Robots, le grand fantasme

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C’est significatif, études, articles, livres se multiplient qui nous décrivent l’avenir robotisé de la planète. Les scénarios pessimistes valent les optimistes. Moralité : personne ne sait comment cette humanité capable de concevoir des robots supposés devenir plus « intelligents » va « dealer » avec son propre destin !
D’autant plus que l’on ne sait pas vraiment ce qu’est l’intelligence artificielle sans laquelle les robots ne seront jamais que des machines spécialisées. Luc Julia, cocréateur de l’assistant vocal Siri acquis par Apple, patron du laboratoire d’intelligence artificielle de Samsung opérationnel depuis juin 2018, le dit sans ambages : « L’intelligence artificielle n’existe pas ». Il en a fait le titre d’un livre chez First, paru en janvier 2019. Et ses arguments closent définitivement le bec aux gourous et aux scientifiques exaltés pour lesquels l’humain n’est déjà pratiquement plus maître sur la planète. L’IA, dans la terminologie même des spécialistes1, est une machine qui reconnaît, point. Reconnaissance assistée (de la voix, des images…). « Mais même si l’on injecte 100 000 images de chats dans la mémoire d’une IA, elle ne reconnaîtra un chat inconnu qu’à 98 % quand l’homme qui a vu deux chats en tout et pour tout les identifiera tous, quelle que soit leur forme, immédiatement. Présentez un chat façon Picasso à une IA, elle sera bien incapable de le reconnaître pour tel. » Pour Luc Julia, le jour où un robot multidisciplinaire à la façon de l’humain sera capable d’empathie, il se sera écoulé un temps carrément abyssal. « Sans doute faudra-t-il une savante combinaison de biologie, de physique et de quantique » pour, un jour, simuler ce qui se rapprocherait de l’intelligence humaine, et encore, à la condition que l’on sache ce qu’est l’intelligence humaine, ce que l’on ignore encore largement.
Pour la même raison, Julia ne « croit » pas aux voitures autonomes que l’on présente comme une réalité à portée de main. Certes, et toujours à 98 ou 99 %, un tel véhicule sur un parcours balisé sera plus sûr qu’un humain distrait par son smartphone ou sujet à l’endormissement (autonomie de degré 5), mais hors des sentiers battus (qui existeront toujours, espérons-le), pas de degré 5. À l’évidence, l’humain n’a jusqu’alors produit qu’une IA faible (même le supercalculateur Watson, l’ordinateur spectaculaire d’IBM, appartient à cette catégorie). L’IA dite forte (des capacités humaines capables d’apprendre – machine et deep learning) n’est aujourd’hui qu’un rêve (un cauchemar ?) que les chatbots (agents conversationnels) n’imitent que de loin…

Gain économique majeur

Mais intelligent ou pas, un robot, industriel, ménager, pilote, banque de données, n’existe que pour doper la productivité, remplacer le salarié ou l’expert humain qui n’auront plus qu’à se former à d’autres fonctions. Comme se sont diversifiés, par exemple, les deux créateurs de The Bureau, un espace de bureaux partagés, Laurent Geneslay et Rasmus Michau. A priori ni journalistes ni écrivains, les deux entrepreneurs n’auraient pas dû publier leur documenté petit livre, Les robots n’auront pas notre peau ! (Dunod), tout fraîchement paru, puisque ce n’est pas leur métier ! Justement, ils ont changé de fonction, le temps de la rédaction, pour témoigner. Leur propos, du reste, dépasse largement la seule question anxiogène des robots destructeurs d’emplois : les deux associés se livrent à une exploration des « nouvelles façons de travailler à l’ère numérique », à analyser le « travail comme style de vie », à « réimaginer le bureau » (leur métier), à expliquer la façon dont l’entreprise doit « changer d’organisation » et tutti quanti. Robotisation et promesse de l’intelligence artificielle n’arrivent qu’en fin de parcours, ce qui n’empêche pas Emanuelle Duez, auteure de la préface, d’évoquer d’emblée la vraie question qui fâche : « La Banque mondiale annonce 70 % de destruction des emplois existants liée à la robotisation de dernière génération à horizon 2030. » La fondatrice du Boson Project, spécialiste de la génération Y et conseil en transformation, cite dans la foulée l’évaluation de l’OCDE des « métiers profondément modifiés avec l’automatisation » (25 %) et rappelle que le Forum économique mondial « projette que deux tiers des enfants aujourd’hui en maternelle exerceront demain un métier qui n’existe pas encore ».
Ce qui n’a rien pour inquiéter Geneslay et Michau, nos auteurs improvisés : on est en plein dans la « destruction créatrice » de Schumpeter, écrivent-ils. Ne pas imaginer des sociétés mondiales d’ici à dix ans qui auront changé radicalement de modèle n’est plus réservé qu’aux chefs d’entreprise ou PDG enkystés, timorés, proches de la retraite, aux grands groupes incapables de s’ébrouer, façon Kodak (récemment ressuscité) ou la SNCF ! Stéphane Mallard, agitateur d’avenir à l’image d’Emmanuelle Duez, le dit bien plus fortement que nos deux auteurs dans l’incroyable portrait qu’il livre de la Silicon Valley avec Disruption (Dunod), objet de L’œil décalé, page 29. Au quotidien, sans guère plus d’intelligence que les algorithmes qui les pilotent, les robots ont déjà investi le yield management (détermination en temps réel du prix des billets), le champ des agents conversationnels, la domotique, l’Internet des objets connectés. D’ici à dix ans, nous baignerons bel et bien dans un environnement d’intelligence artificielle, fût-elle faussement nommée.
Le cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) chiffre le gain de l’économie mondiale à 15 700 milliards de dollars et un PIB monde augmenté de 14 % d’ici à 2030 sous l’effet conjugué des sauts de productivité et du sursaut de consommation… Grands gagnants annoncés : États-Unis et Chine.

