Écologie industrielle : comment le décarboné cisèle nos industries

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Une enquête de Valéry Laramée de Tannenberg.

1 – L’Europe à la barre d’acier

Bruxelles veut réduire de moitié les émissions carbonées de notre tissu industriel. Et s’en donne les moyens.

On a eu tort de la sous-estimer. Qui était donc cette petite blonde, Ursula Von Der Leyen, que l’Allemagne imposait à la tête de l’Europe ? L’ancienne ministre de la famille et des personnes âgées d’Angela Merkel, ont répondu les commentateurs trop pressés. Pourtant, qui mieux que cette médecin de 62 ans pour incarner une Europe en mal de figure tutélaire ? Descendante d’une famille de grands bourgeois hanséatiques, ses ancêtres plongent leurs racines dans toute l’Europe. Allemande, elle est née à Bruxelles, a suivi ses humanités en Allemagne pour achever son cursus à Londres. Ursula von der Leyen est aussi une politique professionnelle : quatre fois ministre dans des gouvernements Merkel. Plus rare, elle a une vision du monde tel qu’il va.

En décembre 2019, dans son discours programmatique, la présidente de la Commission européenne annonce la couleur : « Les peuples d’Europe nous ont appelés à mener une action décisive contre le changement climatique. » Elle n’est pas la première à tenir pareil propos. Son problème ? Elle y croit ! En quelques mois, la successeur de Jean-Claude Juncker met l’Europe (à 28, puis à 27) sur de nouveaux rails. Il ne s’agit plus de soutenir l’activité du Vieux monde, mais de bâtir une économie décarbonée.

Ambition à la hausse

Paradoxe, elle actionne un levier onusien pour faire bouger l’Europe. L’Accord de Paris sur le climat impose à ses pays signataires (dont l’Union européenne) de renforcer tous les 5 ans leur politique climatique. Et 2020 est la première échéance. Diplomate, Ursula von der Leyen fait accepter aux 28 gouvernements de l’UE de relever l’ambition climatique du bloc communautaire. Entre 1990 et 2030, il faudra baisser de 55 % les émissions de gaz à effet de serre. Précédemment, l’Europe n’imaginait de réduire que de 40 % sa contribution au réchauffement.

La pandémie de covid-19 crée une opportunité politique pour la Commission. En quelques mois, l’économie européenne est à genoux. Les perspectives de redémarrage s’estompent à mesure que s’allongent les confinements. Bruxelles et Paris font le forcing sur Berlin. Il faut convaincre les grands argentiers allemands de ne plus faire du respect des critères de Maastricht l’alpha et l’oméga de la politique économique et monétaire. Le revirement allemand est acté lors du conseil européen du 20 juillet 2020. Les 27 acceptent que l’Europe empruntent en leur nom. Ils valident aussi un ambitieux budget pluriannuel.

1 800 milliards d’euros

En empruntant à taux très bas, l’Europe finance son plan de relance. Next Generation est doté de 750 milliards : 360 milliards seront prêtés, 390 milliards seront distribués aux États sous forme de subventions. En plus de cette manne exceptionnelle, lesdits États pourront compter sur la redistribution du cadre financier pluriannuel (CFP). Établi jusqu’en 2027, le budget de la Commission est doté de 1 074 milliards d’euros. Au total, l’Europe met 1 800 milliards sur la table pour décalaminer sa machine1. Du jamais vu ! Autre fait inédit : « L’accord stipule que 30 % de ces 1 800 milliards iront au climat, soit 550 milliards. Dans sa première proposition, la Commission proposait de ne consacrer au climat que 275 milliards », souligne Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre pour l’énergie de l’institut Jacques Delors.
Pour toucher leur argent, les États devront présenter à la Commission un plan de relance conforme aux priorités communautaires : transition écologique et numérique. Voilà pourquoi France Relance (adopté en septembre 2020) consacre 31 % de son budget à la transition écologique ! Curieusement, les souverainistes n’ont rien dit.

