fait gamberger et rédiger les théoriciens de l’organisation. Les commentateurs de tout poil y ont même vu l’un des piliers du monde du travail de demain. Véritable panacée pour tous ! Et si le tableau n’était pas si idyllique qu’il n’y paraissait de prime abord… ?

Google n’affiche pas moins de 20 800 000 articles qui traitent du télétravail. Le flot n’est pas près de se tarir. « Les entreprises avaient essayé de lancer cette nouvelle modalité, commente Dominique Lemaire, directeur national du réseau IFAG, Institut de formation aux affaires et à la gestion – 18 établissements en France –, seul le coronavirus aura permis de le mettre en place. Il a accéléré ce qui aurait mis encore des années à aboutir, en raison des réticences, nombreuses. » De part et d’autre de l’Atlantique, des effets d’annonce se sont multipliés avant même la chute du coronavirus. Chez Twitter, PSA, Facebook et la plupart des géants, la téléorganisation s’est mise en place en quelques jours… Demain, sera-ce 100 % de télétravail pour tous ?

À marche forcée

Rien de bien révolutionnaire à parler télétravail pour Caroline Diard. Aujourd’hui enseignante-chercheuse au sein d’EDC Paris business school, elle se rappelle avoir déjà étudié cette thématique en 1995, lors de son stage de fin d’études au conseil régional d’Île-de-France. « À l’époque, à ce sujet, mes pairs avaient souligné le vide juridique qui entourait cette notion. On est en train de réinventer ou de redécouvrir des concepts assez anciens, finalement. »

1995-2020 : en 25 ans, la formule a pourtant eu du mal à séduire, en dépit des ordonnances Macron de septembre 2017 qui ont tenté de faciliter sa mise en place. Pour preuve, juste avant la crise, seuls 9 % des collaborateurs.trices d’entreprises le pratiquaient régulièrement, dixit une étude de Malakoff Médéric Humanis de février 2019. « Un accord sur le télétravail signé par un grand groupe bancaire en excluait, il y a peu encore, les conseillers pour les clients professionnels, raconte Andjelika Kichian, experte RH au sein de l’Institut Mines Télécom (IMT) Business School. La raison ? Des conditions techniques pas réunies, pas assez de bande passante pour transférer les données… » En mars ou avril, entre 5 et 8 millions de salarié.es sont restés travailler à domicile, soit 40 % d’entre eux.elles. La banque n’a pas échappé au télétravail à « marche forcée », pour reprendre l’expression d’Andjelika Kichian.

Prémices d’une rentrée sociale crispée ?

Plus de huit Français.es sur dix se disent satisfait.es du télétravail (sondage Odoxa-Leyton-Sap, juin 2020). Mais des voix discordantes commencent à se faire entendre. « Trop d’articles positifs ont été publiés, déplore Jonathan Vidor, fondateur de JVWEB, spécialiste en e-marketing, des articles pas suffisamment ancrés dans la réalité. » Justement. « On se trompe de réalité, lance d’entrée de jeu Nathalie Fontaine, chargée d’enseignement chez Neoma Business School. Ce que viennent de vivre les salarié.es n’est pas du télétravail, mais du “home office”. » La différence ? « Le “home office” est totalement improvisé, souligne-t-elle, quand le télétravail est cadré par la loi. Que réclament aujourd’hui les salarié.es ?

L’autonomie que la situation leur a conférée, la capacité à choisir les activités à assurer, l’ordre pour les faire, une posture pourtant pas tout à fait compatible avec les prérequis de la performance. Un DRH s’est entendu dire il y a quelques jours par l’un de ses salariés : “Je ne veux pas reprendre le travail parce qu’il va faire trop chaud !” Je n’imagine pas que ce modèle soit pérenne. L’organisation du travail est d’ordre stratégique pour une entreprise. La confusion est grande entre ce que veulent entendre les collaborateurs et ce que veulent les employeurs. La démocratisation du télétravail va devenir un sujet de crispation à la rentrée. »

Les zèbres sceptiques

Responsable du master Digital RH de l’École de management Léonard de Vinci (EMLV), Michel Delmas a inscrit une figure imposée dans son programme : la promo des étudiant.es doit réaliser un sondage. Coronavirus oblige, les jeunes en 2020 ont choisi de questionner leurs congénères sur le télétravail. Surprise. 60 % de ceux.celles que l’on qualifie pourtant de « digital native » souhaitent qu’il reste exceptionnel. « Ils.elles ont bien compris qu’ils.elles avaient plus à perdre qu’à y gagner, commente l’enseignant. La situation de travail s’est pas mal dégradée. RH est un métier de contact, et non pas de distanciation. Plus on s’élève en expertise, plus la relation personnalisée prend une dimension importante. »

Nouvelle fracture sociale ?

