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Travail d’équilibriste ?
Pur produit made in USA, le Master of Business Administration s’est imposé sur le marché français comme une valeur sûre pour cadres à haut potentiel. Mais, le Saint Graal s’obtient à coup de sacrifices «perso».
Sarah Torki a 30 ans. Elle s’apprête à boucler ses valises direction l’Espagne pour y attaquer la seconde moitié de son MBA (Master of Business Administration) in international management de l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ECSP) Europe. « 30 heures de cours par semaine, une mission en entreprise à réaliser, les travaux à conduire en groupe… le programme est costaud, débriefe-t-elle. Impossible d’avoir un boulot à côté, même à mi-temps. » Rupture conventionnelle avec son entreprise précédente, elle s’est jetée à corps perdu dans ce nouveau challenge. Les séances de cinéma ou les restos avec les amis sont passés à la trappe. Seul le sport a réussi à être préservé. Sarah Torki a 30 ans, sans enfant et est célibataire.
Mais voilà, tout le monde n’a pas la chance d’être célibataire et sans enfant pour relever le défi du MBA, qu’il soit modulaire comme les executives, ou full time comme celui de Sarah Torki. « Avec 500 heures de cours, le volume total de travail oscille entre 1 800 et 2 000 heures, y compris le développement personnel », commente Pascale Martin-Saint-Etienne, directrice du tout nouveau MBA d’ESCP Europe, ouvert à la rentrée 2017. « Les participants se doivent d’être acteurs de ce cursus. » Florence Rey-Millet, co-fondateur d’Ethikonsulting, cabinet conseil et formation en management, par ailleurs à la tête des alumni du MBA de l’Essec, de résumer la cadence par un tonitruant « ils en chient tous, au point même d’avoir un gros coup de blues quand cela s’arrête ».
Délicat pendant, délicat après, mais pourquoi courent-ils tous après un MBA, alors ? L’effet booster de carrière est systématiquement mis en avant – toujours énoncé, jamais garanti. Ni titre, ni diplôme, ni label, le contenu du MBA n’est pas balisé, d’où une qualité à géométrie variable. « Ces trois lettres sur un curriculum vitae peuvent abuser un recruteur pour décrocher un entretien, ouvrir la porte, mais jamais un médiocre MBA ne donne accès au fauteuil », analyse Stéphane Boîteux, expert en enseignement supérieur au sein du cabinet conseil CESAM (Conseils en évolution stratégique et accompagnement managérial). « Par ailleurs, ce marché évolue. Il est en souffrance depuis 2009. L’hybridation des études – de plus en plus fréquente dans les écoles d’ingénieurs – va le tarir. Demain, le public des MBA sera davantage composé d’universitaires. »
Valéria Brancato, diplômée en 2015
« Le planning distribué à toute la famille, belle-mère et maman sollicitées »
« Je suis italienne ». Valéria Brancato commence l’entretien par ce court auto-portrait. Une indication à ne pas négliger. En 2013, cette Italienne – donc – est en poste – en France – dans une boîte américaine, Jacobs, un bureau de conseils en ingénierie, qui travaille pour BP, Total… « Avec un siège situé à Los Angeles, on manque de visibilité. Quelles peuvent être les opportunités d’évolution ? Difficile de répondre à cette question d’ici. D’où l’idée de suivre un MBA. J’avais déjà changé de poste dans l’entreprise. Aussi, ma démarche n’a-t-elle pas été comprise. » Valéria Brancato a assumé son choix jusqu’au bout : financement personnel, congés sans solde pour les séminaires à l’étranger, à Singapour, Hong-Kong ou New York, mis en place par l’Executive MBA de l’Essec. Le rythme ? Du mardi au mardi, toutes les six semaines. « Je suis quand même italienne, insiste Valéria Brancato, ma fille n’avait qu’un an, c’était flippant ! Le planning a été distribué à toute la famille, mon mari, ma maman, toujours en Italie, et ma belle-mère, domiciliée en Allemagne. Leurs venues – à tour de rôle – ont été planifiées. Tous les soirs, on doit bosser. Et puis, il y a les calls régulières, plusieurs fois par semaine, avec les autres membres du MBA. » Et pas question de lâcher prise côté boulot. Sa N+1 enceinte, à elle de reprendre le job. « Impossible d’avancer sans avoir une «to do list» tenue à jour, avec une estimation fiable du temps à consacrer à chaque tâche. Sur les 18 mois, certains moments sont très difficiles à gérer. On apprend à déléguer. Mais plus on met de l’énergie dans un projet, plus on reçoit. » Preuve que cette parenthèse intense n’a pas été insurmontable. Aujourd’hui, c’est au tour de Thorsten, son mari, de s’y coller. « ça nous rend complices de vivre la même expérience. »
Stephen Platt, diplômé en 2010
Faire preuve de pédagogie auprès de ses enfants
Le monde de l’enseignement, il connait. Au moment d’entamer son MBA de l’Institute of Education (IOE) de l’University College London (UCL), Stephen Platt est enseignant à l’Ecole supérieure de commerce (ESC) de Pau. « Les universités britanniques restent parmi les meilleures au monde, souligne-t-il. Je voulais mieux comprendre ce système. Et il y a des moments où il est bon d’attaquer un MBA. Avant, mes filles étaient trop petites. » Lancaster, Warwick… tous les trois mois, direction la Grande-Bretagne, avec un point de chute différent. « Si ce challenge est important, il est essentiel de faire preuve de pédagogie et d’expliquer aux enfants qu’ils restent «le plus important». » Pour autant, le rythme n’en est pas moins intensif : « 15 à 20 heures de travail par semaine, à préparer des articles sur la gouvernance des écoles, à bosser le soir après 22h jusqu’à 1h du matin, et ça pendant deux ans. Sans répit. » Rétrospectivement, rien d’étonnant à avoir moult questions sur la famille pendant l’entretien de recrutement. Vous êtes marié ? Comment ça se passe ? Et vos enfants ont quel âge ?… « Si quelqu’un s’embarque dans cette aventure, il doit dérouler le film dans sa tête. Où ça peut coincer ? Qu’est-ce qui doit changer pour rendre le MBA possible ? On sort épuisé d’un tel parcours, d’une telle stimulation intellectuelle. Comme un sportif de haut niveau, préparer l’après est indispensable. » Sans conteste, ce MBA a boosté sa trajectoire professionnelle. Quelques mois après, Stephen Platt est devenu directeur des programmes, pour finalement diriger l’école. Aujourd’hui, il est consultant spécialisé dans l’enseignement supérieur, le «branding à l’international».
