Temps de lecture estimé : 3 minutes
« Intéresse-moi si tu peux »
Les bouleversements technologiques et managériaux induisent des postes toujours plus transversaux et évanescents. Quelques pistes pour garder les esprits impliqués.
«Scrum Master», «Feelgood manager », «Chief talent officer»… Certains intitulés sophistiqués de postes paraissent plus faire référence aux compétences d’un gourou de secte qu’à des métiers à l’ancienne. Si certains d’entre eux répondent pleinement à des besoins apparus avec l’utilisation de nouvelles technologies ou la mise en place de concepts managériaux innovants, d’autres sont plutôt des enjolivements sémantiques de fonctions superflues, voire sans intérêt, pouvant conduire à terme ceux qui les exercent au «bore-out» – l’ennui au travail – ou encore au «brown-out» – la perte de sens. Ce que l’anthropologue et activiste altermondialiste américain David Graeber nomme sans ménagement les «bullshit jobs» ou «métiers à la con». Si certains s’en contentent et même s’y épanouissent (!), d’autres finissent par rendre les armes et plonger dans la démotivation. Le phénomène ne semble pas anecdotique, et serait une des causes des reconversions toujours plus nombreuses de jeunes diplômés vers des métiers artisanaux ou de commerces de proximité (1). Le turnover dans les entreprises est néfaste pour leur cohérence, leur développement et leurs bourses, conduisant nombre de managers à réfléchir aux moyens d’éviter de tomber dans ces «bullshit jobs», ou du moins dans le sentiment d’exercer un «métier à la con».
Peur de la superficialité
Ces boulots qui deviennent kafkaïens pour ceux qui les exercent naissent souvent dans les grandes structures. Pour David Graeber qui a employé le premier l’expression dans un article pour Strike! Magazine en 2013, ces jobs émanent en priorité de la bureaucratie de l’entreprise mondialisée, avec ses ressources humaines, ses relations publiques, ses avocats d’affaires, ses experts en influence et autres consultants… Il y distingue cinq catégories, qui prêteraient à sourire si elles ne faisaient pas penser à certains : «faire-valoir» avec une nomenclature flatteuse pour habiller d’anciennes fonctions plutôt inutiles, «sbires» qu’une entreprise recrute pour la seule raison que ses concurrents le font, «sparadraps» dont la mission consiste à résoudre un problème qui n’existe pas, «timbres-poste» signalant que l’entreprise se saisit d’un sujet à la mode, «contremaîtres» censés superviser des gens qui se débrouillent très bien tout seuls. Exagéré ? Certainement. Le phénomène est en tout cas révélateur d’une complexification des postes aux tâches toujours plus transversales. Certains s’y retrouvent au final, quand d’autres se demandent au bout d’un temps ce qu’ils sont venus faire dans cette galère. C’est au manager qu’incombe la délicate mission d’éviter le désenchantement.
Communication et souci de l’autre, les fondamentaux
N’oublions pas que plus de la moitié des personnes qui démissionnent le font à cause de leur patron, selon les études. Bien souvent c’est l’attitude de ce dernier qui instille le doute chez les équipes, qui finissent par se poser des questions sur le sens profond de leur activité. « Cela paraît évident, mais est souvent occulté faute de temps ou d’envie : les managers doivent communiquer fréquemment et intensément avec leurs collaborateurs afin de les rassurer, mais aussi de connaître leurs éléments de motivation : la reconnaissance, l’augmentation, l’épanouissement… D’autant plus que ces leviers peuvent se cumuler, et évoluer selon les étapes de vie », explique Damien Girard, associé du cabinet en management Florilège.
«Empowerment» et autonomie
Quand les salariés travaillent sur ce qui les intéresse dans la vie, les risques qu’ils éprouvent un jour le sentiment de «bullshit job» sont minimes. Elargir leurs champs d’action est donc la garantie d’englober des tâches qui leur apportent de la satisfaction. Pourtant, certains dirigeants encore très «tayloristes» dans leur approche y répugnent et préfèrent cantonner chacun à un périmètre d’activité restreint, précisément parce qu’ils craignent une baisse de la productivité. Une hérésie selon Jean-Charles Samuelian, fondateur d’Alan, entreprise de croissance qui a obtenu l’agrément pour être assureur, et professeur au sein de Lion, l’école des employés de start-up : « Si je ne pense pas que les salariés s’ennuient chez nous, c’est parce que leur «empowerment» est important. Je leur rappelle sans cesse leurs objectifs et résultats, et ils bénéficient d’une autonomie très large pour utiliser différents chemins, s’essayer à des nouveautés, développer des compétences… pour y parvenir. »
Ambiance de challenge perpétuel
Le management ne connaît jamais de temps faibles. Si les collaborateurs manquent de talent, la mission de les faire monter en compétence – en technique ou soft skills – est évidente. Mais si l’équipe est douée, il convient de trouver de nouveaux terrains où elle peut étendre sa gamme de compétences. Les meilleurs éléments aussi exigent un feedback, sous peine d’éprouver une sensation de stagnation et de baisse de leur employabilité. « Mieux vaut donc trouver les moyens de les challenger intellectuellement, de leur faire relever des défis qui leur semblaient impossibles à première vue parce que trop ambitieux ou en dehors de leurs responsabilités habituelles, tout en les alignant sur les intérêts de l’entreprise », affirme Damien Girard. Même dans des jobs qui ne paraissent pas avoir un impact démesuré sur la marche de l’entreprise, il est possible de faire sortir le collaborateur de sa zone de confort, avec des exigences incitant à l’exploration et la créativité…
« La révolte des premiers de la classe : métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines », de Jean-Laurent Cassely, Ed. Arkhê, Paris, 2017.
Julien Tarby