Temps de lecture estimé : 4 minutes
Volontiers plus discrets que les fameuses générations Y ou Z, surexposées, les quadras sont aujourd’hui empreints d’un malaise, d’un « blues » profond. Les entreprises peinent à leur répondre. Leur boîte à outils est plutôt dépouillée, la formation à la traîne.
HEC suivie de 25 années dans le « private equity » – autrement dit l’investissement dans les entreprises non cotées en Bourse – avec un titre de directeur associé : une trajectoire professionnelle sans faute pour Pascal Stéfani. Pour autant, « la dimension personnelle et sociétale lui faisait défaut ». En 2011, il devient bénévole auprès d’Ashoka, d’abord les week-ends voire les soirs. Ashoka ? Une organisation non gouvernementale qui accompagne les entrepreneurs sociaux. Le 31 décembre 2015 : le déclic. La date du passage à l’acte. Pascal Stéfani change de vie. « A travailler bénévolement au développement de l’innovation sociale, mon énergie est décuplée. C’est un bonheur renouvelé. Je rends ce que j’ai eu la chance de recevoir. »
Un peu extrême certes, le cheminement de Pascal Stéfani n’est pas isolé. Loin de là. Sophie Luneau, après 20 ans passés dans les ressources humaines, dont 12 chez Gaumont Pathé, a quitté le monde du salariat à temps plein pour du temps partagé. « Je connais le milieu par cœur, explique-t-elle. J’étais à la recherche d’une position qui m’éveille l’esprit. Je n’avais plus d’intérêt à rester. » Autre exemple : Géraldine Sillègue s’est éloignée de Bordeaux et du cadre confortable de la fonction publique territoriale pour vendre des produits de la ferme en direct, à Sabres, en plein cœur du Sud-Ouest. Son nouveau lieu de vie et de travail : la ferme de Tauziet, à Sabres. « Redistribuer, mettre le goût au cœur de mon activité, devenir chef d’orchestre », c’était une évidence pour cette maman de trois enfants, Chiara, Tess et Maly. Trois changements de cap, tous les trois, la quarantaine venue.
« La quête de sens des quadras ? On entend parler que de ça dans les diners, résume Sylvia Di Pasquale, rédactrice en chef de Cadremploi, job board spécialisé. Peu de chiffres disponibles pourtant sur cette tendance, tout particulièrement chez les cadres. Trop attachés à leur statut, ils ne s’autorisent pas à en parler ouvertement. On doit déduire en filigrane. Mais, le syndrome de fatigue générale est perceptible. »
Le « brown-out », caprice « d’enfants gâtés » ?
En quoi suis-je utile à la planète ? A quoi ai-je envie de contribuer ? Je sais ce que je ne veux plus, mais je ne sais pas ce que je veux. J’ai toujours fait ce que l’on m’a dit de faire. Ce qui était mon moteur ne m’intéresse plus. Suis-je bien à ma place ? Où aller ? Pour quoi faire ? Je ne comprends pas ce qui m’arrive… Autant d’interrogations ou de réflexions devenues fréquentes. Quasi banales. « Ces profils se multiplient, souligne à son tour Alain Kruger, directeur des MBA ESG, de l’executive education et de l’école de langues. La qualité de leurs parcours professionnels n’est pas en cause, mais ils ont perdu le sens de l’entreprise en tant que maison commune. Leurs propos font état de souffrance, de pression. L’écoute a disparu, au profit des reportings, des chiffres… La culture des entreprises a évolué. L’organisation ne permet plus cette relation humaine. »
En bon français, on parle de « brown-out ». Fabienne Austier, doyenne associée à la faculté et professeur de gestion des ressources humaines à l’EM Lyon – auteur de « Quadras quinquas crise de motivation au travail? Rien d’anormal ! » (Gereso édition, 2016) – lui préfère le terme de rendez-vous. Encore tabou. « Le dédramatiser est nécessaire, insiste Fabienne Autier. Ce rendez-vous est plutôt la marque de quelqu’un qui a réussi, plutôt que l’inverse. Une crise typique des pays riches, matures. Rien de tel en Chine où la réponse est plutôt salariale, par exemple. En France, le traitement est plutôt social, avec plus de congés, plus de départs anticipés… pour la deuxième moitié de vie professionnelle. On va devoir progresser, reconnaître que ce rendez-vous est normal. Or, aujourd’hui, il est vécu comme pathologique. »
Les entreprises bousculées
Les entreprises d’Europe du nord sont en pointe. Et Christophe Dulhoste, senior manager chez Hays executive, cabinet de recrutement spécialisé, de citer le cas de Philips, grand nom de l’électroménager, l’équipement médical et l’éclairage dans le monde. « Ses dirigeants ont développé des formations spécifiques pour les quadras, avec pour objectif de formaliser les leviers de motivation. Avec une vie active qui s’allonge, se projeter plus loin encore, plus longtemps devient crucial. Cela décuple la question de sens. » Mais voilà, on n’est pas aux Pays-Bas. « L’intégration de cette problématique par les entreprises françaises en est encore aux balbutiements, poursuit-il. Elles ont du mal à la définir, à l’appréhender et mettre en place des outils. » Un problème de maturité ! Pour Fabienne Autier, « les entreprises n’ont pas le sentiment vital qu’une action s’impose ».
