Michel Desjoyeaux : « Je suis venu à la compétition par la technologie »

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Le 1er février 2009, la foule des grands jours s’était donné rendez-vous aux Sables d’Olonne, en Vendée. Comme tous les quatre ans, les spectateurs sont venus accueillir le vainqueur de « l’Everest des mers », le Vendée Globe – tour du monde à la voile, en solitaire et sans assistance. Malgré le froid, on avait pris place le long du chenal pour voir le frêle Foncia de Michel Desjoyeaux rentrer au port, dans un concert de sirènes et d’explosions de joie et de fusées, avec le sentiment d’assister à l’exploit d’un skipper hors-normes : à cause d’une avarie technique, « le professeur » avait dû faire demi-tour juste après le départ. Reparti avec deux jours de retard sur ses concurrents, il les avait dépassés un à un pour finalement conquérir son deuxième titre dans l’épreuve en 84 jours, 3 heures et 9 minutes, record battu.

Comment avez-vous commencé à naviguer ?

Je suis tombé dedans quand j’étais petit. Mes parents possédaient un chantier d’entretien et d’hivernage de bateaux de plaisance, la plupart à voile, où j’ai grandi et travaillé. Quand on est élevé dans un tel environnement, on finit par tout connaître de l’architecture générale des bateaux, on navigue, on se prend au jeu.
J’ai vite pris goût à la voile, ce qui a nuit à mon assiduité à l’école. J’ai eu mon Bac assez laborieusement puis je me suis consacré à ma passion.

Comment est venue la compétition ?

Mes parents n’étaient pas compétiteurs, ce n’était pas des accros de sport : pour eux, la voile était un loisir. C’est la technologie qui m’a fait venir à la compétition, d’abord en solitaire mais aussi en équipage en tant qu’équipier (avec Eric Tabarly notamment, ndlr). Quand on invente de nouvelles techniques, de nouveaux modes de propulsion avec de l’eau et du vent, il vient un moment où on a envie de savoir si ce qu’on imagine fonctionne ou pas. Aujourd’hui, on modélise sur ordinateur les calculs avant de mettre un bateau à l’eau, mais à l’époque, le meilleur moyen de vérifier si mes idées étaient bonnes était de les confronter en course à d’autres skippers.
Pour autant, la technologie ne suffit pas. De nombreuses personnes ont des idées pour faire progresser les bateaux, mais ne savent pas forcément les mettre en œuvre, n’en ont pas les moyens, ou bien ne savent pas les valoriser pour en tirer la quintessence.

Vous étiez-vous donné des objectifs au début de votre carrière ?

Non, je ne sais pas ce que sont les objectifs. La vie est faite d’opportunités qu’il faut savoir saisir, être au bon moment au bon endroit, et ne pas laisser passer sa chance, sans pour autant marcher sur la tête du voisin. Aujourd’hui, je veux simplement continuer à naviguer en faisant ce qu’il faut pour ça.
Bien entendu, il faut parfois provoquer les opportunités : plus jeune, j’ai pris mon téléphone pour proposer mes services comme équipier. Mais je ne me suis jamais donné de plan de carrière du type « dans cinq ans le Figaro, dans dix le Vendée Globe ». Avant de devenir mon propre chef, j’ai longtemps été l’équipier des autres. L’avantage, c’est que cela m’a permis de passer d’un bateau à l’autre facilement. Une semaine sur un trimaran, la suivante sur un monocoque… Et puis, cela m’a permis de travailler avec des hommes différents, d’observer plusieurs méthodes de management. Cette liberté m’a permis d’acquérir énormément d’expérience avant de devenir le skipper d’un projet, d’une équipe, avec les responsabilités que cela implique.

Avez-vous eu des mentors ?

Ça peut paraître bizarre, mais je n’ai pas été marqué par un skipper en particulier. Quand on baigne dans ce milieu, on habite à 20 kilomètres de chez Eric Tabarly, on croise de nombreux marins avec une grande notoriété. J’ai navigué avec Francis Joyon, Loïc Perron, je les ai côtoyés au quotidien, j’ai partagé des moments avec eux, mais je ne les ai pas considérés comme des fils rouges dans ma carrière.

Comment avez-vous géré votre notoriété ?

