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Selon une étude de Stripe et VB Profiles (2017), 98 % des start-up créées en France il y a moins de trois ans réalisent déjà du chiffre d’affaires à l’international. Elles engendrent en moyenne un quart de leur résultat hors frontières hexagonales. Cette nouvelle norme s’est notamment concrétisée grâce à une forte baisse des barrières financières à l’entrée pour lancer l’activité. Voyage dans la France qui raisonne monde.
Signe du dynamisme des jeunes pousses tricolores en matière d’implantation internationale, plus de 200 filiales ont été créées en 2016, soit une augmentation de 20 % par an depuis 2006, selon une enquête réalisée par le cabinet de conseil à l’international Pramex. Les États-Unis (37 %) et l’Europe (30 %) constituent les marchés privilégiés des start-up de l’hexagone où elles réalisent en moyenne deux tiers de leur chiffre d’affaires à l’international. Sur le Vieux Continent, Londres reste le premier hub d’implantation. La place bénéficie de la maturité de son marché et de sa réputation de facilitateur d’accès à l’Amérique. Mais, depuis quelques années, les jeunes pousses françaises s’orientent également vers l’Allemagne et l’Espagne (hub de Barcelone). Même si l’Asie demeure rarement la priorité des acteurs tricolores, les zones très matures comme Hong Kong et Singapour attirent de plus en plus de start-up qui ont l’ambition de pénétrer le marché asiatique.
Une culture d’emblée internationale
Cette tendance à l’export ne reflète pourtant pas un quelconque ADN : les entreprises françaises exportent peu en comparaison de leurs voisines. On compte en France « seulement » 120 000 exportateurs, contre 300 000 en Allemagne. « Il s’agit là d’un vrai déficit qui découle de plusieurs blocages : la langue et les appréhensions culturelles, d’une part, les difficultés de recrutement des bons profils, dotés d’une culture internationale, d’autre part », estime Cédric Valton, ancien responsable du développement international de Banque Populaire Rives de Paris et fondateur de MyDirex, service de direction de l’export externalisée pour répondre aux besoins des jeunes pousses. En ce sens, les start-up tendent à bousculer les carcans traditionnels des business models français.
L’appétence précoce desdites start-up pour un développement à l’international répond à plusieurs enjeux. « Dans un marché français atomisé où la croissance est limitée, c’est une source de volumes, de business additionnel. Il s’agit de profiter de la bonne santé des autres marchés, analyse Cédric Valton. C’est aussi une source de diversification des risques. Une façon de réduire sa dépendance à un marché. » Parce qu’elles naissent « mondiales » et disposent d’emblée de produits ou solutions adaptables partout, « les start-up se lancent à l’international quand elles arrivent au bout de leur premier marché, qui, dans le numérique, devient vite étroit », ajoute Odin Demassieux, responsable du programme d’accélération des start-up du pôle de compétitivité Cap Digital. « Il ne nous était pas possible de maintenir 100 % de croissance sur un seul marché : la question de l’internationalisation s’est donc rapidement posée », témoigne Joseph de Villèle, directeur Europe d’ABTasty, dont la solution consiste à tester et à personnaliser des pages Web pour en améliorer le taux de conversion en clics.
L’international apparaît ainsi comme une garantie de croissance et de pérennité. Pour autant, se lancer trop tôt sur les marchés internationaux « aboutit à des échecs : il faut se montrer en capacité de mobiliser des ressources importantes en termes financiers et humains, mais aussi d’intégrer un nouveau marché en adaptant son offre, voire en proposant des services spécifiques », insiste Odin Demassieux.