Des réponses éparses
Ni jeunes, ni vieux, ces quadras sont quand même les plus gros contributeurs au développement des entreprises. Alors, comment faire ? Quelles réponses apporter ? Inventaire à la Prévert. En 2014, le Chief Happyness Officer a fait son apparition dans les organigrammes des sociétés – surtout les nord-Américaines, surtout les grandes d’ailleurs. Aujourd’hui, c’est la course à qui recevra les galons de « the great place to work » – le « tripadvisor » de la boîte dans laquelle il fait bon travailler. Un axe majeur des plans de communication.
Le dernier communiqué de presse de la marque à trois bandes, qui annonce sa toute nouvelle adresse parisienne, en profite pour s’étaler sur le soin apporté à ses salariés. « Les temps de «récupération» sont encouragés, peut-on y lire, le télétravail est démocratisé. L’entreprise propose une souplesse dans les horaires. Une ligne d’écoute est à la disposition des salariés pour les aider à gérer les petits tracas du quotidien. Des salariés animent la culture d’entreprise autour de la pratique sportive et de ses engagements solidaires. »
Autre dispositif : en plein développement – on en compte 376 en 2016 contre 293 en 2011, selon les chiffres du Centre français des fonds et fondations (CFF) –, les fondations d’entreprise ont délaissé le traditionnel secteur de la culture. Trois domaines d’intervention sont aujourd’hui plébiscités : l’éducation (pour 58% des structures interrogées), devant l’action sociale (49%) et l’insertion professionnelle (43%). La culture et le patrimoine sont relégués à la quatrième place. Un exemple : la SNCF accorde depuis peu, à ses salariés, dix jours par an pour s’investir dans une association. « Une initiative qui n’est pas neutre, analyse Audrey Poulain, directrice des ressources humaines de la direction des systèmes d’information. Ce mécénat de compétences a un coût. Mais partager autre chose que le quotidien a resserré les liens de l’équipe. Dans pareille circonstance, les barrières hiérarchiques ne sont pas d’actualité. » La réponse n’est pas forcément à trouver hors de son entreprise.
L’enjeu de la formation
Les quadras sont déstabilisés. Entre ce questionnement plus personnel de l’adéquation à leurs propres valeurs et l’arrivée des générations Y et Z, plus velléitaires, avec leurs nouveaux codes, leurs nouvelles attentes, rien ne va plus. Les business schools l’ont bien perçu. Leur réponse : donner une épaisseur managériale aux quadras pour mieux faire face. Un exemple : le 13 avril dernier, un communiqué de presse annonce la création d’un nouveau cursus en formation continue à l’école Centrale de Lyon. On peut y lire : « Devenez un leader inspirant pour accélérer l’excellence collective ». Son ambition affichée : « Travailler la gestion du capital humain, facteur clé de la réussite d’une entreprise ». Les cursus purement techniques perdent du terrain. A Audencia Business School, école de Nantes, l’executive MBA a été remodelé. « On y a introduit le développement personnel, le leadership, détaille William Hurst, directeur de l’executive education, la gestion du stress, l’innovation managériale… On voit en quoi l’enseignement du développement personnel est impacté par les nouvelles attentes. »
Leadership, intelligence émotionnelle, prise de parole en public, bilan de compétence, coaching, confiance en soi, amour de soi… des items que l’on retrouve aussi dans l’Advanced management programme (AMP) de l’Edhec, l’école lilloise – avec des cours plus classiques dédiés à la stratégie managériale. La formule séduit : d’une session par an, ce cursus passera bientôt à deux. « La demande est soutenue depuis deux ou trois ans, explique Sophie Favresse, directrice de Human Agility, cabinet conseil, intervenante professionnelle au sein d’AMP. Et les candidats ont atteint un tel niveau d’urgence que cela devient difficile de leur demander de patienter huit à dix mois. »
Mais, quelle formation se focalise sur la fameuse quête de sens ? Et uniquement là-dessus. L’EM Lyon avait mis en place une réponse spécifique. L’imparfait est de rigueur. Baptisé REXT, pour retour expérience travail, mis en place par Fabienne Autier en 2015, ce dispositif avait pour objectif la recherche d’activités utiles, véritable nœud gordien pour nos quadras. « Proposer sur une étagère des légions de projets humanitaires n’est pas la bonne approche, détaille-t-elle. Cet atelier aidait les candidats à aller les chercher eux-mêmes, pour redynamiser leur rapport au travail. » Gratuite, cette expérimentation n’aura duré qu’un an. Faute de temps. « Si le dispositif avait été payant, reste à prouver que les entreprises veuillent y investir. Or, le gisement d’innovations était patent. » Convaincue, Laurence Grandcolas l’est tout autant. La quête de sens ? Elle l’a vécue. Depuis un an, son cabinet conseil – My Sésame – accompagne tous ceux désireux d’avoir « un impact positif sur la société, avec un vrai job à la clé ». Des propositions encore trop limitées.
Les trentenaires aussi
C’est nouveau : la crise n’est pas l’apanage des quadras ! Les trentenaires en sont eux aussi affectés. Et Isabelle Bertrand, consultante mobilité de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) à Dijon de raconter : « Même après deux à trois ans de trajectoire professionnelle, explique-t-elle, ils sont abîmés. » Qui de la poule ou de l’œuf… Qui a exprimé en premier son malaise ? Les trentenaires ont – semble-t-il – libéré la parole. La rupture conventionnelle facilite les bifurcations. Mais, cet effet tache d’huile ne sera pas sans poser de réels problèmes aux recruteurs. Comment attirer les jeunes ? Comment fidéliser les quadras ? L’équation est de plus en plus complexe à résoudre. Un exercice d’équilibriste.
Murielle Wolski