Les quais de Strasbourg
Les quais de Strasbourg

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Dans le Grand Est, la fusion des régions ne va pas de soi. Quand la Champagne-Ardenne scande « je t’aime », une partie de l’Alsace répond « moi non plus », tandis que la Lorraine s’efforce d’être conciliante. Il y a pourtant plus d’une raison d’évoluer main dans la main.

La production-transformation de chou à choucroute est un symbole de l’Alsace. Et la plus grande entreprise française en la matière – la choucrouterie André Laurent – est… champardenaise ! Une anecdote qui prend une saveur toute particulière à l’heure de la fusion des régions. Un prétexte à raillerie pour les uns, une preuve d’un rapprochement sensé pour les autres. Comme dans d’autres territoires de l’Hexagone, les débats sont vifs sur ces liens qu’il s’agit de tisser tant bien que mal. Si la question de la répartition des pouvoirs locaux est (relativement) réglée, il subsiste des échanges passionnés quant au nom de la nouvelle entité. L’intitulé provisoire retenu est ACAL (Alsace, Champagne-Ardenne, Lorraine). Un acronyme peu attractif, peu apprécié par les responsables politiques des trois régions actuelles. De là à y voir un rejet de la réforme territoriale, il n’y a qu’un pas. Pour Jean-Luc Bohl, président de Metz Métropole, « ce rapprochement est pourtant bel et bien une chance, l’occasion de changer d’échelle ». En Alsace, les Chambres de commerce, des métiers et de l’agriculture avaient fermement fait part de leur opposition à la fusion, estimant celle-ci « dépourvue de cohérence ». Mais la nouvelle configuration peut aussi donner un coup de fouet à l’économie du Grand Est, à condition de nourrir les synergies qui s’imposent. Petit topo.

Compétences administratives et économiques, des déséquilibres à combler

Selon le gouvernement, l’objectif de cette réforme territoriale est d’améliorer la compétitivité des régions françaises à une échelle européenne. En filigrane, il faut également lire dans cette démarche « la volonté de faire des économies », comme le rappelle Stéphane Bouillon, ancien préfet d’Alsace qui a œuvré trois mois durant à la question épineuse de la nouvelle organisation territoriale de l’Etat au sein de la future ACAL. A court terme, une centaine de postes sont supprimés dans la nouvelle région grâce à l’aubaine des mutations et des départs en retraite. Ce sont essentiellement les actuelles directions régionales qui se retrouvent soumises à une cure d’amaigrissement, ainsi qu’à un redéploiement sur l’ensemble du nouveau territoire. L’immobilier, la mutualisation des moyens entre services déconcentrés de l’Etat, ainsi que l’instauration de plateformes régionales d’achat forment d’autres sources d’économie. Les bénéfices escomptés du projet sont mal connus pour l’instant. Mais côté effets néfastes, des certitudes se dessinent. Des déséquilibres importants apparaissent sur un plan administratif. « Strasbourg a été désignée capitale sans beaucoup de discussion. Toutes les directions régionales ont été attribuées à la Lorraine ou à l’Alsace. Hormis la Draaf, il n’y a pour l’heure tout simplement rien en Champagne-Ardenne », se plaint Catherine Vautrin, présidente de Reims Métropole.

Autre écueil : des chiffres peu flatteurs que la nouvelle entité va devoir traîner dans son sillage, alors même qu’elle s’efforce de faire de ce rapprochement un étendard destiné à séduire au-delà des frontières. Selon l’Insee, entre 2000 et 2012, l’évolution de l’emploi total de la région ACAL est de – 0,7 %. Toutes les autres grandes régions affichent un taux positif sur la même période. Parmi les mauvais indicateurs, il y a aussi le revenu disponible des ménages qui reste inférieur à la moyenne nationale.

Un tremplin pour mieux conquérir l’international

Pour Robert Herrmann, président de l’Eurométropole Strasbourg, « avoir une frontière avec quatre pays étrangers est incontestablement une opportunité prometteuse ». Seule à connaître une telle configuration, la région regroupe à elle seule 45% des travailleurs frontaliers français. L’export et sa promotion peuvent donc être un des fers de lance de la nouvelle zone. C’était d’ailleurs le thème de la rencontre estivale des trois présidents de région actuels. Le territoire du Grand Est a des allures de champion en matière de commerce extérieur. En 2014, le niveau des exportations a atteint 58 milliards d’euros (deuxième région française). Fonderie, produits agricoles, automobile, produits pharmaceutiques figurent parmi les filières à succès, sur lesquelles les futurs décideurs comptent bien capitaliser. L’Allemagne est le premier client avec 22% de ces exportations, suivie du Royaume-Uni (17%).

