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La tête sur Terre, les pieds dans les étoiles
La conquête de l’espace reprend du poil de la bête. Ses déclinaisons et applications sur Terre semblent infinies si bien que GAFA, start-up et Etats s’empressent de l’embrasser pour nourrir une innovation constante dont M. Tout le monde bénéficie.
L’espace semble revenir à la mode : entre les missions diverses visant Mars, l’arrivée de Thomas Pesquet dans la station spatiale internationale (ISS), les essais de lancement des fusées réutilisables de Space X et Blue Origin, et autres Philae, on a même l’impression que cela faisait bien une trentaine d’années que l’univers n’avait autant fait la une. Si les années post-Seconde Guerre mondiale avaient vu les dépenses en la matière exploser – question de fierté nationale –, les budgets publics se sont vite vus réduits à leur portion congrue. Aujourd’hui, ces derniers restent faibles. Ce qui fait désormais la différence, c’est l’implication du secteur privé. Les projets qui aujourd’hui font l’actualité, comme Space X ou Blue Origin, ne sont pas le fait d’États, mais de particuliers (Elon Musk et Jeff Bezos, respectivement). « C’est quelque chose de totalement nouveau, souligne Henri Brochet, fondateur du cabinet ACDC Partners, spécialisé dans l’aérospatiale. Les agences restent très présentes, car elles rassemblent des compétences uniques ; mais le secteur spatial a beaucoup bougé en quelques années. »
La face du monde bouleversée
On peut se demander pourquoi des individus ayant a priori le sens des affaires se lancent ainsi dans une entreprise glorieuse, certes, mais surtout énormément coûteuse et peu rentable. La réponse est simple : parce que cela en vaut la peine – mais indirectement. En 2007, l’ESA (Agence spatiale européenne) avait estimé que le transfert de technologies spatiales avait créé 1500 emplois et entraîné des recettes annuelles dépassant 80 millions d’euros, soit entre 15 et 20 fois les dépenses engagées par les États membres pour le programme spatial.
Les agences ont bien conscience de cet état de fait, et elles supportent toutes les initiatives privées. En septembre dernier, par exemple, la NASA a sélectionné SpaceX pour devenir la deuxième compagnie privée (après Boeing) à pouvoir envoyer des astronautes sur la station spatiale internationale. Dans le même ordre d’idées, Moon Express, une start-up américaine, est la première entreprise privée à se voir accorder un accès à la Lune ; et Virgin Galactic, l’entreprise de tourisme spatial de Richard Branson, est autorisée à envoyer des charges utiles (jusque 400 kg) en orbite via le système LauncherOne.
Allant même plus loin, la NASA aussi bien que l’ESA ont adopté des dispositifs de transfert de technologies, rendant ainsi leur expertise accessible à des entreprises privées. Celui pour la NASA s’appelle Spinoff, et l’agence compte plus de 2000 d’entre eux : purification d’eau, prothèses, pneus, toutes sortes de matériaux ignifugés et à mémoire de forme… L’ESA s’est, elle, dotée d’un programme de transfert de technologies depuis quelques années, qui a déjà aidé 400 compagnies et transféré 200 brevets.
Des retombées inespérées
Grâce à l’attitude proactive des agences spatiales dans le transfert de technologies, beaucoup de secteurs bénéficient de notre fixette interstellaire. « Le spatial permet, grâce aux infrastructures qu’il construit, l’élaboration d’un grand nombre d’applications innovantes », souligne Henri Brochet. La santé, notamment, y gagne beaucoup. L’IRM avait été à l’origine développée par les ingénieurs du programme Apollo, qui cherchaient à améliorer la qualité des photographies de la sonde lunaire en vue des futurs atterrissages ; une pompe cardiaque miniaturisée (pour les patients en attente de greffe) est directement dérivée des pompes à carburant de la navette spatiale… Qui plus est, les expériences menées sur la station spatiale internationale permettent de récolter des données précieuses sur notre biologie. Et en parlant de récolter des données, la nécessité de pratiquer des examens à distance sur les astronautes a donné un boost considérable à la télémédecine ; les agences spatiales ont des partenariats avec des universités et des instituts de recherche pour transposer et développer les avancées.
