La « Françologie », un pessimisme erroné

« Parés pour prendre le TER ? J’ai quand même un peu peur… »
« Parés pour prendre le TER ? J’ai quand même un peu peur… »

Temps de lecture estimé : 3 minutes

« Rendez-vous en terre inconnue »

Des pans entiers du territoire deviennent exotiques aux yeux des 16 métropoles françaises. Une erreur dangereuse pour ces régions, alors que de nouvelles perspectives s’y dessinent.

Et si le New York Times, qui a envoyé un reporter à Albi pour illustrer « la décomposition » d’une partie du pays, n’était pas si caricatural ? L’ouvrage de Christophe Guilluy sur la « France périphérique » a fait couler beaucoup d’encre, dont celle d’EcoRéseau Business (Grand Angle sur les perspectives économiques de cette France oubliée, n°41). Mais l’opposition aux zones rurales des métropoles intégrées dans la mondialisation dépasse désormais la sphère économique. Comme avant chaque grande élection nationale, les reportages et analyses ont fleuri en mai sur Bourg-en-Bresse, Charleville-Mézières, Béziers, Vesoul… dont les citoyens allaient peser sur le vote final. A la différence cette fois-ci que ces habitants de territoires subissant un déclin commercial, urbanistique et économique, ont presque été étudiés comme des êtres de cultures et pays différents. Au point qu’a émergé un genre, la « françologie », qui se décline en rapports, essais et études aussi bien qu’en films, expositions photographiques. « Le sentiment des élites urbaines a toujours été arrogant à l’égard de ce qui se passe en province, cela s’entend à la radio tous les jours. Mais par le passé les jeunes éduqués en ville allaient passer leurs vacances à la campagne, en famille ou en colonie. Aujourd’hui toute une catégorie de gens ne connaît pas la France provinciale », décrit Bernard Lecomte, ancien journaliste à La Croix, L’Express et Le Figaro Magazine, qui a écrit « Paris n’est pas la France » (1). A quand les expéditions en immersion au cœur de cette France reculée ? Un fossé culturel exagéré voire erroné, et dangereux.

Abus manifeste

Des localités fonctionnent juste au ralenti, quand d’autres ont déjà bien amorcé leur déclin. L’ensemble de la France périphérique n’est pas homogène, mais le ressenti à son égard est le même : une condescendance mâtinée de curiosité pour cette France quasi-muséographique dont on voudrait garder des traces, comme le révèle Olivier Razemont auteur et blogueur pour Le Monde, qui a écrit « Comment la France a tué ses villes » (2). C’est en surfant sur cette tendance que Vincent Noyoux propose, de manière décalée, le Tour de France des villes incomprises et formes urbaines déclinantes et peu sexy. « Sous-préfecture ennuyeuse, vallée sinistrée, port industriel, ville de garnison, banlieue lointaine », annonce la quatrième de couverture. Au-delà de l’aspect humoristique, il est intéressant de noter que l’auteur saisit, comme dans un véritable guide touristique, des points d’intérêt. C’est cette même « soif de découverte » qui guide la reporter de guerre Anne Nivat se rendant dans son livre-enquête « Dans quelle France on vit » (3) dans des villes moyennes telles Évreux, Laval, Laon, Montluçon ou Lons-le-Saunier pour y étudier avec bienveillance les autochtones. Comme si les sondages et micros-trottoirs ne suffisaient plus à prendre le pouls de cette population. « La rupture culturelle et politique tient juste à l’ignorance. On ne sait pas dans les métropoles ce qui se passe dans le reste du pays, soit 95% de la superficie, et 60% de la population. N’oublions pas que les médias nationaux se concoctent dans une seule des 36000 communes… », observe Bernard Lecomte, qui est parti s’installer à la campagne en Bourgogne pour s’occuper de la communication du Conseil régional. Le journalisme du lointain, voire l’ethnographie utilisés pour décrire cette France – où dominent les emplois publics, agricoles, ouvriers, ainsi que les services à la personne, bien loin de la « French Tech », des services financiers et des agences de communication digitale – sont bien inutiles et amplificateurs de tensions.

Sentiment d’abandon en réponse

La désertification des centres villes, due à la grande distribution en périphérie et à l’hypermobilité permise par l’automobile, ainsi que la déprise immobilière, sont une réalité pour ces territoires que les jeunes veulent quitter. De surcroît les études montrent que leur spécialisation industrielle, héritée de l’histoire économique, les rend plus vulnérables aux coups de semonce de la mondialisation. Mais c’est surtout le réflexe anti-centralisateur, visant à rendre Paris responsable de tous les maux, qui renforce la fracture. « Les efforts fournis pour l’aménagement des métropoles et du Grand Paris en particulier accroissent cette impression de différence de traitement », déplore Julien Damon, professeur associé au master urbanisme à Sciences Po Paris. Et s’il s’agissait avant tout d’un problème de perception ? « Les journalistes parisiens sont incapables de mesurer que la progression du FN en France est d’abord due à la désertification médicale dans les campagnes et petites villes », illustre Bernard Lecomte, selon qui la désindustrialisation ou la désertification commerciale ne sont hélas pas nouvelles. « Que les villages se vident n’est pas une évolution sociologique qui énerve les gens ; mais ils se sentent abandonnés s’ils constatent la disparition des services publics ou des centres médicaux qui touchent à l’intime. » Une incompréhension réciproque que la « françologie » caricaturale va aggraver.

Un mode de vie disparaît, un autre pourrait apparaître

Pourtant, les nouvelles technologies augurent d’un futur qui n’est pas si sombre pour ces territoires proposant une qualité de vie sans pareille. « Dans ma région de Puisaye en Bourgogne, de plus en plus de gens évoluant dans la communication, le graphisme, le journalisme s’installent. Le télétravail va attirer nombre de salariés », illustre Bernard Lecomte – mais aussi des dirigeants qui pourraient y déménager leur structure à l’avenir, comme le souligne Emmanuel Derrien, éditeur de solutions de performance pour TPE/PME à Bourges : « Le simple marketing territorial ne suffit plus, il faut prouver rationnellement aux dirigeants qu’il est intéressant de déménager d’un point de vue du ROI, en chiffrant les coûts de leur turnover, des retards de leurs équipes et de leur surplus de loyer… » Croire que cette part de France a vocation à devenir un « hinterland » malade des métropoles et que ses habitants sont les symboles d’un monde en disparition – comme la « françologie » le sous-entend – semble donc bien aussi inapproprié que contre-productif.

Pierre Havez

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