Temps de lecture estimé : 5 minutes
Chorégraphies contemporaines
Le corps parle constamment. Les décideurs l’apprennent de plus en plus pour mieux en jouer ou à leurs dépens…
«Ton boss, malgré ses talents de funambule, est physiquement bancal. Et ça, le public le voit. Cela provoque une gêne, une suspicion sur ce qu’il dit, même s’il le dit avec toute la maestria d’un Mozart du beau discours »… Cette phrase tirée de « La communication expliquée à mon patron » (1) souligne que le corps parle. Mieux vaut apprendre à le comprendre – pour décrypter intentions et états émotionnels des autres –, et à maîtriser le sien… « La capacité à créer le lien avec le public, la gestion des émotions face aux questions inattendues se travaillent », souligne Marwan Mery, fondateur de MMG, cofondateur de l’agence des négociateurs, spécialiste en lecture comportementale. L’expression d’un leader d’opinion, dans une salle ou à la télévision, se construit dans la communication non verbale : « Pose du corps, tenue, gestuelle, regard… Et ce avant les autres critères », avance Thierry Saussez, créateur du Printemps de l’Optimisme et conseiller en communication. Seulement 7% de la communication humaine passent par des mots. Les 93% restants sont du langage non-verbal d’après les études… Fin février, Kellyane Conway, la conseillère de Trump, qui se tenait sur une photo avec les pieds posés sur le canapé du Bureau Ovale de la Maison-Blanche, a choqué… Certains signes indiquent si l’interlocuteur se moque du sujet, cherche à mentir, draguer, dominer… « Les gens oublient communications rationnelles, chiffres et arguments étayés, retenant émotions, mimiques, anecdotes, et peut-être une information dominante pour conforter le tout », affirme Thierry Saussez. De quoi réduire à néant la thèse de Pierre Bourdieu, reprise par Régis Debray, évoquant cette politique du corps qui réduit le débat à rien. « Il existe autant de vérité dans un geste que dans un mot », insiste Thierry Saussez.
Les exemples célèbres ne manquent pas
Même si les Latins sont plus gesticulants que les Anglo-Saxons ou les Nordiques, les règles sont peu ou prou les mêmes en Occident. Quand Nixon, sur la sellette devant les journalistes lors du Watergate, a les mains dans le dos qui se touchent entre elles, comme pour se rassurer, tout le monde comprend qu’il est sur la défensive. Il s’éloigne du pupitre comme s’il était attaqué par la meute. Il dit qu’il n’est pas un escroc, tout en reculant son corps, comme pour prendre de la distance par rapport à son mensonge. Il croise rapidement les bras comme pour se protéger, et inconsciemment fait « non » de la tête. C’est ce même balancier que Bill Clinton exécute à son insu 20 ans plus tard, lorsqu’il nie au micro avoir eu une relation sexuelle avec Monica Lewinsky. Malgré l’entraînement le visage trahit. Alain Juppé, sifflé par les militants LR en novembre 2014 parce qu’il aspire à des primaires ouvertes, ne laisse rien transparaître si ce n’est… sa crispation de bouche, signe qu’il est agressé, laissant apercevoir les dents du bas, classique des situations de peur ou de surprise. Emmanuelle Cosse – ministre du Logement interrogée sur l’affaire Denis Baupin, qui est son mari – ne peut maîtriser ses yeux qui reviennent toujours à gauche, révélateurs de son doute et de son envie de fuite.
Les luttes insoupçonnées des décideurs
« C’est la résistance la plus héroïque du Canada »… Les internautes ont ri de la crispation de Justin Trudeau lors des salutations avec Donal Trump, qui a pris pour habitude de tirer vigoureusement la main de son interlocuteur à lui pour affirmer son ascendant. Les petits gestes fixent la hiérarchie entre décideurs, et ils le savent. Lors des poignées de main sous les flashs, les dirigeants cherchent toujours à être à gauche, pour ne pas montrer la paume et être en position de vulnérabilité. Quand Ehoud Barack et Yasser Arafat se battent pour ne pas franchir la porte en premier, la bonne entente n’est que de façade. L’heure est plutôt à la lutte d’influence. Au Moyen-Orient, celui qui a le pouvoir indique le chemin et passe en second. Tous s’efforcent de maîtriser ces codes pour, dans l’inconscient collectif, attirer la sympathie et planter des banderilles dans le flanc de leurs alter egos. Georges W. Busch se permettait de passer après Tony Blair et de lui administrer quelques tapes amicales dans le dos en entrant, même au 10 Downing Street, afin de réaffirmer son pouvoir. Certains se laissent emporter dans leur antagonisme et paraissent finalement agressifs ou condescendants aux yeux du public. Ainsi Laurent Fabius, ministre de gauche, aurait dû éviter son revers de main dédaigneux et bourgeois à l’encontre de Jacques Chirac en 1985 lors de leur débat, en disant « cela suffit, vous parlez au Premier ministre de la France ».