De fait, l’innovation spatiale, de pointe, bénéficie à presque tous les secteurs d’activité : « Le numérique, les nanotechnologies, les biotechnologies, tout le champ des sciences cognitives, pour ne citer que celles-là, énumère Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet de conseil Asterès. Grâce à la convergence, tous ces domaines bénéficient de l’innovation spatiale. » En regardant bien, on trouve presque partout de la poussière d’étoile dans toutes nos technologies d’aujourd’hui. C’est aussi en ce sens que la conquête de l’espace a été, pour l’humanité, le franchissement d’un palier. Et nous n’avons pas encore évoqué les satellites…
Révolution invisible en marche
On ne le réalise plus, mais sans eux, notre monde moderne n’existerait pas. Et oui : pas de télécommunications, pas de géolocalisation… et pas de météo ! « Sans satellites, la planète s’arrête », soulignait Jean-Yves le Gall, président du CNES. Ce n’est pas une exagération : « Lorsqu’on mesure l’imbrication de toutes les applications spatiales dans la vie quotidienne, on voit bien que c’est la réalité », continue-t-il. Un exemple suffit à le démontrer : la géolocalisation. Sans les Navstar américains – originellement envoyés par le département de la Défense à des fins militaires et sur lesquels repose le système GPS –, pas de Google Maps, pas de Uber, pas de Waze… En attendant bien évidemment, l’exploitation de Galileo, constellation européenne faite d’une trentaine de satellites qui va bientôt rendre l’Europe indépendante du GPS (Navstar) ou encore de GLONASS, les deux principaux systèmes de positionnement de satellites à l’échelle mondiale.
Compte tenu de cette importance, l’arrivée des satellites, et leur capacité à récolter des données, est ainsi presque une révolution parallèle, aussi importante que celle du numérique – mais invisible. Un paradoxe : l’espace est un sujet de fascination sans fin mais la dépendance complète de notre société à l’égard du firmament est en général passée sous silence ou ignoré. Du moins pour le grand public ; les entreprises, elles, s’en souviennent très bien – au premier rang desquelles on trouve les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).
Ce qui intéresse ces dernières, c’est avant tout de continuer à construire l’écosystème nécessaire pour leur service, à savoir principalement l’amélioration de la connectivité – un réseau haut débit le plus global possible. Google a racheté en 2014 l’entreprise Titan Aerospace, spécialiste de drones solaires capables de rester en l’air pendant cinq ans en vol géostationnaire. Des sortes de mini-satellites, en fait, qui permettraient d’apporter Internet dans les régions les plus reculées à moindres frais. Facebook, quant à lui, a lancé également en 2014 un « Connectivity Lab », qui poursuit les mêmes objectifs en ayant recruté des ingénieurs spécialisés dans l’aéronautique ainsi que deux en provenance des laboratoires de la NASA.
