Tony Estanguet : « A un moment, il faut mettre de l’humain dans le process pour progresser »

« L’ exemple de l’impact des Jeux de Londres est intéressant à suivre dans la durée, car le pays et les structures sont comparables »
« L’ exemple de l’impact des Jeux de Londres est intéressant à suivre dans la durée, car le pays et les structures sont comparables »

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Parcours d’athlète d’anthologie, rare membre français du CIO, Tony Estanguet fait partie de ces personnages dont le vécu et les réflexions sur le mental servent à tout le monde, dans tous les secteurs. Illustration.

Comment êtes-vous devenu athlète ?

Le canoë monoplace est une histoire de famille. Mon père a participé à des compétitions internationales, ainsi que mes deux grands frères. Patrice a même été médaillé aux JO d’Atlanta en 1996. Dès mes cinq ans j’ai donc suivi le mouvement. Mon père, professeur de sport, nous a poussés vers l’activité physique : le ski, le parapente, le surf, le basket, le rugby… Mais arpenter les montagnes et découvrir des rivières n’avait pas d’équivalent. J’ai vite progressé et me suis retrouvé en équipe de France à 17 ans. Cette activité prenait du temps, mais n’a en aucun cas représenté des sacrifices. Le fait de voyager, de découvrir des rivières et de rencontrer de nouvelles personnes a été un apprentissage inestimable.

Avez-vous suivi des études en parallèle ?

Après un Bac scientifique à Pau, je me suis dirigé vers des études en Staps. J’ai passé le concours de professeur de sport à l’Insep en 2001. Après les JO de Sydney j’ai suivi un Mastère spécialisé part-time « Sport, Management et Stratégies d’entreprise » à l’Essec, que j’ai obtenu après les JO d’Athènes. Il a toujours fallu concilier cycles d’études et cycles sportifs. Cette association m’était nécessaire, pour me nourrir de nouvelles compétences mais aussi parce que je suis moins performant lorsque je suis uniquement concentré sur la préparation sportive. Il me faut avoir envie, être frustré pour me donner à 100% dans le canoë.

Le mental est-il si important ?

Il est même crucial dans le sport de haut niveau, qui est loin d’être seulement du physique et de la technique. Il est d’abord un parcours avec soi-même, un apprentissage de ses émotions et de ses limites. Il m’arrive d’ailleurs d’être complètement perdu, parfois. Le mental était mon point faible au départ, d’où les irrégularités de mon début de carrière. Travailler sur ce point est aussi le plus passionnant, et c’est ce qui sera le mieux transféré dans l’autre vie, extrasportive.

Comment avez-vous agi sur ce point tout au long de votre carrière ?

J’ai eu un entraîneur fédéral, mais j’ai aussi travaillé avec des gens extérieurs. Les préparateurs mentaux m’ont alerté sur quelques couacs dans mon fonctionnement. En début de carrière j’étais trop centré sur le résultat, peu importait la manière. Or en me fixant des objectifs de moyens, j’ai appris à prendre de la distance avec le résultat, qui apparaît de plus en plus comme une conséquence du travail accompli. Les objectifs ont besoin d’être mis à jour constamment tout au long de la carrière. Les fixer trop haut équivaut à accroître la pression, à se surpasser et parfois à se blesser. Les fixer trop bas atténue la motivation. Durant tout le parcours du sportif, l’état d’esprit change. On devient père, on trouve un travail, on a des soucis, notre maturité évolue… Le défi est de s’adapter continuellement à ces nouvelles configurations pour se fixer les bons objectifs de moyens. Il importe souvent de repartir d’une feuille blanche. Les gens se rassurent en adoptant une approche technique des choses, mais l’expérience montre qu’il importe de mettre de l’humain dans les process pour véritablement augmenter les performances. Comprendre comment chacun peut être bon signifie qu’à un moment donné il faut aller au-delà de la technique pour progresser. Les JO de Pékin ont été un véritable échec sportif (ndlr : éliminé à la surprise générale en demi-finale, 9e au classement final). Mais ils m’ont fait grandir.

Être le seul athlète français qui gagne trois médailles d’or à trois olympiades différentes change-t-il une vie ?

