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« Entreprise de territoire »
L’entreprise peut devenir opérateur de solutions et d’expérimentations pour le territoire. La preuve avec Pôle Sud Archer, dans la Drôme à Romans-sur-Isère.
C’est l’histoire d’une zone économiquement sinistrée qui trouve son salut dans ses ressources humaines. A cause de la mort de l’industrie de la chaussure haut de gamme en cuir, le bassin de Romans a en 20 ans perdu 10000 emplois sur 50000 habitants : grandes marques locales, tanneurs, piqueuses, spécialistes du tressage de chaussures ont les uns après les autres mis la clé sous la porte. C’était sans compter le groupe Archer, devenu plus tard un des 23 Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Pôle Sud Archer, qui regroupe tous les acteurs de l’emploi local en un même lieu, a servi de modèle en France. « Comme un symbole, nous annonçons aujourd’hui 300 nouveaux emplois dans la chaussure sur les cinq ans à venir ! », se réjouit Christophe Chevalier, président du groupe Archer.
Carrefour des bonnes volontés
Au 2 rue Camille Claudel, dans la capitale de la raviole, le parking et les locaux assez sobres de un et deux étages pourraient abriter n’importe quelle entreprise. Mais le visiteur a tôt fait de découvrir le creuset d’une dynamique territoriale regroupant une quinzaine de “pôles d’activité”. Y prennent part le groupe originel Archer, mais aussi une myriade d’entreprises, d’acteurs de l’économie sociale et solidaire (CRESS, ADIE, NEF…), une boutique d’information logement, un regroupement d’AMAP… Mais la notion d’appartenance à Pôle sud dépasse le fait de posséder un contrat de location sur le site. Ainsi l’entreprise VTD, l’ADAPEI Drôme, l’association qui gère la monnaie locale, le Conseil départemental et des collectivités locales se revendiquent de Pôle sud pour y faire jouer les synergies sans y être présents. En plus des locaux d’Archer, beaucoup de bureaux et salles de réunion sont donc à disposition. L’association ERB (Entreprise Romans Bourg de Péage) génère à elle seule plus de 80 réunions par an. « Nous faisons du concret ici, il ne s’agit pas d’un enchaînement de discussions stériles. Par exemple les acteurs de la chaussure se sont vus dernièrement pour louer un camion ensemble afin de partager les coûts d’un déplacement au salon du Made in France », illustre Christophe Chevalier. Plus de 25 organisations se revendiquent de ce lieu et imaginent des actions collectives, liées notamment au renouveau productif (relocalisation, reprise d’entreprise, coopérations industrielles, circuits courts de productions et de distributions…). Mais pas seulement. « Nous nous sommes aperçus que les dirigeants étaient surtout demandeurs de services aux salariés, garants de bien-être, et donc d’une certaine attractivité territoriale. Cartes d’adhérents pour des enseignes locales, conciergeries… », cite celui qui a reçu le prix de l’entrepreneur social 2011 (BCG, Schwab), et qui se réjouit de voir se côtoyer facilement des écologistes et Areva. « Parce que le groupe ne vient pas parler de nucléaire ; nous ne parlons pas plasturgie avec les plasturgistes, mais de relations interentreprises, crèches, services aux salariés, transports… Les collectivités ont travaillé en France sur les infrastructures et les espaces fonciers, moins sur ce domaine, pour se rendre attractives », remarque-t-il, conscient que les entreprises ont leur carte à jouer.
Evolution du concept
Le groupe Archer est né en 1987 comme structure d’insertion par l’activité économique, missionnée par le Conseil général pour accompagner les chômeurs. « Il ne servait à rien de mettre autant d’argent pour former ces gens s’il n’y avait pas d’activité économique sur le territoire. Il nous fallait créer de l’emploi », se souvient Christophe Chevalier, qui s’est aperçu après plusieurs expériences dans les années 2000 qu’il parvenait à ses fins en faisant appel à des entreprises partenaires locales. « La coopération économique permettait de mieux reprendre des projets que des spécialistes. Sur cette intuition nous avons acheté des machines, puis lancé des lignes de production de chaussures », se souvient le dirigeant. Il a alors créé une holding de 112 actionnaires, reprenant de petites activités en tenant compte avant tout des compétences des gens, et en pariant sur la collaboration interentreprises (centrales d’achat, mutualisations…). L’ensemble intervient désormais dans la sous-traitance industrielle (vente de dispositifs de fibre optique, fabrication d’essuie-glace…), l’intérim, les transports, les services à la personne, les chaussures, la filière bio, le fer à cheval… « En 2005 nous réalisions 5 millions d’euros de CA, aujourd’hui 16 millions », se réjouit-t-il. Il fallait un lieu symbolique pour accueillir Archer et l’association de chefs d’entreprise qui regroupe 102 adhérents, représentant plus de 5000 salariés. « Nous avons alors inauguré Pôle Sud, dont la holding Archer n’est qu’une des composantes. »
Un concept d’avenir
Ces pratiques ont changé le lien qu’entretiennent les élus et les entreprises, basé ici sur une collaboration de proximité pour dynamiser le territoire. « L’entreprise peut devenir opérateur de solutions, d’expérimentations, et accroître le potentiel d’intervention de l’élu », déclare Sophie Keller, enseignant-chercheur en économie, qui a cocréé Odyssem, un collectif d’entrepreneurs au service de l’innovation sociale. Selon cette experte associée à l’ESSEC, « la logique de concurrence et de croissance à tout prix n’est plus l’unique voie à suivre, et une approche de développement des hommes et du territoire peut émerger, comme chez Archer ». Les actions ont vraiment démarré en 2005 et ont été théorisées puis médiatisées sous l’impulsion de Claude Alphandéry, président du Labo de l’ESS. Après la venue de Benoît Hamon, un appel à projets a été lancé à l’automne 2013, et 23 lieux ont finalement été financés par la Caisse des Dépôts pour créer des PTCE, inscrits dans la loi ESS de juillet 2014. « Le fait de se parler change tout. Les dirigeants de PME ne dépensent pas leur énergie à se battre les uns contre les autres, ils deviennent partenaires pour faire avancer leur territoire, avec une certaine conscience citoyenne. Je ne comprends pas pourquoi tout ne va pas plus vite », énonce Christophe Chevalier. Visionnaire ? Pragmatique plutôt. « En 2000 nous avons découvert que nous pouvions nous mettre ensemble, aujourd’hui nous réalisons que nous n’avons pas le choix. Le politique ne peut plus relever seul les enjeux sociaux, économiques et écologiques », déclare-t-il, conscient d’évoluer dans une “entreprise de territoire”.
(1) « L’économie qu’on aime ! – Relocalisations, créations d’emplois, croissance : de nouvelles solutions face à la crise », de Sophie Keller, Amandine Barthélémy et Romain Slitine, éd. Rue de L’échiquier, 2013.
Julien Tarby