Chemins multiples mais parcours unique
Une stratégie d’export ne s’improvise donc pas. S’il faut l’envisager dès le départ, ne pas se précipiter relève d’une tactique positive. Dans un premier temps, il est essentiel de définir son modèle d’export. « Selon les secteurs et l’offre proposée, plusieurs options sont possibles : par l’intermédiaire de distributeurs locaux, en direct via des marketplaces, par la création de filiales ou encore par l’acquisition de sociétés déjà riches de ressources humaines, de brevets et autres accès au marché », énumère Cédric Valton. Pour Odin Demassieux, une autre option consiste à s’adosser à un grand compte français. « Partir à l’international avec un client grand compte implique, une fois sur place, une double mission : servir le grand compte et aller chercher d’autres clients. » Une option potentiellement risquée si mal anticipée. « Les start-up doivent être prêtes ou assez matures pour affronter un nouveau marché. » poursuit l’expert.
Chaque parcours, finalement, reste unique. Il se définit à l’aune de l’offre et du marché. Après une première tentative avortée, la start-up Dydu (pour Do You Dream Up, « réalisez vos rêves »), qui propose des chatbots pour le support client ou en usage interne, a opté pour une internationalisation via des partenariats. « Au départ, nous avons envoyé un VIE (Volontaire international en entreprise) au Royaume-Uni, mais nous avons vite réalisé qu’une équipe complète sur place était nécessaire. Mais cette option était alors prématurée », raconte Cyril Texier, co-fondateur de Dydu. « Notre choix s’est finalement orienté vers une stratégie de partenariats : nos solutions sont diffusées par des intégrateurs. C’est ainsi que nous avons pénétré plusieurs marchés : les États-Unis, le Brésil, le Canada. »
Chez ABTasty, une équipe dédiée a été constituée à Paris autour de profils internationaux. « Après un échec en Australie par manque de préparation et de stratégie, notre idée était d’élaborer un modèle depuis Paris avant d’ouvrir un bureau sur des marchés identifiés comme matures. L’équipe pilote a pu rapidement séduire les premiers clients, retrace Joseph de Villèle. Après une levée de fonds en 2016, nous avons commencé à ouvrir des bureaux en Europe avec des équipes aux profils variés. Pour chaque bureau, nous avons recruté un manager local qui connaît bien le marché et envoyé quelqu’un du siège pour diffuser la culture de l’entreprise », poursuit-il.
Ouvrir un bureau… ou pas
Du côté d’Adomik, fondé en 2012 par deux anciens d’Orange pour développer une solution analytique destinée aux éditeurs de plate-forme, les premiers clients se recrutèrent hors de France, britannique pour l’un, allemand pour le second. « Ce n’est qu’une fois avoir atteint une quinzaine de clients au Royaume-Uni que nous avons ouvert un bureau sur place pour poursuivre notre développement sur ce marché et atteindre 30 clients », rappelle Nicolas Schueller, cofondateur et CEO d’Adomik. En obéissant à la même logique, la start-up vient de s’installer au Japon et sera bientôt en Allemagne. Pour mettre un premier pied sur de nouveaux marchés, Adomik recourt à des agents locaux, « des ambassadeurs Adomik ». Avec cette approche, la jeune pousse est présente dans 22 pays, dont l’Espagne, Singapour, l’Australie.
La stratégie de ContentSquare, le spécialiste de l’analyse de l’expérience utilisateurs créé en 2013, cumule plusieurs modèles de déploiement à l’international. Un premier stade consiste à assurer une présence sur les marchés stratégiques. « Nous nous sommes rapidement implantés au Royaume-Uni, d’abord en raison de la proximité géographique, ensuite parce que ça facilite l’accès au marché américain, notre deuxième lieu d’implantation, avant l’Allemagne », retrace Pierre Casanova, Chief Revenue Officer de ContentSquare. La seconde étape, qui correspond aux plus petits marchés, est pilotée depuis Paris. Enfin, pour les marchés plus lointains, principalement asiatiques, la société s’appuie sur des partenariats. Pour Pierre Casanova, il s’agit d’un « modèle moins gourmand en cash qu’une installation ».