PwC chiffre le gain de l’économie mondiale à 15 700 milliards de dollars et un PIB monde augmenté de 14 % d’ici à 2030 sous l’effet de la robotisation.

Cobotique : la science de la collaboration humain-robot

Geneslay et Michau ont consciencieusement rassemblé les données qui relativisent le « danger » supposé de la robotisation à grande échelle. À travers les métiers exposés que sont les transports, la logistique, la production industrielle, les services, l’analyse de crédit, le marketing, l’assurance, le juridique (la banque, ajouterait Mallard), ils citent l’étude du cabinet Roland Berger de 2018 qui estime que « les progrès de l’automatisation des process » aboutiront à la destruction de 3,3 millions d’emplois en France et en Allemagne, « soit 5 % du marché du travail ». Oui, mais, évalue le même rapport, ce sont 2,1 millions d’autres emplois, directs ou indirects, que créeront les gains de productivité, dès 2025. Au passage, les prévisionnistes à la Ricardo (économiste britannique, 1772-1823) qui avaient bien compris que « la machine remplacera petit à petit l’homme, le délestant des tâches les plus éprouvantes », n’étaient pas allés jusqu’à imaginer que le robot – qui n’aura pas notre peau – remplacerait aussi le conseiller bancaire, l’expert-comptable ou le conseil juridique de base…
D’où le relatif optimisme qui tempère désormais les impacts craints de l’automatisation des tâches. En 2018, le PDG d’Autodesk, société d’édition de logiciel, Andrew Anagnost, comprenait que « l’automatisation de certaines tâches ne va pas détruire les emplois, mais les requalifier. Et, plutôt que de constater une pénurie d’emplois, nous allons, au contraire, assister à la naissance de nouveaux métiers. La demande croissante d’infrastructures va entraîner le besoin de nouvelles compétences : créations, personnalisation, entretien des machines. Par ailleurs, certains robots, les “cobots”, vont travailler en collaboration avec les humains. » Interrogés par le think tank américain Pew Research, 2 000 spécialistes des nouvelles technologies partageaient, mais de peu seulement, en 2014, cette conviction : 52 % (contre 48 % d’avis inverse) pensaient que la robotisation créerait plus d’emplois qu’elle n’en détruirait. Ce qui n’est pas une raison pour taire le son discordant mais aigu de l’essayiste américain Jeremy Rifkin, dûment évoqué par Geneslay et Michau, qui avait ému jusqu’aux dirigeants de la planète en 1995 en publiant son End of Work (La fin du travail), traduit en 2006 seulement aux éditions de La Découverte : ce best-seller aux États-Unis évoquait « le déclin inexorable de l’emploi ». Il n’est pas non plus interdit de porter attention aux « alertes » de personnages considérables tels Elon Musk, l’inclassable créateur de Tesla, paradoxalement suspicieux à l’encontre de l’IA qu’il veut réglementer, ou de Yuval Harari, l’auteur de Deus, prophète du « dataïsme », nouvelle religion de la donnée omniprésente…
Entre scénarios optimistes et pessimistes, PwC, le grand cabinet de conseil, n’aura pas tranché entre les quatre mondes colorés que ses experts ont dessinés pour 2030, cités par les auteurs de notre ouvrage de référence : Le monde jaune est fragmenté, l’UE pas plus que l’ONU n’ont plus voix au chapitre, le collectif domine, le crowdfunding finance, l’on connaît une quête de sens, de pertinence… Le monde rouge, individualiste, donne la priorité à l’innovation pour un consommateur « roi ». Le monde vert voit fleurir des entreprises citoyennes, les grands thèmes collectifs de l’économie se tournent vers le dérèglement climatique et la démographie. Le monde bleu est dominé par les grands groupes, « le grand capitalisme définit les règles ».
Jaune, rouge, vert, bleu, sans doute un mélange à la couleur indéfinie, un peu métallique comme ces robots qui n’auront pas notre peau.

Par Olivier Magnan

1* Les termes d’« intelligence artificielle » furent introduits par John MacCarthy en 1956, en pleine conférence de Dartmouth aux États-Unis devant vingt chercheurs. Or à l’époque comme aujourd’hui, lesdits travaux n’avaient rien à voir avec un soupçon d’intelligence…

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