Orienter les flux financiers

Petit à petit, un nouveau cadre est mis en place pour réorienter les flux d’investissements publics et privés. L’outil le plus visible est le « règlement taxonomie ». Il fixe une grille de lecture qui distingue les investissements verts (bons pour le climat) des autres. Or, le vert est à la mode dans la finance. Et il n’y a pas que les Green Bonds. Ses nouvelles règles d’engagement interdisent désormais à la Banque européenne d’investissement (BEI) de financer des projets qui impliqueraient les énergies fossiles. « C’est terminé, même pour le gaz », a rappelé, le 20 janvier 2021, Werner Hoyer, le président (allemand) de la plus grande banque publique mondiale. Chaque année, la BEI finance pour une dizaine de milliards d’euros de projets privés et publics dans l’hexagone. Pas négligeable.

À Bruxelles, l’année qui débute sera consacrée au toilettage juridique qu’impose le « Pacte vert », conclu entre Ursula von der Leyen et l’Europe. Ce « Paquet ajustement à l’objectif 55 » modifiera les législations communautaires qui encadrent les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, les bâtiments, l’utilisation des sols, la fiscalité sur l’énergie, la répartition de l’effort climatique, le marché des quotas d’émission de gaz à effet de serre, « ainsi qu’un large éventail d’autres textes législatifs », rappelle-t-on dans les couloirs de la Commission. En incitant à la plantation de forêts urbaines (pour rafraîchir les villes et stocker du carbone), le Pacte vert fera évoluer, par exemple, nos règles d’urbanisme. En redynamisant l’économie circulaire, L’Europe va accroître l’activité du recyclage. Les entreprises du secteur ne s’y trompent pas. Veolia veut racheter Suez. Paprec vient d’ouvrir deux nouveaux centres de tri.

Tarifer le carbone

L’Europe n’entend plus se laisser marcher sur les pieds par ses partenaires commerciaux. Avant l’été, elle dévoilera son projet de mécanisme d’inclusion aux frontières. Ce système taxera les importations en provenance de pays qui ignorent la « contrainte carbone » à imposer à leurs entreprises. Objectif : améliorer la compétitivité de l’industrie lourde européenne (acier, ciment). La menace fait son effet. La Chine vient d’ouvrir son marché national du carbone. L’Ukraine annonce le sien pour 2025. Aux États-Unis, la nouvelle secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a confirmé son intention de tarifer les émissions de CO2.
Bruxelles ne se contente pas de définir de grandes orientations. Elle dessine aussi les feuilles de route de l’industrie européenne. Mi-novembre, l’exécutif européen a publié son programme en faveur des énergies renouvelables marines. Objectif : multiplier par 30 en 30 ans, la capacité de production d’électricité à partir du vent, de la houle ou des marées. Montant du devis : 800 milliards d’euros. Les deux tiers seront consacrés au renforcement des réseaux de transport d’électricité.

Plus médiatique : l’hydrogène. D’ici à 2030, l’UE va développer la production d’hydrogène d’origine renouvelable. Bruxelles vise une capacité de 40 GW d’électrolyseurs pour produire 10 millions de tonnes d’hydrogène décarboné. L’Allemagne, la France, l’Espagne ont déjà publié leur déclinaison nationale de la stratégie européenne.
Ces stratégies dynamiseront de nombreux secteurs (transports, énergie, industries), mais aussi les relations entre l’Europe et ses voisins. Bruxelles imagine déjà que de vastes centrales solaires, installées au Maghreb ou en Ukraine, produisent l’électricité renouvelable nécessaire à la production de l’hydrogène vert qui serait consommée en Europe. Une remise au goût du jour du programme Desertec, imaginé dans les années 2000 par des industriels… allemands.

2 – La décarbonation à la française

Pour soutenir ses industriels, la France mise sur le nucléaire, la production de carburant décarboné et le véhicule électrique. Le tout avec une pointe d’acier.

