Temps de lecture estimé : 4 minutes
Ce dont rêvent les cadres ?
Les entreprises doivent répondre à de nouvelles problématiques et aménager les espaces de travail en conséquence. Nomadisme, flex office, bureaux station-debout… Le point sur les nouvelles tendances.
Est-ce la fin de la traditionnelle photo de vacances en famille qui trône devant l’ordinateur, des dessins de la fête des pères placardés au mur, et, plus généralement, de tout symbole de «marquage de territoire» dans l’espace professionnel ? Jean-Charles Dodeman le constate chaque jour un peu plus. En entreprise, l’heure est au nomadisme du collaborateur dans l’open space, aux bureaux non attribués car partagés. Bref, au «flex-office». « Si on partage le bureau entre plusieurs services, le mobilier doit de fait rester neutre. On ne peut se l’approprier avec des objets personnels », explique le fondateur d’Action Ergo, cabinet de conseil spécialisé en ergonomie et aménagement d’espace de travail, qui intervient parfois auprès d’entreprises du tertiaire. Il a vu la demande évoluer alors que les espaces sont de plus en plus décloisonnés. De même, de plus en plus d’entreprises accueillent en leur sein des prestataires freelance le temps d’une mission éphémère. Pourquoi n’occuperaient-ils pas la place des commerciaux pendant que ces derniers sont sur le terrain, après tout ? « L’open space s’est largement répandu mais il a évolué », appuie Jean-Charles Dodeman, qui estime qu’au-delà de l’influence du travail à l’anglo-saxonne, la raison première de cette démocratisation de l’open space est d’ordre économique. Le mètre carré dans les grandes villes coûte cher, alors « les entreprises ont besoin d’optimiser l’espace. Voilà la raison de l’avènement du flex-office : si un collaborateur est absent pour une raison X ou Y, il ne monopolise pas un poste de travail, puisqu’aucun siège ne lui est attribué. Un autre salarié peut donc prendre sa place ». Logique, à une époque où le télétravail rentre peu à peu dans les mœurs : rares sont les journées où tous les collaborateurs sans exception sont présents sur le lieu de travail.
Nouveaux enjeux, nouveaux besoins, nouveaux interlocuteurs
Fondatrice de Parisian Home, agence de location d’appartements meublés destinés à une clientèle d’affaires en mission à Paris, Gaëlle Rigou a fait appel aux services d’Action Ergo en 2014. Elle souhaitait à la base modifier l’espace réservé à l’accueil de la clientèle. Au final, la réflexion a duré deux mois et est allée beaucoup plus loin qu’escompté. Elle ne regrette pas son investissement. « Nous avions des bureaux rectangulaires peu sympathiques, et des fils électriques partout. On a revu toute l’ergonomie, le réseau de câblage et on a fait du sur-mesure au niveau du mobilier, relate-t-elle. Nous étions une quinzaine à l’époque. Il nous fallait repenser la notion de circulation des uns et des autres. Puis nous avons décidé d’implanter dans l’open space un espace isolé par une paroi en verre pour l’accueil des clients. Les quatre collaborateurs du service maintenance ont quant à eux un bureau en carré. Ils se font face et peuvent travailler en synergie, alors qu’ils étaient disséminés au quatre coins de nos 120 m2 de bureau autrefois. » Au total, sa société a déboursé 7 500 euros : 2 300 euros pour l’étude, le reste en meubles. « Je ne trouve pas ça cher tant je vois la différence », se félicite Gaëlle Rigou. « Améliorer les conditions de travail engendre un certain coût, mais permet de faire adhérer ses employés au projet », reconnaît Hubert Val, responsable aménagement pour le groupe de bureautique Bruneau. Moderniser ses locaux est quoi qu’il en soit de moins en moins perçu comme un poste de dépense de l’ordre du futile. En effet, au même titre que sa politique RSE, l’espace de travail est devenu partie intégrante de la marque employeur. « Nous connaissons une période avec du chômage, certes, mais également un problème moins connu, celui des postes non pourvus, analyse Julien Diard, dirigeant de Moore Design, société de conseil et de création de meubles spécialisée en aménagement de bureaux. Les entreprises ont du mal à recruter. Donc il faut faire la différence aussi sur ce genre de détails. Autrefois, nos interlocuteurs chez les clients étaient les services généraux ou la direction. Désormais, ce sont les personnels de ressources humaines. » A l’écouter, l’agencement est une question primordiale.
