Temps de lecture estimé : 3 minutes
S’il s’était agi de Norbert D., coutumier de l’abus de bien social, petit entrepreneur aux faillites récurrentes, l’affaire aurait été rondement menée et sans entrefilet dans la presse régionale. Mais même lorsque « les affaires » ont fait les unes et choqué l’opinion – faillite d’Enron, affaires Elf, Chirac, Parmalat, Metaleurop, Cahuzac, etc. –, les décisions judiciaires ne se sont pas distinguées par leur sévérité. Un Jérôme Cahuzac, par exemple, a échappé à la prison. Metaleurop, d’abord liquidé, finira par reprendre son activité grâce un tribunal compréhensif. Cette fois, la foudre a frappé un industriel libano-brésilio-français, à la tête d’une marque prestigieuse, d’un groupe nippo-français, Renault-Nissan, au chiffre d’affaires cumulé de plus de 70 milliards d’euros, emprisonné – confiné dans une cellule sans cesse éclairée, d’aucuns parlent de torture – par la justice japonaise depuis le 19 novembre 2018 et rapidement lâché par sa propre firme automobile et les autorités françaises, remplacé, limogé.
Et ça change tout. Car si les abus reprochés au patron français sont un jour avérés – la présomption d’innocence n’a guère joué en faveur du « capitaine d’industrie » –, le cas Ghosn constituera un cas d’école jamais abordé ou presque : la criminalité en col blanc, toute proche de la corruption politique. Un domaine censuré.
Délinquance élitaire : paradoxes et contradictions
Pas pour le sociologue Pierre Lascoumes, sociologue et juriste, spécialiste de la sociologie de l’action publique, dont les nombreux ouvrages signent pour certains l’exploration de sphères délicates (Corruptions, Presse de Science Po, 1999, Élites irrégulières, essai sur la délinquance d’affaires, Gallimard). Son tout dernier essai, en collaboration avec la professeure de criminologie de l’Université libre de Bruxelles, Carla Nagels, aborde de front, dans une approche scientifique consommée qui en en rend la lecture difficile, la Sociologie des élites délinquantes – de la criminalité en col blanc à la corruption politique (Armand Colin, 2018, édition mise à jour d’une première parution en 2014).
Une criminalité « en col blanc » (plus familière aux Anglo-Américains qui la nomment, depuis un livre fracassant paru en 1949 le White-Collar Crime) liée aux milieux d’affaires et au capitalisme en général que le sociologue a entrepris de démystifier tant les paradoxes habitent le domaine : les délinquances des élites soulèvent constamment l’indignation, mais les sanctions se révèlent en général très faibles (les auteurs le démontrent), malgré le renforcement des institutions : en France, la loi
Sapin 2 sur la moralisation de la vie politique, 2017, la création de la Haute autorité de la transparence, la mise en œuvre d’un Parquet national financier…
« Notre domaine, celui de la délinquance des élites, reste paradoxal sur plusieurs plans, écrit le sociologue. Tout d’abord, la réaction sociale est renforcée, mais les transgressions des élites se poursuivent. Ensuite, contrairement au discours général, les condamnations diminuent, les sanctions demeurent limitées et privilégient les amendes d’un niveau sans égal avec les bénéfices dégagés. » Autres contradictions : on veut protéger les lanceurs d’alerte mais l’on renforce la protection du secret des affaires. On veut durcir la fraude fiscale, mais les fraudeurs bénéficient de voies de régulation…
Des contrôles tétanisés
Avec Carlos Ghosn, l’élite épinglée par une justice nippone sans commune mesure avec la « bienveillance » qui prévaut pour nos criminels en col blanc met en lumière des phénomènes que Pierre Lascoumes décrypte à l’aune de son cadrage scientifique. À ses yeux, l’affaire révèle des points parlants.
« Comme lors de l’affaire Elf-Le Floch Prigent, on focalise sur une personne à laquelle l’on prête des traits péjoratifs: on la juge, on la charge de sentiments négatifs, la réaction sociale est sévère. Mais cette focalisation même évite la prise en compte de dysfonctionnements plus larges. Comme la
déficience du contrôle des activités du dirigeant. Or il est impossible d’imaginer que les factures et les abus incriminés, notamment, n’aient attiré l’attention de personne. Mais pourtant, les comportements transgressifs du dirigeant n’ont pas suscité de réaction. Pourquoi ? parce que les entreprises, et particulièrement les plus grandes, sont dirigées au nom d’un accaparement du pouvoir qui exige de la part de l’entourage 100 % de soutien du dirigeant. Les contrôles sont tétanisés. Les contre-pouvoirs et les systèmes d’alerte ne fonctionnent pas. » Accusé par un parquet nippon qui ne raisonne qu’en éléments à charge, le dirigeant, privé de ses appuis inconditionnels, ne fournit aucun élément de défense : seul son bilan devient son bouclier. Bien sûr vain face à une inquiétude industrielle chez Nissan liée au projet d’intégration du consortium.
Alors, Ghosn, victime ou délinquant ? Pour le sociologue, le patron incarcéré ne saurait brandir la victimisation. « La puissance crée une forme d’auto-aveuglement. Si Carlos Ghosn est victime, c’est avant tout de lui-même, dans une coresponsabilité de son entourage qui a rendu apparemment légitimes des actes transgressifs. »
Le « cas » Carlos Ghosn contribue à la démonstration des constats rarement rendus publics qui ressortent de l’ouvrage courageux et étayé de Pierre Lascoumes et Carla Nagels. De plus, une circonstance aggravante va, aux yeux du sociologue, précipiter la chute déjà consommée du dirigeant : il n’a jamais fait partie du sérail. Il sera le bouc émissaire des milieux professionnels désireux de s’auto-amnistier.
L’avenir du futur condamné ? « Il aura sans doute les moyens de repartir faire du business au Liban ou au Brésil, à défaut de se voir recruter par GM. Mais sait-on jamais ! » L’épitaphe est gravée.
Olivier Magnan
Sociologie des élites délinquantes, Pierre Lascoumes, directeur de recherche émérite au CNRS, Carla Nagels criminologue, Armand Colin