N’en déplaisent aux écolos, l’Europe est le bon élève de la classe climatique mondiale. Ces vingt dernières années, le Bloc a réduit de 24 % ses émissions de gaz à effet de serre (GES)2 en accroissant de 60 % son PIB. Conclu en 2020, le Pacte vert européen nous impose d’alléger de 55 % notre contribution au réchauffement entre 1990 et 2030. Il faudra faire mieux en dix ans que ces vingt dernières années !
Ça commence tout de suite avec la mise en œuvre de feuilles de route sectorielles.
La plus célèbre est la stratégie hydrogène, publiée en juin 2020. En produisant de gros volumes de ce vecteur énergétique à partir d’énergies renouvelables, l’Europe espère réduire fortement le bilan carbone de la production de carburants ou d’acier. Allemagne et Espagne ont déjà annoncé plusieurs milliards d’euros d’investissements. La France promet de lui consacrer 7,2 milliards d’ici à 2030.

Aides d’État, connais pas…

Rédigé par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le plan français ambitionne de construire (si possible avec l’Allemagne) des gigafactories d’électrolyseurs pour alimenter les raffineries de Total en hydrogène décarboné. En France, le marché de l’hydrogène est évalué à 900 000 tonnes par an. Ce programme pourrait se voir classer Projet important d’intérêt européen commun (PIIEC) par la Commission. Ce label donnerait le moyen à la France et à l’Allemagne d’éponger les dettes de leurs industriels, en s’affranchissant des règles encadrant les aides d’État.

Parallèlement, l’Ademe (Agence de la transition écologique, ex-Agence de la maîtrise de l’environnement) a ouvert des appels à projets. Objectif : faire émerger de nouveaux modes de transports d’hydrogène, des technologies applicables aux transports (la SNCF va tester des trains à l’hydrogène) et à la production d’énergie. La start-up vendéenne Lhyfe imagine produire de l’hydrogène pour véhicule avec ses éoliennes marines. L’État veut aussi faciliter la création de partenariats locaux publics-privés pour favoriser la consommation d’hydrogène en circuit court.

Airbus de la batterie

Mais l’hydrogène n’est pas le seul moyen de décarboner l’énergie. Stellantis (la nouvelle alliance PSA et Fiat Chrysler automobiles) et Saft veulent bâtir un Airbus de la batterie pour véhicules électriques. En septembre 2020, l’alliance PSA-FCA et la filiale de Total ont créé Automotive Cells Company (ACC). Cette co-entreprise devra produire dans ses usines de Douvrin (62) et de Kaiserslautern (Allemagne) assez de batteries pour équiper un million de voitures électriques par an. Pressenti pour rejoindre ACC, Renault a décliné pour bâtir sa propre usine, dans le nord de la France, probablement avec le Coréen LG.

Malgré les réticences de nombreux pays européens, la France n’abdique pas sur l’énergie nucléaire. Après avoir obtenu que le futur « règlement taxonomie » ne classe pas l’atome comme nuisible à l’environnement, Paris veut relancer son programme électronucléaire. EDF et sa filiale Framatome mettent au point, non sans difficulté, une version allégée du réacteur EPR.

Remise à niveau du nucléaire

Pour espérer une commande de six machines (pas avant 2022 !), l’énergéticien et sa filiale devront prouver qu’ils parviennent à réduire d’un tiers le coût de sa construction par rapport à celle de l’EPR de première génération. Pour ce faire, le groupe présidé par Jean-Bernard Lévy réorganise le tissu industriel nucléaire français. Les forges devront produire des pièces zéro défaut et à faible teneur en carbone. Une gageure ! Les designers devront réduire le nombre de références équipant les futures centrales. Les fournisseurs de premier rang devront faire certifier leur système de gestion de la qualité via la norme Iso 19443. L’énergéticien va aussi ouvrir trois écoles de soudeurs spécialisés. Vitale pour le nucléaire, cette spécialité a pratiquement disparu de l’hexagone. D’où les déboires du chantier de l’EPR de Flamanville (50).

Acier hydrogéné ?