Il ne faut pas se laisser perturber par ses paillettes car dans ce sport, la notoriété n’est pas un étalon de talent. Elle n’est pas proportionnelle au mérite. Toutes les disciplines de la voile n’attirent pas autant les projecteurs. Ceux qui font de l’olympisme par exemple ne sont pas reconnus dans la rue, pourtant ce sont des compétiteurs redoutables et des professionnels exemplaires. J’ai choisi mes spécialités parce que ce sont celles qui m’attiraient, pas pour la notoriété qu’elles m’apporteraient, même si je savais qu’elle viendrait.

Quelle est l’importance de la conception d’un bateau dans la voile aujourd’hui ?

Dans les courses « monotypes », tous les bateaux sont les mêmes, donc seuls les équipages font la différence. En revanche, dans les séries « prototypes », comme le Vendée Globe ou la Coupe de l’America, les bateaux doivent respecter une réglementation avec de nombreuses contraintes : une longueur maximum, une hauteur de mât maximum… Au skipper, avec l’architecte et son équipe, de créer, dans les limites de cette réglementation, le bateau le plus performant possible. Mais un bon bateau ne l’est que s’il correspond à son skipper et si ce dernier est capable de s’en servir.

Il se trouve que j’adore la technologie, je suis aussi passionné par la conception du bateau que par la navigation. Au moment où je mets mon bateau à l’eau, je sais déjà m’en servir à 90%. Si je ne m’étais pas intéressé à la technique, je n’aurais peut-être pas ce palmarès.

D’ailleurs, je suis persuadé que dans les courses au large, comme le Vendée Globe, un bon marin en solitaire ne peut pas se détacher de l’outil qu’il a entre les mains. Il est obligé de savoir comment il est fait et pourquoi. Cela lui permet de savoir comment s’en servir et d’en connaître les limites.

Au rythme où va la technologie, comment garder toujours un temps d’avance ?

Grâce au même ressort psychologique qui nous donne envie de dépasser notre concurrent en course. Les bateaux qui naviguent aujourd’hui embarquent presque tous des technologies qui étaient déjà accessibles il y a 20 ans. Mais soit on n’y avait pas pensé, soit on n’avait pas les moyens pour les utiliser, soit on n’osait pas. Aujourd’hui, il est très difficile de faire une innovation de rupture, mais on fait preuve d’ingéniosité en associant de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux, notamment grâce des méthodes de calcul sophistiquées qui n’existaient pas il y a deux décennies.

Où avez-vous puisé la force de remporter le Vendée Globe 2008-2009 malgré un contretemps de deux jours au départ ?

Tout le monde a vu le résultat final et la manière, mais très peu ont mesuré l’état d’esprit dans lequel je me trouvais. La clé dans ce genre d’épreuve, c’est la motivation, et la mienne était très forte. Quand j’ai pris le départ de cette course, cela faisait deux ans que je travaillais sur le bateau et dès ma première victoire, sept ans auparavant, je savais que je reviendrais. J’avais une telle motivation, une telle envie d’en découdre que cette avarie technique, que certains auraient prise comme une catastrophe, je ne l’ai perçue que comme un fait de course. Au moment de reprendre la mer, malgré mes 40 heures de retard, j’ai pensé qu’il me restait 80 jours de mer, donc rien n’était perdu. Je me suis régalé pendant trois mois, je me marrais tous les jours à revenir sur la flotte. J’étais dans mon élément, je le faisais parce que j’avais envie de le faire. Je ne naviguais pas sur le meilleur bateau, mais il y avait une telle adéquation entre l’homme et la machine, que de l’extérieur cela paraissait presque facile, même si c’était énormément de travail, d’engagement et de prise de risque.

Lors de votre première victoire sur le Vendée Globe 2000-2001, vous avez cassé le démarreur du groupe électrogène, qui alimente tous les systèmes de routage et de communication, et surtout le pilote automatique. Vous avez alors fabriqué un système de poulie pour utiliser l’énergie éolienne de la grande voile afin de le remettre en marche. Où avez-vous trouvé les ressources ?