Trouver sa cohérence
Mais dans l’ensemble les comportements se lissent à cause de la télévision et des émissions de décryptages. Les tribuns se font rares. « Les corps s’affinent. La rondeur, la bonhommie disparaissent, comme d’ailleurs les accents régionaux ou le parler populaire d’un Georges Marchais », pointe Clément Arambourou, sociologue, docteur en sciences politiques à Bordeaux au centre Emile Durkheim, qui étudie le corps et la production du genre en politique. Quelques gestes permettent pourtant de sortir de sa réserve et de toucher les gens. « François Fillon a posé la main sur son cœur lors des résultats de la primaire. Dommage pour lui, il ne s’est pas approprié ce geste naturel ; Benoît Hamon l’a d’ailleurs repris. A l’inverse les bras ouverts quasi christiques de Donald Trump, comme pour embrasser la foule, sont devenus sa marque de fabrique », observe Jacques Séguéla, communiquant et publicitaire fondateur d’Euro RSCG devenu Havas, selon qui le maître du genre reste Barack Obama : « sa gestuelle est réservée, de grande classe, mais il sait souligner le moment fort du discours en pointant du doigt, alors que le reste du corps reste immobile ». Et pourtant, reproduire ses mimiques ne servirait à rien car il n’existe pas de loi inscrite dans le marbre, selon Jeanne Bordeau, fondatrice de l’institut de la qualité de l’expression, bureau de style en langage : « Bien sûr il faut savoir tenir physiquement le silence face au public. Retenir l’attention, être l’interprète de son discours, scander son propos, maintenir les épaules ouvertes et bouger les mains harmonieusement. L’orateur est en relation avec l’autre par son attitude physique comme un cavalier ou un danseur, il sent le feedback du public qui respire. Mais les moyens d’y parvenir sont multiples et dépendent de ses préférences. Tout dépend de ce qui le met à l’aise, la position assise, les déplacements, le pupitre ou non… » Le repérage des lieux est essentiel selon cette lexico-picturaliste qui raconte l’année en mots et écrits sur des tableaux exposés. Evidemment certaines attitudes se peaufinent, à l’exemple de Mitterrand qui, sous les conseils de Jacques Séguéla, joignait ses mains l’une sur l’autre pour travailler son image de sphinx et « habiller » les silences. Ou encore cette manière de faire croire, lors du discours, qu’on connaît personnellement des gens dans le public en les pointant du doigt. Mais trop s’éloigner du naturel dénote, d’autant plus avec la kyrielle de caméras. « Si Fillon avait été extatique lors de son premier meeting, tout le monde aurait ri », remarque Jacques Séguéla. La place du naturel est encore cruciale. « Les leaders tentent souvent de gommer toute leur gestuelle personnelle, ce qui est contre-productif. Un signe vers le haut pour symboliser une courbe qui monte est essentiel, plus que des mots chocs », soutient Ariane Warlin, media trainer pour dirigeants. Conviction et naturel font mouche. « Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, plus habités, laissent parler leur spontanéité, s’exprimant quasiment sans notes. On sent plus chez les autres des mécanismes de discours réfléchis à l’œuvre », remarque Thierry Saussez.
Des erreurs flagrantes
La fausse route classique est de sur-jouer, d’appuyer des gestes appris par cœur. « Lors de mes formations je montre la vidéo d’une femme politique attaquée : celle-ci ne sourit qu’avec la partie basse du visage, déglutit, cligne anormalement des paupières. Il y aura toujours des gestes subreptices, mi-conscients qui viendront trahir l’artifice », déclare Eve Herrscher, directrice de l’Institut Européen de synergologie à Paris, selon qui nombre de responsables trop cornaqués adoptent la même gestuelle et manière de s’exprimer. « Ils en deviennent peu fluides, paraissent empruntés dans une sorte d’énergie forcée. » Ainsi Edouard Balladur, lorsqu’il est monté sur une table au Bourget pour saluer ses fans, a-t-il perdu des points dans l’opinion publique. « Il importe avant tout de rester fidèle à l’image donnée sur le long terme », conseille Thierry Saussez. Dans le monde économique, gare à ceux qui osent trop, qui privilégient le show en mode Apple. « Les écarts sont moins tolérés par les petits actionnaires, dont les économies sont en jeu. Les jeunes patrons s’y essaient, mais le font plutôt devant leurs troupes », observe Jacques Séguéla. L’instantanéité est moins de mise, la communication rationnelle prime encore, quoique, comme le remarque Thierry Saussez, « la gestuelle spontanée va de plus en plus compter, car en pleine crise politique les dirigeants d’entreprise sont plus interrogés sur l’environnement, la formation des jeunes, l’emploi… »
(1) La communication expliquée à mon patron (de Laurent Sabbah, éd. Johnson & Brownson Publishing, 2017)
Aspect du corps
Vers plus d’honnêteté ?