Bruit et confidentialité
Récemment, Julien Diard a travaillé pour le compte de Deloitte, qui l’a mandaté pour aménager les 5 000 m2 de son labo. Après consultation avec les équipes, il est parvenu à une conclusion inattendue : « On a demandé au personnel de noter son mobilier. Les meubles étaient les mêmes, mais on s’est aperçu que les notes variaient significativement en fonction de la manière dont ils étaient aménagés. L’ergonomie modifie la perception sur la qualité même du meuble ». Lorsqu’il intervient auprès d’une société qui emménage dans de nouveaux locaux ou souhaite réorganiser ses bureaux, Jean-Charles Dodeman s’inscrit dans une démarche participative. Il sonde les collaborateurs et la direction avant d’agir. Une sorte de mini audit interne. Après tout, le bien-être en entreprise est devenu un enjeu vital pour fidéliser ses talents. Alors autant les impliquer dans la conception. « On écoute les demandes, mais surtout on analyse les besoins, relate le consultant. L’idée étant de faire en sorte que tout s’insère dans ce qui est validé par la direction. Nous ne confondons pas les besoins et les désirs de chacun, tout le monde a sa propre couleur préférée. Mais certains services peuvent avoir besoin d’une acoustique renforcée. Une petite cloison spécifique n’est pas incompatible avec un espace ouvert. »
L’acoustique, c’est justement le gros enjeu à l’ère du «tout ouvert». Si l’open space favorise les échanges et les passerelles entre les différents services, il nuit aussi au besoin de confidentialité et d’intimité des salariés. N’importe qui peut être amené à passer un coup de fil personnel pendant ses heures de travail, ou à évoquer des informations confidentielles. « Nous constatons une demande croissante pour des cloisons isophoniques, des paravents avec des amortisseurs de bruit et des armoires avec des panneaux phoniques au dos de celles-ci, note Hubert Val de chez Bruneau. Le fauteuil individuel confiné en forme de casque est aussi assez prisé. » Mais, en matière d’isolation acoustique, le tube du moment nous vient de Scandinavie. De Finlande, plus précisément. Moore Design est l’un des principaux importateurs français des produits estampillés Framery Acoustics. Son produit phare a des faux airs de cabine téléphonique. « Il s’agit d’une cabine acoustique verticale qui assure à celui qui est à l’intérieur une totale isolation phonique. Terminée la salle de réunion de six places monopolisée par une personne qui doit passer un coup de fil urgent », relève Julien Diard. Signe de la demande croissante en matière d’espaces de confidentialité : il y a quatre ans, la firme finlandaise affichait 200 000 euros de chiffre d’affaires. Elle va approcher les 40 millions cette année. Un succès supérieur à un autre concept qui vient des pays nordiques mais qui peine encore à s’imposer sous nos latitudes : le bureau «assis-debout». Pourtant, la médecine du travail valide l’initiative : l’homme n’est pas fait pour rester huit heures en posture assise devant un écran. « Le meuble à hauteur réglable à moteur a bien 15 ans d’existence, mais il a peu de succès en France, hormis chez les grands groupes, remarque Julien Diard. Essentiellement pour des raisons culturelles : le latin travaille assis. Peut-être que la nouvelle génération sera sensible à ces problématiques. » Celle-là même qui fait du bien-être au travail son cheval de bataille et pour qui l’entreprise est avant tout un lieu de vie. Et qui mise donc sur les espaces multifonctionnels. « Dans nos bureaux chez Moore Design, la cuisine est utilisée toute la journée. Il faut donc réfléchir à son agencement en pensant au-delà de la simple pause-déjeuner », souligne Julien Diard. Cliente de Moore Design, la célèbre plateforme de cagnotte en ligne Le Pot Commun s’inscrit dans la même logique. Composée de 30 salariés, la société a aménagé ses locaux de façon à pouvoir accueillir une vingtaine de collaborateurs de plus en cas de croissance soudaine. « Il n’est pas rare que nos équipes prolongent un peu le soir pour boire un coup après le travail. Il faut donc que l’espace cafétéria soit accueillant. C’est aussi un espace de réunion et de travail informel », estime Ghislain Foucque, l’un des créateurs.
Productivité et différend culturel
Concevoir le bureau comme un gigantesque loft jusque dans la déco, pourquoi pas. Mais attention à ne pas tomber dans la caricature. C’est le signal d’alarme lancé par Alexandre Des Isnards, coauteur du livre « L’Open Space m’a Tuer », récemment réédité en format poche. Il fustige les nouveaux discours employés pour masquer une réalité : celle du coût. « Il n’existe aucune preuve que l’on travaille mieux en open space. Mais c’est un bon dispositif de surveillance des uns par les autres, lâche-t-il cyniquement. Les salariés se sentent parfois épiés, ce qui donne lieu à des scènes cocasses : personne ne sait à quel moment il est socialement acceptable de partir. Mais les managers enrobent tout ça en évoquant le fun alors qu’une hiérarchie s’exerce quand même : les stagiaires ont rarement les meilleures places. Pourquoi ne pas simplement dire «nous n’avons pas les moyens de payer un bureau fixe à chacun» ? Les gens sont prêts à entendre un discours de vérité. » Il ne prône pas les espaces fermés – « même si un bureau cloisonné de quatre personnes favorise davantage les amitiés au travail » – mais ne se veut pas dithyrambique sur cet effet de mode venu encore une fois des pays anglo-saxons. « Savoir si les salariés sont bien assis ou s’ils ont besoin d’un double écran me paraît plus judicieux que de mettre un baby-foot. On veut à tout prix fuir la routine sans se poser la question de la réelle productivité. » Notons également que certains services traditionnels (juridique, administratif) sont culturellement peu réceptifs à ces notions de flex office et ont avant tout besoin de calme et de pouvoir mettre la main sur leurs dossiers rapidement. Comme Alexandre Des Isnards le résume : « On ne met pas la compta avec les créatifs ».
Marc Hervez