Le démarreur s’est arrêté le 1er janvier au matin, et lorsque j’ai enfin trouvé la solution le 4 janvier, je n’ai pas osé arrêter le moteur pendant cinq heures. Même si je ne suis pas superstitieux, j’étais terrifié qu’il ne redémarre pas. Mais comme je n’avais pas des réserves illimitées de gasoil, je m’y suis résolu. Ensuite, cette manœuvre est devenue aussi simple qu’un virement de bord car mes muscles l’avaient intégré. Le marin est doté d’une capacité qui est très proche de la survie animale. Quand on est dans le pétrin, on n’a pas d’autre solution que de se débrouiller avec ce qu’on a pour s’en sortir. C’est ce qui m’est arrivé ce jour-là : si je n’avais pas trouvé de solution, j’aurais été obligé de m’arrêter en Australie ou au Chili. Pour un compétiteur, la menace de l’abandon est presque comme une question de survie.

En 1999, vous avez créé votre propre écurie de course au large, Mer Agitée. Pourquoi ?

Jusque là, j’avais beaucoup navigué sur les bateaux des autres, ou avec des budgets gérés par d’autres. En 1998, j’ai gagné la Solitaire du Figaro pour la deuxième fois et le Solo Méditerranée. Je me suis alors dit qu’il était temps d’aller plus loin, et cela impliquait de me mettre à mon compte, d’avoir ma propre structure.
Aujourd’hui, on ne peut plus faire de la voile en se contentant d’acheter des bateaux : il faut les construire, embaucher une équipe, signer des contrats avec des sponsors… Notre boulot, c’est la voile. Mer Agitée est une boîte à outils globale qui se charge de l’administratif, de la gestion, des ressources humaines, de la technique aussi. Une fois que la structure est sur pied, elle peut servir pour plusieurs skippers, pas seulement pour moi. Il y a eu Vincent Riou de 2002 à 2006 avec PRB, et François Gabart est venu me voir en 2010 pour préparer le Vendée Globe 2012-2013 avec Macif.

Et en 2009, pourquoi avoir créé le bureau d’étude Mer Forte ?

Avec les courses que nous avons gagnées, et les systèmes que nous avons développés pour nos bateaux, notre savoir-faire nous a amené de la notoriété, si bien que des chantiers, des architectes, des plaisanciers nous ont demandé des conseils, des solutions. Mer Forte nous permet d’extraire le savoir-faire acquis par Mer Agitée pour le rendre accessible à l’extérieur.

En toile de fond, il y avait aussi l’idée que je ne vais pas forcément réussir à être performant toute ma vie sur un bateau, il fallait donc que j’imagine ma reconversion. Alors pourquoi ne pas faire de la technologie dans un sport que je connais bien ?

Mon métier, c’est d’optimiser un projet selon des contraintes données. Avec Mer Forte, on continue à faire ça, avec par exemple des contraintes d’argent, de temps de construction ou de fiabilité données par les clients. Les utilisateurs ne sont pas que des professionnels de la voile, mais des amateurs qui veulent naviguer, et que l’on aide à avoir un bateau avec lequel ils se sentent à l’aise. Mon rôle, au milieu de ces ingénieurs (douze personnes chez Mer Agitée et quatre chez Mer Forte), est d’apporter une valeur ajoutée par mon expérience, ma sensibilité à créer des systèmes.

Quels points communs voyez-vous entre chef d’entreprise et skipper ?

Quand on est skipper, on a l’habitude de prendre des décisions. A terre, on est le leader du projet, on donne les objectifs, le tempo, la motivation. Entre chef de projet et chef d’entreprise, il n’y a que quelques contraintes de plus. Pour moi, c’est la même chose.

Dates clés

16 juillet 1965 : naissance à Concarneau, en Bretagne.

1985 : première course autour du monde dans l’équipage d’Eric Tabarly, sur Côte-d’or, pour la Whitbread.

1992 : premier titre dans la Solitaire du Figaro.

1999 : création de l’écurie de course au large Mer Agitée.

2001 : première victoire dans le Vendée Globe avec PRB.

2002 : victoire sur la Route du Rhum sur Géant.

2004 : victoire dans la Transat anglaise sur Géant. Premier skipper à remporter successivement les trois plus grandes courses au large.

2009 : premier marin à remporter deux fois le Vendée Globe, avec Foncia ; élu meilleur marin de l’année par la Fédération française de voile pour la troisième fois. Création du bureau d’étude Mer Forte.

Aymeric Marolleau

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