Manne insoupçonnée de données
Mais l’implication des acteurs majeurs du numérique n’est que la partie émergée de l’iceberg. La vraie richesse – et qui reste encore largement à défricher – réside dans l’utilisation, grâce aux technologies issues du Big Data, de la manne de données récoltées par les satellites. L’importance capitale des satellites a bien été comprise par les États. Le projet Copernicus – lancé en 2001 sous le nom GMES, le volet européen émanant d’une initiative globale, GEOSS, lancée par les Etats-Unis, le Japon, l’Afrique du Sud et l’UE – dirigé par l’Union Européenne et l’ESA, vise à faciliter l’accès et l’exploitation des données spatiales. « Il rassemble l’ensemble des informations obtenues à partir de satellites environnementaux et d’instruments de mesure sur site, afin de produire une vue globale et complète de l’état de notre planète, explique le CNES. Il permettra ainsi de suivre l’évolution de l’occupation des sols, de caractériser les variables bio-géophysiques sur les terres émergées, de prévoir l’état des océans, d’apporter une aide à la gestion de crise sur des zones affectées par des catastrophes naturelles ou industrielles, de suivre la composition chimique et la qualité de l’air, de ré-analyser des variables climatiques essentielles et de développer des outils pour la mise en place de services climatiques. » Par ailleurs, Galileo, projet européen de géolocalisation, est rentré en activité en décembre dernier et promet de rendre possibles plus de services encore que le système GPS… La palette large de sujets permet de se faire une idée du potentiel énorme pour des nouveaux services et applications, aussi bien dans les domaines maritimes, agricoles, des transports, que de l’urbanisme, de l’énergie… Un potentiel que n’hésitent pas à explorer de nombreuses start-up (voir encadré). Par exemple, Qucit, jeune entreprise parisienne, utilise les images satellites pour récolter des données pour ses applications à visée urbaine. « En faisant subir plusieurs traitements aux images, on peut déterminer exactement la position et la taille des buildings, mais aussi celles des arbres, des espaces verts… Autant de données qui ne sont pas pour l’instant disponibles », explique Rémi Delassus, data scientist chez Qucit. L’intérêt ? Arriver à prédire l’émergence de phénomènes urbains, aussi bien pour l’usage des collectivités que des habitants. « Nous avons par exemple été missionnés par la Ville de Paris pour étudier le réaménagement de la place de la Nation, en qualifiant l’impact de l’environnement sur le confort des usagers, et nous avons réalisé des API pour les Vélib pour prédire et éviter les problèmes d’enlèvement et de disponibilité », explique Marie Quinquis, commerciale chez Qucit. Il se crée ainsi un véritable écosystème autour du spatial, et les progrès actuels sur le coût des satellites et des lancements (l’Inde vient de lancer simultanément 104 petits satellites, un nouveau record) ne vont que renforcer cette tendance.
Des nouveaux marchés
Au-delà de tout ce potentiel terrestre, l’exploration spatiale (on ne parle plus de conquête) présente ses nouvelles opportunités pour un futur un peu plus lointain, certes. Certains n’hésitent pas à s’y intéresser, même si cela ressemble encore à de la science-fiction : tourisme spatial, construction d’habitats lunaires ou martiens, exploitation minière d’astéroïdes… Les problèmes techniques soulevés sont évidemment colossaux, mais l’obstacle principal est en fait légal : il n’existe aucun corpus de loi sur la propriété et l’exploitation de ressources dans l’espace. En Europe, le Luxembourg a le premier pris l’initiative de construire un cadre légal, espérant devenir ainsi le pionnier dans ce nouveau marché. L’exploration spatiale a encore largement de quoi nous faire rêver – et nous faire progresser – pendant longtemps…
Pôles de compétitivité
Le nouveau boom de l’espace, conjugué aux nouvelles technologies et à la manne abondante des données satellitaires, fait émerger tout un écosystème de start-up. Elles explorent pour la plupart ce qu’on appelle des applications spatiales, reposant en tout ou partie sur l’exploitation de données récoltées par des satellites. Cela peut aller de l’observation des océans – avec derrière les possibilités de proposer des services pour la navigation, le suivi des nappes de pollution, la mesure de l’état de la mer, etc. – à l’analyse des rendements viticoles, en passant par toutes les variations possibles de la géolocalisation. Compte tenu de la disponibilité et de la précision croissante des données satellitaires, cette éclosion de masse n’est pas près de s’arrêter, d’autant que la plupart des pays ont bien compris l’importance d’investir le secteur. La France, comme d’autres, a ainsi lancé un dispositif de soutien aux jeunes pousses : Booster. Quatre pôles de compétitivité, répartis sur le territoire, ont été labellisés : le Booster Morespace en Bretagne, Nova dans le Grand Sud-Ouest, Paca dans le Sud-Est et Seine Espace en Île-de-France.
Jean-Marie Benoist