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Le voilier, en plus d’être élégant, est utile. Retour sur une aventure de marins, de scientifiques et d’entreprises qui renseignent sur l’état de santé de l’océan.
C’est un fameux deux mats fin comme un oiseau, hisse et ho… Avec sa coque en aluminium, ses 36 mètres sur 10 et ses 140 tonnes – ce qui est peu habituel –, Tara est taillé pour les missions extrêmes. En 2006-2008 la goélette s’est d’ailleurs livrée à l’emprise des glaces dérivantes sur la banquise arctique pendant plus de 18 mois à la manière de l’expédition norvégienne Nansen, pour y étudier à la fois l’air, l’atmosphère et l’épaisseur de la banquise en prélevant des échantillons. Tara Expéditions organise des missions pour étudier et comprendre l’impact des changements climatiques et de la crise écologique sur les océans. L’expédition Tara Arctic a d’ailleurs donné lieu à 21 publications scientifiques, et un tiers des résultats du programme européen DAMOCLES sont directement issus de cette expédition. « Au départ nous avons été critiqués par le monde scientifique, mais tout a cessé quand nos expéditions ont donné lieu à des publications », affirme Romain Troublé, secrétaire général de Tara Expéditions. Mais ce voilier, qui embarque à chaque fois un équipage dans une grande aventure humaine, est aussi chargé d’histoire. Il se prénommait Antarctica lorsqu’il appartenait au célèbre explorateur français Jean-Louis Etienne, ou Seamaster lorsqu’il fut attaqué par des pirates dans l’embouchure de l’Amazone au Brésil et que son propriétaire de l’époque, Peter Blake, trouva la mort. Racheté par Agnès b., devenu le « Tara », en référence au film « Autant en emporte le vent », il multiplie les sorties depuis lors, en collaboration avec des laboratoires et institutions scientifiques prestigieuses. Que fait-il au pied du Pont Alexandre III, aux portes des Champs-Elysées, dans la grisaille parisienne de décembre 2015 ? Il est en fait amarré près du pavillon « Océan & Climat » qui a accueilli de nombreux évènements ouverts au grand public (expos, conférences…). La plateforme du même nom, dont il est à l’initiative et à qui il a fourni nombre de données, s’est battue pour inclure les océans dans les accords de COP21.
Huis clos et harmonie recherchée
Et l’équipage ? François Aura est marin et alterne missions et repos tous les quatre mois, changeant à chaque fois de poste comme une dizaine d’homologues diplômés de la marine marchande. Il s’occupe désormais des voiles, du pont et des winchs. Lesquels nécessitent un entretien permanent comme le moteur. « Nous les démontons régulièrement pour les nettoyer. Tout ce qui prend l’eau doit être constamment entretenu. De même pour les voiles qui subissent le soleil, la tension et l’usure. Nous n’avons pas le droit d’attendre que cela casse, la “panne” n’est pas permise comme en voiture », affirme celui qui a été second l’été dernier. La sécurité avant tout. « La présence des extincteurs et les exercices incendie ne sont pas inutiles. Il y a déjà eu des départs de feu, par une courroie qui a cassé et qui a généré des étincelles », énonce-t-il en descendant dans la grande pièce du centre, le carré, décorée de photos prises sur la banquise. Celle-ci sert de salle à manger, à se réunir ou à regarder des films. Une pièce est dévolue au matériel de radio, et le coin cuisine est tenu par Marion Lauters, qui optimise l’espace pour ranger les casseroles. « Je dois nourrir 14 personnes, et bientôt 16, ce qui demande un minimum d’organisation », déclare la jeune femme de 32 ans. Avant les cabines, un espace a servi à l’analyse des échantillons de planctons par les docteurs en biologie marine de 2009 à 2013, quand le bateau a sillonné les mers lors de la mission Tara Océan. Un artiste – écrivain, musicien… – est aussi toujours présent à bord. Le tout dans l’harmonie. « Tout le monde travaille aux tâches ménagères, pour mettre la table ou faire la vaisselle. Les scientifiques aident à prendre les quarts, entretenir les voiles, et nous aidons à mettre en place leur matériel », décrit François Aura.
Quête de financement
Les expéditions se sont enchaînées. En 2014 Tara Méditerranée a permis une sensibilisation sur les nombreux enjeux environnementaux liés à Mare Nostrum et un volet scientifique sur le plastique. La prochaine concernera le prélèvement de corail dans le Pacifique et en Asie du Sud-Est en 2016-2018, afin de mieux cerner le réchauffement, ce qui nécessite de nouveaux aménagements, notamment un caisson hyperbare pour les plongeurs. Tout cela a un coût. « Agnès b. prête le bateau et est mécène du projet, en finançant 30 à 40%. Le reste est pourvu par d’autres partenaires comme la fondation Veolia ou la fondation du Prince Albert II de Monaco, de grosses PME comme Serge Ferrari qui nous fournit des toiles capables de perdurer malgré les fortes contraintes, IDEC Groupe… », cite pêle-mêle Romain Troublé. Leur retour sur investissement ? « Leur mécénat permet d’afficher leurs valeurs. Ils peuvent inviter leurs clients aux conférences, envoyer des newsletters à leurs parties prenantes, organiser des concours internes, des cocktails à bord du bateau », ajoute le secrétaire général, qui sait que le prochain chantier prendra six mois pour changer le moteur, repeindre le pont et adapter le bateau à la plongée. Agnès b. a donné un million sur les trois millions nécessaires aux réparations, quand les laboratoires financent le matériel et gèrent les scientifiques. 80% de la prochaine expédition sont d’ores et déjà financés. Par la suite, il s’agira de se laisser à nouveau dériver sur l’Arctique pendant deux ans. L’avenir est dégagé pour ces explorateurs, alors que Ban Ki Moon, secrétaire général de l’ONU, a un peu plus crédibilisé leur aventure par ses deux visites à bord.
Partager ce vécu
Tara Expéditions incite les décideurs à des solutions concrètes par ses données, mais renforce aussi la conscience environnementale du grand public et des jeunes, notamment à travers le dispositif Tara Junior : près de 35000 élèves en France ont suivi ses aventures depuis dix ans. 17500 enfants ont pu visiter le bateau à travers le monde. Six documentaires et huit livres ont été réalisés pour partager les expéditions, deux millions de personnes ont eu l’occasion de voir une exposition sur les missions. Des ONG américaines ont aussi de gros navires à moteur pour ce type de missions, mais le fait de disposer d’une goélette d’exploration, capable de se perdre dans les glaces, de réaliser la moitié du parcours à la voile, permet de réduire les coûts « et ajoute une dimension de storytelling sans équivalent », précise Romain Troublé.
Julien Tarby