Au sein du groupe Banque Populaire, qui a lui-même procédé à une fusion de ses réseaux d’Alsace, de Lorraine et de Champagne au cours des dernières années, on voit ce rapprochement d’un bon œil, et même comme une aubaine « pour accélérer le développement à l’international ». Le portefeuille Client de l’ex-BPLC (Banque Populaire de Lorraine et Champagne) comptait 400 entreprises allemandes. Grâce à la fusion avec l’Alsace et à la nouvelle donne régionale, elle ambitionne de porter ce nombre à 1000.

« Pour nourrir cette dynamique d’internationalisation des échanges, il importe de réfléchir à un marketing territorial efficace. Il faut désormais veiller à faire connaître les nombreux atouts regroupés de ce grand espace régional », souligne Robert Herrmann. Attention toutefois à ne pas porter atteinte aux forces en place. Didier Lincet, vice-président du club i3A qui rassemble les acteurs de l’agroalimentaire champardenais, s’inquiète du devenir de la bannière « Savourez La Champagne », qui commence à être connue. « Nous avons énormément investi en temps et en argent pour bâtir des outils de promotion qui portent aujourd’hui leurs fruits. Nous souhaitons pourvoir conserver cette identité », explique-t-il.

Un plus pour l’innovation ?

Le territoire de la région ACAL a été retenu pour expérimenter un Partenariat régional d’innovation (PRI) visant à financer des projets innovants portés par des PME, dans le cadre d’un fonds de 20 millions d’euros provenant pour moitié de l’Etat (programme des investissements d’avenir) et pour moitié des trois régions concernées. Il s’agit de financer des études de faisabilité, sous la forme de subventions de 100000 à 200000 euros, ou de soutenir des phases de développement industriel, sous la forme d’avances remboursables allant de 200000 à 500000 euros. Une première concrète qui illustre la volonté locale de faire de l’innovation le relais de croissance de demain.

Avec plus de 500 brevets déposés par an, la future grande région fait partie des plus innovantes. Elle peut notamment compter sur six pôles de compétitivité couvrant les domaines de la biotechnologie et de la santé, des transports, des bio-ressources et de l’énergie, des matériaux, ainsi que des écotechnologies et de l’environnement.

Pour soutenir le plus efficacement l’innovation, les dispositifs en place s’organisent, se simplifient à l’image de la fusion entre l’agence de développement économique de Champagne-Ardenne (Cadev) et l’agence régionale de l’innovation (Carinna). « Il s’agit de gagner en efficacité en coordonnant les deux missions pour mieux faire valoir les territoires dans la perspective de la création de la grande région », indique Dominique Dutartre, président de la nouvelle structure. Un schéma permettant d’être « plus audible » pour faire connaître les forces économiques locales, en complémentarité des atouts de l’Alsace et de la Lorraine. A noter que l’entité champenoise aura également vocation à se rapprocher des centres d’enseignement supérieur et de recherche, universitaires ou intégrés à de grandes écoles, afin de définir avec ces derniers les axes prioritaires par rapport aux filières d’avenir.

Des développements industriels d’avenir se mettent aussi en place, comme dans les agro-ressources, essentielles aux projets dans les bioénergies. « Nous préparons l’avenir, en travaillant directement avec des acteurs agroalimentaires comme Vivescia ou l’entreprise sucrière Cristal Union qui dispose d’une filiale à Erstein, en Alsace », confie Catherine Vautrin, présidente de Reims Métropole.

Des pôles de compétitivité renforcés

Les savoir-faire du Grand Est ont vocation à être regroupés autour d’une bannière commune. « Une façon de peser davantage sur le marché hexagonal, mais aussi dans l’Europe des régions et au-delà », résume Robert Herrmann. La filière vinicole est un exemple phare. « Nous avons dans ce domaine des intérêts communs. Il faudra pouvoir agir de concert, à travers une promotion globale mettant en avant le potentiel et la richesse du secteur », estime le président alsacien. L’an passé, les vignobles champenois et alsaciens ont vendu respectivement 307 et 142 millions de bouteilles. L’exportation a représenté 50% pour le Champagne et 27% pour les vins d’Alsace.

Les richesses de la terre, plus généralement, figurent parmi les grands développements à venir. ACAL se classe au premier rang national pour les cultures de céréales et oléoprotéagineux. L’agriculture et la forêt couvrent respectivement 52% et 34% du territoire. La ville de Châlons-en-Champagne, entourée de multiples exploitations, a ainsi été choisie pour accueillir la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf). « Le fait de loger l’ensemble des dispositifs relatifs à l’agriculture dans cette ville est une force de frappe importante pour l’avenir », assure Robert Herrmann.