À Dunkerque, ArcelorMittal imagine une aciérie « bas carbone ». Audacieux, si l’on se souvient que la fusion d’une tonne d’acier rejette deux tonnes de CO2. Dans sa vaste usine de Flandre, le groupe va fondre toujours plus d’acier de récupération et recycler plus de gaz sidérurgiques. Ce qui réduira sa consommation de coke (et donc ses émissions carbonées). Le dioxyde de carbone résiduel pourrait être capté à l’émission en vue d’être injecté dans le sous-sol de la mer du Nord. Au large de Rotterdam ou de la Norvège.
À moins que le coût de l’hydrogène vert ne baisse suffisamment. En Suède, l’aciériste SSAB teste un haut-fourneau électrique dopé à l’hydrogène. Les premiers essais sont prometteurs : le bilan carbone de l’acier Hybrit est 80 fois inférieur à celui d’une aciérie classique.

3 – Le réchauffement, un élément de la stratégie de l’entreprise

Les multinationales vont devoir inscrire le risque climatique dans leurs comptes. Au moins pour rassurer actionnaires et investisseurs.

L’annonce est passée inaperçue. Elle vaut, pourtant, son pesant de milliards. Le 12 décembre 2020, les dirigeants des plus grandes entreprises françaises ont célébré, à leur façon, le 5e anniversaire de l’Accord de Paris. Les groupes cotés au CAC 40, indice phare de la Bourse de Paris, vont intégrer à leur reporting les recommandations de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), groupe de travail créé par le Conseil de stabilité financière, le régulateur des marchés financiers des pays du G20.

Évaluer le risque climatique

Le concept est simple : intégrer à la communication financière institutionnelle les conséquences pour la vie et la stratégie de l’entreprise des effets des changements climatiques. La nouvelle n’a l’air de rien. Elle est d’importance. Cette mesure donne l’occasion aux actionnaires de mettre à jour la cartographie des risques climatiques pesant sur une entreprise. Et sur leurs investissements. Or, le réchauffement entravera de nombreuses activités.

Une enquête de la Direction générale de l’aviation civile montre que les pistes de l’aéroport de Nice-Côte d’Azur seront de plus en plus ennoyées [submergées par l’eau en parlant d’un terrain] par la montée du niveau de la Méditerranée. De quoi réduire sensiblement trafic et profitabilité du troisième aéroport de France.

En janvier 2021, l’agence d’information financière Bloomberg a estimé que l’empreinte carbone d’Aramco était deux fois supérieure à celle indiquée dans les prospectus boursiers de la première compagnie pétrolière mondiale. Ce qui pourrait lui valoir quelques différends. Pour avoir surestimé ses réserves de 20 %, la Shell anglo-néerlandaise a été lourdement condamnée par la Securities and Exchange Commission, le gendarme de la Bourse américaine.

Certains investisseurs et non des moindres ont pris les devants. Le fonds souverain norvégien (le plus important du monde !) s’interdit de prendre des participations dans des entreprises trop carbonées. Ses administrateurs invitent les dirigeants des 9 200 compagnies dont ils détiennent des actions à alléger leur bilan carbone. Une voie également suivie par l’Ircantec, la caisse de retraite complémentaire des agents contractuels de droit public français.

Risque systémique

Le phénomène va s’avérer systémique. Les investisseurs institutionnels (banques, assurances) ont encore d’énormes intérêts dans des activités liées à l’exploitation des énergies fossiles (mines, industries lourdes, production d’énergies). Rayer de leur portefeuille les actifs trop carbonés, comme l’exige une politique économique basée sur l’accord de Paris, diminuerait de 1 000 à 4 000 milliards de dollars le montant de leurs actifs, a calculé une équipe d’économistes de l’université de Cambridge.

En novembre 2020, la Réserve fédérale américaine a jugé que le climat présentait un risque pour le système monétaire. Une opinion partagée par Christine Lagarde, patronne de la Banque centrale européenne. La Banque d’Angleterre va obliger les grands investisseurs à évaluer les risques climatiques pesant sur leurs actifs. Une dernière répétition avant la généralisation de cette obligation, en 2025, pour toutes les entreprises britanniques.

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