Ces évènements se sont accompagnés d’un changement de statut, d’une augmentation de revenus, et d’une reconnaissance. Mais c’est surtout le chemin qui a permis d’arriver à ces victoires qui m’a fait grandir. Les premières étaient plus simples, j’étais jeune et ne me posais pas autant de questions. Je voulais seulement tout dévorer dans les compétitions. Plus j’ai avancé, plus les choses se sont compliquées. La porte de passage s’est réduite. Ma grande satisfaction a été de me régaler à Londres, j’ai réussi à mettre du plaisir en plus de la conception technique, rationnelle, méticuleuse. En fait de l’humain, ce qui est un aboutissement. Il était temps.

La donne a-t-elle changé dans ce sport depuis le début de votre carrière ?

Pas vraiment en termes de concurrence. Il existe toujours une suprématie européenne. La montée en puissance de l’Australie, ou le fait que la première médaille ait été obtenue à Londres par le continent africain sont des avancées, mais la discipline reste une petite dans la grande famille olympique, avec 100 pays représentés. L’état d’esprit reste familial. En revanche les technologies ont évolué. Le matériel, l’utilisation du froid dans la récupération et la préparation physique sont le fait d’innovations continues. J’ai changé ma manière de respirer, je me suis aidé du yoga. Les logiciels vidéo les plus récents permettent de visualiser, décortiquer, superposer les passages des concurrents, les gestes d’équilibre et les choix de trajectoires, alors que j’ai débuté avec les cassettes VHS.

Avez-vous des mentors ?

D’abord la famille. J’étais fasciné par mon père et mes frères. Patrice est d’ailleurs devenu mon entraîneur en 2004. D’autres m’ont tout simplement inspiré à distance, comme John Lugbill, un Américain d’une autre génération qui a tout dominé pendant 12 ans, et dont j’ai appris les manches par cœur. De même l’Anglais Richard Fox a apporté une gestuelle technique à la discipline. Mais dans l’ensemble j’ai un côté solitaire, autonome, qui peut être un enfer pour mes entraîneurs. J’ai pratiqué l’apprentissage par essai/erreur jusqu’à mes 18 ans. C’est seulement à la fin de ma carrière que j’ai vraiment professionnalisé mon approche en me faisant accompagner par des experts de différents champs. A Londres ils étaient six.

Quels sentiments avez-vous éprouvés en devenant porte-drapeau de la délégation française ?

De la fierté car il s’agissait avant tout d’une reconnaissance de mon sport et de mon parcours. J’ai été en quelque sorte « capitaine » de mon équipe. Nous n’avons pas forcément beaucoup de contacts entre athlètes de disciplines différentes. Il subsiste toujours cette peur de griller du « jus », de l’énergie en profitant de la fête. Cela a donc été très fort.

Que manque-t-il aux athlètes français ?

Je ne crois pas au problème de mental français éternellement soulevé. Les journalistes qui stigmatisent les sportifs qui craquent en finale m’agacent, surtout quand ils croient y déceler un syndrome national. Il existe certes en France une difficulté à assumer et valoriser la réussite, dans le sport ou ailleurs. Mais les athlètes sont tout à fait capables de gagner et ne souffrent pas d’un handicap dans la tête au départ. Nous avons en revanche une belle marge de progression dans la préparation, comme les autres pays.

Comment avez-vous vécu votre élection mouvementée au CIO ?

Plutôt bien malgré les rebondissements, parce que j’étais à Londres et venais de gagner mon titre olympique. J’étais donc détendu durant le process de candidature et le recours présenté devant le tribunal arbitral du sport. Les Français n’étant pas impliqués, nous avons eu peu d’informations, il ne s’est donc rien passé avant mars pour moi. J’ai attendu le verdict. Il ne s’agit pas d’un job à plein temps, mais plutôt d’une occupation avec quelques moments forts, et je rappelle qu’elle est bénévole.

Que pensez-vous de la mauvaise image de cette institution ?

Je suis fasciné par cette organisation, dont les membres sont prestigieux. J’ai la ferme intention d’optimiser mon mandat jusqu’en 2020. La commission des athlètes a du pain sur la planche en matière de lutte contre le dopage, de reconversion des sportifs, de programme olympique. Il importe de favoriser les retombées médias. Je suis allé à Rio afin de constater les avancées des préparatifs pour la compétition de canoë. Je suis allé à Sotchi aussi. Nous attendons les premières décisions du nouveau président, l’Allemand Thomas Bach, qui veut par exemple remettre à plat les processus de candidature aux JO. Il existe un vrai décalage entre l’image du CIO et la vérité. Les gens m’interrogent, imaginent que les membres gagnent chacun des centaines de milliers d’euros et sont déconnectés, sans culture du sport. C’est totalement faux, beaucoup sont d’anciens sportifs et n’auraient pas besoin d’y siéger. Ils ne semblent pas affectés par ce ressentiment à leur égard, ou du moins ne le perçoivent pas. 95% des revenus sont redistribués aux mouvements sportifs, le travail réalisé est impressionnant.