Il existe ainsi autant de chemins vers l’international que de jeunes pousses. En l’absence de recette miracle, c’est bien la préparation qui déterminera le succès. Penser le produit, l’organisation et le marketing en amont applicable à un marché plus large apparaît indispensable. Cédric Valton : « Même si la temporalité et la manière d’y aller varient selon les secteurs d’activité et les marchés, l’anticipation est la clé du succès. Sinon, se retrouver contraint de modifier sa stratégie en cours de route risque de coûter très cher, jusqu’à mettre en danger la survie même de la société. » « Notre premier séjour aux États-Unis, alors que l’entreprise n’avait pas encore un an, a été un fiasco, admet Sylvain Tillon, cofondateur de Tilkee, solution de tracking des documents stratégiques. Notre solution n’avait alors pas d’intérêt sur ce marché, notamment en raison de notre culture française, orientée par la réglementation européenne en matière de protection des données. Aux États-Unis, ce point n’est pas déterminant, c’est l’ultrasimplification qui est recherchée. On a mis du temps à comprendre ces codes. Avec le recul, on a beaucoup appris de ce premier échec, intervenu heureusement très tôt. On a compris que le recrutement d’agents locaux était indispensable pour comprendre le marché local et adapter le produit. »
Connaître son marché pour s’y adapter
En premier lieu, une bonne connaissance des marchés, de leur maturité et de leurs opportunités est indispensable. « Il faut avant tout s’assurer que sa proposition de valeur est audible sur le marché visé. Il faut anticiper par exemple la question de la monétisation : le modèle de facturation à l’usage est impensable dans certains pays comme le Brésil, recommande Odin Demassieux. Il faut s’acculturer, tropicaliser son offre. » S’impose la logique du « product/market fit », il s’agit de faire correspondre son offre aux attentes et besoins du marché visé, sans sous-estimer l’effort d’adaptation requis.
Plusieurs approch es existent pour appréhender et connaître un marché, notamment par la fréquentation d’événements dédiés (salons professionnels principalement) ou par le rachat d’un concurrent pour sa connaissance du marché et de ses ressources humaines. Se rapprocher des « sachants du marché » constitue une autre option. « S’appuyer sur les écosystèmes constitués localement autour de clusters, histoire de récolter les feedbacks des acteurs du marché et d’identifier des partenaires potentiels », propose Odin Demassieux.
Avant de se lancer aux États-Unis, ABTasty a, entre autres, intégré le programme d’accélération de start-up « ubi i/o » de Bpifrance (aujourd’hui baptisé Impact) en 2015. « Trois membres de l’équipe ‒ Sales, Opérations, CEO ‒ ont suivi une formation accélérée et intense pour apprendre à “scaler” sales et marketing, à intervenir et “pitcher” la solution devant un public, à construire son réseau, etc. », se souvient Joseph de Villèle. Une trentaine de recrutements sont en cours pour l’ouverture d’un bureau à San Francisco, autour d’un des fondateurs. Dans la même perspective, la jeune pousse s’est appuyée sur Bpifrance, La French Tech et le fonds Korelya Capital, lancé par l’ancienne secrétaire d’État au numérique, Fleur Pellerin, pour appréhender le marché asiatique. « Nous avons ainsi acquis une meilleure connaissance du marché et avons pu identifier un lieu qui nous permette de nous rapprocher de nos clients australiens, thaïlandais et japonais ». La porte d’entrée d’ABTasty vers l’Asie vient ainsi d’ouvrir ses portes à Singapour.