Tout fraîchement élue à la tête de la French Tech One Lyon-Saint-Étienne, dirigeante de Troops, Émilie Legoff n’a pas créé d’électrochoc avec la mise en place du télétravail pour ses 30 collaborateurs. Depuis un an, le parti pris de Troops (spécialiste de la numérisation des RH pour les groupes d’intérim) est clair : « Ils.elles viennent quand ils.elles le veulent. A minima deux jours par mois. Un choix qui s’est imposé à moi sur des profils en tension. Ils ne vivent pas tous.tes à proximité de la capitale des Gaules. »

Les outils numériques, Jonathan Vidor les connaît très bien, ses équipes réparties à Shanghai, Montpellier, Paris et Genève aussi. Discord pour recréer un tchat vocal, le partage d’écran comme au bureau, tout a roulé très vite en mars. Même écho du côté de Pascal Grémiaux, fondateur d’Eurécia, spécialiste des logiciels de gestion RH. La charte du télétravail a été travaillée il y a cinq ans. Tous trois ne sont plus à convaincre de l’intérêt du télétravail. Mais « tout est une histoire de dosage », dixit le patron d’Eurécia. Et puis des pans entiers de l’économie en sont exclus. Il n’y a pas que le numérique dans la vie !

« Longtemps, le travail dans une petite structure avait un côté “germinal”, commente Jonathan Vidor, mais ça s’est amélioré. La distinction s’est faite après, entre cadres et non-cadres. Avec le télétravail, se recrée l’opposition cols blancs d’une part, cols bleus d’autre part. Aux seconds, les embouteillages, les horaires fixes… De quoi créer deux ambiances dans l’entreprise, ajouter une fracture. Plus tard, on entendra, je fais du télétravail parce que j’ai bien travaillé à l’école… » Fracture sociale 4.0 ou fracture 19, pour covid-19. « Le bureau est un endroit sanctuarisé, ajoute Andjelika Kichian, tous.tes les salarié.es y sont sur un pied d’égalité. Un process qui n’est plus de mise, à domicile. Pour autant, l’employeur aura-t-il le droit de poser des questions sur la configuration du logement, le nombre d’enfants… ? » Le télétravail, perçu comme accélérateur, non pas de particules, mais de tensions. On l’entend peu. Or Émilie Legoff reconnaît avoir eu « du mal à les désamorcer ». Raison pour laquelle elle ne se voit pas développer 100 % de télétravail.

La QVTD, après la QVT ?

Nathalie Fontaine parle toujours sans détour. « Si le lieu du travail est différent, quid de la Qualité de vie au travail, la QVT ? Le ou la happyness chief officer, à quoi sert-il.elle dans ce cadre-là, avec des salarié.es à domicile ? C’en est terminé du babyfoot ou de la fontaine au chocolat ? » L’édition 2020 de la semaine de la QVT s’est discrètement tenue du 15 au 19 juin, d’ailleurs. Pas facile de transposer ces bonnes intentions au domicile de chacun. Et de développer la QVTD, la Qualité de vie au travail à domicile. « Les Whatsapéros devant les écrans fonctionnent bien, analyse Charles Chantala, senior sales director chez Indeed France, à condition d’avoir déjà réussi à créer du lien. » Le télétravail ? Un vrai chamboule-tout. « Veiller à l’ergonomie du poste de travail, détaille Dominique Lemaire, incombe à l’employeur. La responsabilité de la sécurité se déplace au domicile. Qu’en est-il aussi du respect des normes électriques ? Quel est le coût des diagnostics ? Le risque pendant le confinement était majeur. Toutes les entreprises étaient en défaut. On est en rupture par rapport à tout ce que l’on a vendu jusque-là ! Le.la salarié.e a perdu en protection. »

Après la marche forcée, « la marche arrière » ?

Murielle Wolski

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