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Dopés à la data ?
Jusqu’à 4,5 millions de données peuvent être collectées pendant un match de football professionnel. Quels usages sont faits de ces données ? Et comment leur exploitation influence le milieu ?
Occupant une place croissante dans les esprits des professionnels comme des spectateurs, la culture du chiffre s’immisce dans le monde du football. Données et statistiques sur les joueurs et les matchs sont aujourd’hui citées par les journalistes, analysées par les clubs, scrutées par les parieurs et commentées sur les réseaux sociaux. Au point qu’aucun recrutement de joueurs professionnels ne semble désormais pouvoir se concrétiser sans un œil sur ses dernières “stats”.
La Royal Air Force créatrice du kick and rush
Si le phénomène prend de l’ampleur depuis dix ans avec la multiplication des sources de collecte de données et le développement d’algorithmes pour les analyser, l’intérêt des milieux sportifs pour les statistiques est un peu plus ancien. Dans leur ouvrage The Numbers Game, sous-titré pourquoi tout ce que vous savez sur le foot est faux, David Sally et Chris Anderson racontent comment un ancien commandant d’escadron de la Royal Air Force, Charles Reep, a inspiré la tactique anglaise du “kick-and-rush” tirée de ses observations de près de 2 000 rencontres depuis les années 1950.
Recruter des joueur sous-cotés grâce aux statistiques
La démarche ne commencera cependant à se développer, voire à s’industrialiser, qu’après le succès, dans les années 90, d’un pionnier, l’Américain Billy Beane dont l’histoire est racontée dans le livre Money Ball, de Michael Lewis, et le film Le stratège, sorti en 2011. Ancien joueur de baseball professionnel, puis directeur général de l’équipe des Athletics d’Oakland (Californie), Billy Beane « est le premier à utiliser les statistiques de performances des joueurs pour optimiser la constitution de l’équipe en fonction des besoins et du budget du club », souligne Luc Arrondel, économiste, directeur de recherche au CNRS et auteur, avec Richard Duhautois, de L’argent du football (juin 2018). Billy Beane développe ainsi une approche statistique du baseball, dite «sabermétrie» (issue de l’acronyme SABR pour Society for American Baseball Research), pour recruter des joueurs sous-cotés et obtenir le meilleur ratio masse salariale/résultats possible.
Dans le monde du foot professionnel, c’est Arsène Wenger, désormais ex-entraîneur d’Arsenal, qui fait office de précurseur, en décidant d’un recrutement sur la seule base de statistiques. « A la recherche d’un milieu récupérateur capable de courir sur de longues distances pour remplacer Patrick Vierra, il mise sur un jeune joueur, Mathieu Flamini, que seuls les chiffres mettent en avant. Il offre ainsi son premier contrat pro au joueur de l’Olympique de Marseille en 2004, pour un transfert de «seulement» 480 000 euros », rappelle Gauthier Stangret, auteur de Le foot est une science (in)exacte.
Opta et Prozone, la face cachée de l’iceberg football ?
Depuis, la pratique s’est développée et des sociétés spécialisées alimentent désormais les clubs, mais aussi les médias et les parieurs, en données et analyses. Ce marché est dominé par deux principaux acteurs : Opta, dont les analystes scrutent chaque match, et Prozone, dont les caméras équipent les stades de Premiere League. Ces sociétés comptent parmi leurs clients des clubs comme le FC Barcelone, Arsenal, Dortmund, ou l’équipe de France. Des sociétés françaises, comme Sport Easy ou My Coach Football, cherchent également à démocratiser l’usage de ces outils en proposant des supports numériques aux clubs. Avec d’autres acteurs proposant des capteurs, des GPS, des logiciels d’imagerie vidéo ou même des drones, ces sociétés appliquent les principes du Big data en recoupant et exploitant les données physiologiques mais aussi technico-tactiques récoltées, afin d’acquérir une meilleure compréhension du jeu. Certains clubs, parmi les plus aisés, ont créé des cellules dédiées en interne pour analyser les données collectées.
Réduire les blessures et optimiser les performances physiques
Très répandue dans les clubs anglais et en Allemagne, la pratique reste moins développée en France. Une question de moyens, mais pas seulement. « En France, seul le PSG dispose d’une structure dédiée. Ce n’est pas un problème de budget. Le frein est plutôt culturel. Les clubs n’y voient pas d’utilité et fonctionnent à l’intuition. Or, ce sont des outils d’aide à la décision, qui ne la remplacent pas ! », estime Luc Arrondel.
Malgré ces réserves et s’il reste difficile d’évaluer un joueur par rapport à un collectif qui influence le jeu et les performances individuelles, les clubs s’appuient de plus en plus sur ces outils. « Les décisions de transferts, par exemple, s’appuient désormais sur des modèles d’évaluation, comme celui élaboré par l’Observatoire du football du Centre international d’études sportives (CIES), basé à Neuchâtel. L’ambition est d’identifier des joueurs sous-cotés au regard de leurs performances », constate Luc Arrondel. Les usages touchent également à l’entraînement. « Collecter et analyser ses données physiologiques permet de mieux connaître le joueur, d’individualiser les séances et de doser les charges de travail à l’entraînement. Les clubs peuvent ainsi réduire le nombre de blessures dans l’effectif et optimiser les performances physiques », indique Gauthier Stangret, qui pointe par ailleurs le risque d’une dérive avec une individualisation exacerbée de ce jeu pourtant collectif.
Autre influence de l’usage des statistiques, la gestion même des clubs est mise en données. Budget, masse salariale, ratio entre performances et budget, nombre de spectateurs en lien avec les performances du club : « Ces données servent les intérêts du club comme entreprise », analyse Patrick Mignon, ancien responsable du laboratoire de sociologie de l’Institut national du sport et de l’éducation physique (Insep). « Cet usage peut se mêler avec celui fait des données issues du terrain. Le recrutement de Neymar par exemple permet d’augmenter le nombre de spectateurs et les droits de retransmission télévisée. Il y a ici une articulation entre le développement du club et celui de l’équipe. » Mais, selon le sociologue, cette articulation peut être source de conflit. « Une partie du travail de l’entraîneur ne relève pas du domaine statistique, mais de choix stratégiques. Deux logiques et deux finalités peuvent ainsi s’opposer : d’un côté, il s’agit de gagner la compétition, de l’autre, il est question de gagner de la visibilité. Les technologies peuvent booster ce phénomène conflictuel », explique le sociologue.
Elsa Bellanger