Au-delà des phases exploratoires, s’entourer de profils expérimentés et de talents locaux, notamment pour les postes de commerciaux ou dédiés à la recherche de partenariats, sera un atout pour accélérer une implantation. « Partir avec une équipe française à l’étranger, c’est prendre le risque de se brûler les ailes : ça revient cher et se révèle souvent inefficace. Il faut recruter des natifs. Le business sera mieux appréhendé », note Cyril Texier. Recruter des collaborateurs qui connaissent le marché, ainsi que les habitudes culturelles et commerciales se révèle bien souvent un préalable judicieux. « Le recrutement représente la moitié de la réussite, estime Nicolas Schueller. C’est ce sur quoi on passe le plus de temps, car il faut s’assurer que la culture de l’entreprise est bien comprise et partagée. On n’ouvre pas de bureau tant qu’on n’a pas trouvé le bon profil ! »
Une équipe bâtie pour l’international
Platform.sh a opté pour le choix ambitieux d’une direction et d’une équipe « distribuées » afin de « répondre, dès le départ, aux enjeux d’une entreprise mondiale », indique Ori Pekelman, co-fondateur et Chief Product Officer de Platform.sh, société open source. Elle qui propose une plate-forme applicative en tant que services (PaaS) pour le secteur du e-commerce. La start-up n’a pendant longtemps disposé que d’un seul bureau à Paris pour accueillir les clients et les stagiaires, quelle que soit leur origine géographique. Du coup, 10 % seulement de l’ensemble des effectifs de 75 personnes travaillent dans les locaux de l’entreprise. Les autres sont en télétravail ou ont opté pour le coworking (lire ÉcoRéseau Business n° 53). « Une façon d’être partout où sont nos salariés : 40 % de la force de travail est en Europe (20 % en France), mais nous sommes présents en Nouvelle-Zélande, en Chine, à Hong Kong, en Inde, au Japon, en Amérique du Nord, mais aussi en Colombie, au Brésil et en Argentine », se félicite Ori Pekelman. Tous les échanges s’établissenten anglais et à l’écrit, ce qui réduit les problématiques d’accent à l’oral et permet à tous de participer, même les employés sourds. Ce modèle fluide offre un service sur toutes les zones géographiques et tous les fuseaux horaires. « Nous sommes disponibles en permanence pour nos clients, poursuit le fondateur. Nous assurons aujourd’hui une présence commerciale uniquement sur les gros marchés : États-Unis, Allemagne et Chine. » Platform.sh va s’appuyer sur une culture internationale et recruter partout sur la planète. « Paris, Londres, Berlin, San Francisco sont des marchés déjà saturés où les profils sont rares. Sans bureau, on recrute des talents partout », s’envole Ori Pekelman.
Odin Demassieux confirme le constat : « On assiste à une véritable guerre des talents. Travailler sur une marque employeur qui attire les meilleurs profils, notamment les plus internationaux, est une nécessité si l’on veut grandir à l’international. On constate d’ailleurs qu’après une première levée de fonds, la composition du staff évolue rapidement à l’international. » C’est dans cette perspective qu’ABTasty a mis en place une politique de mobilité en interne. « Faire évoluer les profils dans les multiples bureaux se révèle une vraie richesse. De quoi participer à la création et à l’homogénéisation d’une culture commune », confirme Joseph de Villèle. Ou bien le choix va-t-il s’orienter sur l’installation d’un dirigeant sur le marché visé afin d’insuffler au sein de l’équipe locale la culture de la société. La présence d’un décisionnaire se révélera un facteur de réussite dans certains pays comme les États-Unis. « Il rassure les clients et les équipes sur place dans un contexte de concurrence où il faut fidéliser les talents, estime Pierre Casanova. C’est également un gage de réactivité en cas d’évolutions du marché. »
Sans mode d’emploi standard, l’internationalisation apparaît donc comme un parcours propre à chaque start-up. Il n’empêche que l’anticipation, l’adéquation du produit au marché et la capacité à assumer les coûts humains et financiers apparaissent comme des prérequis fondamentaux à l’aventure internationale. « Il faut prendre son temps, ne pas se précipiter, y aller par étapes et, surtout, ne pas lésiner sur les moyens humains et prendre les meilleurs que l’on puisse se payer. Car la croissance d’une entreprise est avant tout une aventure humaine », conclut Pierre Casanova. Et ça, c’est un langage universel…
Elsa Bellanger