Le débat télévisé Nixon-Kennedy est un tournant. L’image corporelle est devenue essentielle. Nixon, viril, avait refusé qu’on le maquille au premier débat. Il a transpiré sous les projecteurs et a fait pâle figure à côté d’un Kennedy bronzé et athlétique. Les sondages donnaient Nixon gagnant auprès des auditeurs radio, Kennedy auprès des auditeurs télé. Les politiques le savent désormais. « J’ai décidé de changer mon corps pour mieux incarner la France », déclare François Hollande en 2012 à propos de son régime sur France 2. Pourtant il n’y a pas de corps prédestiné à la politique selon Clément Arambourou, sociologue, docteur en sciences politiques à Bordeaux au centre Emile Durkheim, spécialiste du sujet : « Toutes sortes de corps ont été au pouvoir. Simplement celui qui fait de la politique doit en jouer comme d’un instrument, utiliser ses caractéristiques ». Le tribun a petit à petit été remplacé par le technocrate. C’est la légitimité technique qui a primé dans la Vème république, on ne voulait plus de ces parlementaires gouailleurs et charismatiques. Jusqu’à parvenir à une certaine déshumanisation. Mais, crise de représentation politique oblige, le corps n’est plus neutre à nouveau, il faut en user. « J’ai étudié Alain Juppé et ses tentatives pour éloigner le stigmate technocratique, mettant en scène son amour pour la nourriture et le bon vin, ses séances de jogging, ses matchs de bière-pong », relate Clément Arambourou. Nicolas Sarkozy a très tôt compris la carte sportive qu’il avait à jouer, pour prouver son dynamisme, concurrencé par Dominique de Villepin… C’est désormais la surenchère qui se profile, à la manière d’un Vladimir Poutine à la chasse ou torse nu, d’un Barack Obama à la plage ou jouant au basket. Ce phénomène est absent dans le business, où les dirigeants s’adressent à moins de personnes.
Astuces
La détection des sentiments cachés
« Voir une contradiction dans la gestuelle, un geste de fermeture, une démangeaison, ne suffit pas. Il faut recouper les informations et tenir compte du contexte, la personne peut être traversée par une pensée fulgurante. On n’a jamais un seul item », annonce Eve Herrscher, directrice de l’Institut Européen de synergologie à Paris, discipline qui décrypte le langage corporel. Il n’empêche, les décideurs surveillent trois grands domaines comme le lait sur le feu, explique Marwan Mery, fondateur de MMG et de l’agence des négociateurs, spécialiste en lecture comportementale (*) : « Les erreurs sont possibles dans le verbal (mots, temps, pronoms), le non verbal (gestuelle, visage) ou le paraverbal (donner du relief au discours, pauses) ». Un simple sourire sur commande sera difficile à exécuter devant cet expert en détection du mensonge, car les pattes d’oie autour des yeux seront absentes. « Certains utilisent le passé pour raconter une histoire, puis changent de temps inconsciemment, ce qui annonce le mensonge. Idem pour le changement de pronom, du «nous» au «je». Le timbre de voix plus aigu traduit l’inconfort ou la tentative de masquer quelque chose. » Le regard dans la direction opposée ou le croisement de bras sont plus connus. Il traque les asynchronismes dans les moindres détails – l’expression faciale de colère doit se retrouver dans les poings par exemple – et débusque les supercheries : « Le contact oculaire est un signe de confiance dans de nombreuses cultures. Mais des menteurs jouent sur ces vérités, à l’exemple du fameux «regardez-moi dans les yeux» de Jérôme Cahuzac. Pour ce faire j’utilise une trentaine d’indicateurs ». Haussements de sourcils révélant la peur ou la surprise, modulation de voix soulignant l’intérêt… en font partie. La mâchoire serrée, le cou tendu et les sourcils froncés, réponses du système limbique, montrent le stress et l’embarras depuis des millions d’années chez les humaines. « Personne au monde n’est capable de contrôler tout son corps, surtout quand les questions sont inattendues et le stress présent », ajoute l’ennemi juré des fabulateurs.
(*) « Vous mentez ! Détecter le mensonge et démasquer les menteurs », de Marwan Mery, éd. Eyrolles, 2014.
Julien Tarby