Que vous inspirent les dépenses faramineuses de Sotchi ?

Je ne suis pas favorable à ce que les JO deviennent inaccessibles pour la majorité des pays. Il est important que les Jeux soient très différents entre eux et ressemblent au pays d’accueil. Le CIO est simplement ferme sur le côté opérationnel des Jeux, qui nécessitait deux milliards d’euros à Londres. Mais il laisse la liberté d’investissement pour les installations et infrastructures autour. Les Russes ont décidé d’ajouter un aéroport, une gare, des routes, un centre de tri de déchets qui restera. Ils ont décidé de transformer la région. On ne peut certainement pas critiquer ceux qui veulent investir dans un territoire. Mais les Jeux en eux-mêmes doivent rester raisonnables.

Les Jeux en valent-ils vraiment la chandelle ?

La France reste un grand pays de sport avec une influence, légitime pour prétendre à une candidature olympique. Le traumatisme de Paris 2012 reste dans les mémoires, mais il nous faut réessayer. L’impact salutaire du sport pour la société et le bien-être est indéniable. Le sport de haut niveau influence l’éducation sportive des gens. Les collectivités devraient encore plus investir dans ce domaine. Je ne sens pas encore cette passion, comme par exemple en Australie où le sport fait vraiment partie de la vie des gens, qui le pratiquent tôt le matin ou tard le soir. L’état d’esprit doit encore évoluer vers un véritable sport de masse, et les JO y contribueront. L’impact financier à moyen et long terme n’est pas non plus négligeable. L’exemple de Londres est intéressant à suivre, car le pays et les structures sont comparables. Les Anglais vont-ils surfer sur la vague, comme ils l’annoncent ? C’est un exemple parlant de ce que les JO peuvent apporter en termes d’emploi, d’économie, de tourisme, de dynamisme, d’image, d’exportation.

Biographie Héros du sport moderne, gendre idéal

A 35 ans, le Palois Tony Estanguet, ex-athlète pratiquant le canoë monoplace, a un des plus beaux a du sport français. Triple champion du monde de slalom (2006, 2009, 2010), mais surtout triple champion olympique, à Sydney en 2000, à Athènes en 2004 et à Londres en 2012. Il est le seul tricolore à avoir gagné trois médailles d’or dans trois Jeux différents, et a eu l’honneur d’être porte-drapeau de la délégation française à ceux de Pékin en 2008. Sont gravés dans les mémoires ses incessants duels avec le Slovaque Michal Martikán, les deux protagonistes ayant presque tout gagné entre 1996 et 2012. Humilité, simplicité, carrière haute en couleurs, auteur de scénarii à suspens… Tony avait tout pour plaire. Il a ajouté à sa panoplie du parfait athlète un engagement hors des rivières, dans la Fondation du sport par exemple, tournant des clips d’éducation nutritionnelle pour les enfants. Son engagement lors de la candidature olympique Paris 2012, ou lors de la construction du stade d’eaux vives de sa ville de Pau ont marqué les esprits. En décembre 2010, il rejoint la « Dream Team » RMC Sport et est chroniqueur chaque samedi matin dans « les Grandes Gueules du sport » sur RMC. En décembre 2012, il intègre une nouvelle cellule fondée par la ministre des Sports Valérie Fourneyron, chargée des relations internationales du sport français, dirigée par Bernard Lapasset. Le but ? Promouvoir les candidatures françaises à l’organisation des grandes compétitions. Celui qui met fin à sa carrière sportive en novembre 2012 devient membre du CIO pour une période de huit ans sur décision du Tribunal arbitral du sport prononcée en mai 2013, suite à une longue procédure suspensive en appel, consécutive à son élection à la commission des athlètes du CIO lors des Jeux de Londres. Il devient le troisième membre français actif du CIO, en compagnie de Jean-Claude Killy et de Guy Drut.

Propos reccueillis par Matthieu Camozzi

 

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