Odile Vernaud, diplômée en 2016
« Optimiser chaque heure »
« Clôtures mensuelles, clôtures annuelles… j’avais fait le tour de mes fonctions de directrice du contrôle de gestion. » Le début de l’histoire est assez classique à l’évocation d’un MBA. La suite l’est moins. « J’ai vu arriver le tsunami du développement durable. La fonction n’existait pas chez Haribo. Mon DG convaincu, j’ai réorienté le track «entrepreneurship» de Kedge en «intrapreneuship», histoire de créer mon poste, ma fonction et de mettre en place la stratégie, de la tester grandeur nature. » Odile Vernaud s’est lancée en toute connaissance de cause, après avoir assisté à un cours de MBA, gratuitement, une opportunité proposée par Kedge. « De par mon métier, j’étais habituée à avoir des échéances non négociables, explique-t-elle. Il suffisait de continuer. Condition sine qua non de la réussite : optimiser chaque heure. Mari et enfants le savent, on s’engage tous. Avant de commencer, il faut convaincre d’être déchargée des tâches ménagères. Parfois, le samedi, ma fille et moi travaillions en parallèle, chacune de notre côté. Moi avec des rendez-vous sur Skype. » Libérée, délivrée… Odile Vernaud aurait pu reprendre ce refrain. « J’ai eu la sensation d’avoir énormément de temps libre après. Avec une capacité de travail développée. On a besoin de remplir les plages horaires. » Elle lit beaucoup.
Malek Brahmi, diplômé en 2009
« Pas sans tension pour le couple »
La France attachée aux diplômés, et tout particulièrement aux Bac+5, ça n’est pas un scoop. Et même si un Master 1 de sciences de gestion jouit d’une solide réputation, si l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Grenoble compte parmi les plus cotés… c’était un peu court pour Schneider Electric. La candidature de Malek Brahmi les intéressait pourtant. Le deal proposé par l’entreprise : « une embauche à condition d’aller chercher un Bac+5 dans les trois ou quatre ans qui suivaient ». Proposition inhabituelle. Une chance. Malek Brahmi a dit : « banco ». Et même s’il a mis un peu plus de temps, il s’est attelé au MBA de l’European Institute of Purchasing Management (EIPM) d’Archamps, situé à la frontière franco-suisse. Un format tout en anglais, spécialisé dans l’achat et la supply chain. « En parler avec sa conjointe est essentiel avant de se lancer, commente-t-il. La distance, le temps passé dans les transports, le travail nécessaire… autant de motifs qui peuvent générer des moments de tension. De quoi assurément mettre son couple en danger. » De très loin, la période la plus critique a été la préparation de la thèse. Avec « à la clé, en plus, des allers-retours pour réaliser des interviews pour le benchmark, encore plus chronophages. Ces difficultés-là, il faut en avoir conscience ».
Florence Guyader, diplômée en 2008
« Je n’étais pas prête à tout sacrifier »
Trois enfants, divorcée, et un MBA, mais où est le problème ? Florence Guyader n’a pas eu peur. Elle a accepté cette proposition du groupe Wilo, constructeur allemand d’envergure mondiale de pompes et de systèmes de pompage pour le génie climatique… Elle se reconnaît un peu inconsciente. « Un regroupement de six jours, toutes les six semaines, la formule proposée par l’European Institute of Purchasing Management (EIPM) d’Archamps était «manageable», grâce à un soutien familial fort. Un autre format, avec vendredi et samedi bloqués, ne l’était pas. Je n’étais pas prête à tout sacrifier, les enfants durant les week-ends. Et en journée, l’entreprise ne s’arrête pas de tourner pendant mon absence. » A la clé de cet investissement ? Un poste au siège de l’entreprise à Dortmund. « Sans diplôme d’une grande école, j’avais besoin du MBA pour gagner en confiance et me sentir capable de m’expatrier en Allemagne, avec mes deux derniers enfants. Et je me souviens du commentaire du jury : tu n’as pas cherché à être la meilleure, mais tu as dosé et fait le nécessaire pour décrocher le sésame. C’est bien. »
Murielle Wolski