Se regrouper pour mieux peser. C’est également cette idée qui est à l’origine de l’essor de la filière Matériaux et Procédés, principalement en Lorraine. Le pôle de compétitivité Materalia, né de la fusion du pôle lorrain MIPI (Matériaux Innovants Produits Intelligents) et du pôle champardenais P2MI (Procédés de Mise en œuvre des Matériaux Innovants), est au cœur des activités dans ce domaine. Il rassemble aujourd’hui 130 industries et centres de recherche, aussi bien de Lorraine que de Champagne-Ardenne. Metz et ses environs ont été désignés par le gouvernement comme un territoire de synergies et de mise en réseau autour de la métallurgie et des procédés, des nanomatériaux, des composites et des nouveaux procédés de fabrication. Autant d’activités spécialisées qui trouvent leurs applications dans l’énergie, l’aéronautique, l’automobile ou encore les technologies médicales.

L’aubaine des axes de communication

En terme d’accessibilité, les pôles d’avenir ont tout pour plaire. « Qu’il s’agisse des nœuds autoroutiers stratégiques, comme entre l’A4 et l’A31, des voies fluviales ou des développements constants dans le domaine ferroviaire, les communications sont indiscutablement un atout à faire valoir », indique Jean-Luc Bohl. Selon la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar), l’aire urbaine de Strasbourg se caractérise par un nombre important d’échanges diversifiés et de longue distance qui tiennent en grande partie aux liens entre entreprises. L’entrée en service en mars 2016 de la nouvelle ligne ferroviaire à grande vitesse, sur une portion proche de Strasbourg, placera la capitale alsacienne à 1h50 de Paris, à 45 minutes de Metz et à 1h10 de Reims. « Un nouveau rapprochement qui ne fera qu’augmenter les collaborations », assure Jean-Luc Bohl.

Si certains observateurs voient d’un mauvais œil la vaste étendue géographique que forme ACAL, d’autres soulignent le développement rapide de ces axes de communication qui écourtent les distances et augmentent les perspectives d’affaires. La région profite d’une position privilégiée, au cœur des dynamiques de transport imaginées par la Commission européenne dans le cadre de la stratégie Europe 2020. Le principe de réseau transeuropéen de transport d’échelle européenne (RTE-T), censé poser les jalons d’une croissance intelligente et durable, a conduit au développement de neuf corridors multimodaux destinés tant aux voyageurs qu’aux marchandises. ACAL est concernée par quatre d’entre eux : le corridor « Rhin-Alpes », qui suit globalement le Rhin, le corridor « Mer du Nord-Méditerranée », qui intéresse l’offre logistique de la Meuse, le corridor « Atlantique » qui, sur une portion Paris-Mannheim, a un impact sur l’activité régionale, et enfin le corridor « Rhin-Danube » par lequel Strasbourg est en relation avec des villes majeures en Allemagne, en Autriche, voire en Hongrie. Robert Herrmann estime que la « future région pourra mettre en avant cette situation unique au centre de l’ouest européen ».

Mathieu Neu

Strasbourg, capitale d’influence

Depuis 1570, au moment de Noël, Strasbourg se pare de lumière avec son marché aux saveurs gourmandes séduisant des touristes venus des quatre coins d’Europe. Même indépendamment des fêtes, la ville, quatrième après Paris, Nice et Avignon en nombre de nuitées hôtelières des résidents étrangers, attire les masses. Mise en valeur par l’arrivée récente du TGV, « la magnifique » peut compter sur sa cathédrale ciselée, son centre-ville classé au patrimoine mondial de l’Unesco, son art de vivre et sa gastronomie avec l’une des plus importantes concentrations de restaurants étoilés au guide Michelin en France. Ajoutons une certaine puissance institutionnelle. Y siègent le Parlement européen, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des Droits de l’Homme, le Médiateur européen, l’Eurocorps, le Centre européen de la Jeunesse ou encore le système d’information Schengen. Ce qui en fait la seconde ville diplomatique de France avec 75 ambassades et représentations diplomatiques, une centaine d’ONG à caractère international et une communauté internationale de plus de 22000 personnes. La localisation sur l’axe rhénan est stratégique. Strasbourg est au troisième rang français des villes de congrès et parmi les grandes villes de congrès internationales. Le port fluvial est le deuxième de France, accueillant 320 entreprises et 13000 emplois, faisant de la ville une plateforme d’échanges multimodaux. Celle-ci est aussi au croisement des axes autoroutiers Paris-Munich et Hambourg-Milan. Autre domaine de rayonnement, la recherche. L’université de Strasbourg accueille plus de 43000 étudiants, dont 20% d’étrangers. L’Alsace est devenue le troisième pôle de recherche publique, quatrième en nombre de chercheurs par habitant. Elle se classe au troisième rang national en termes de dépôts de brevets européens dans le secteur de la pharmacie et des biotechnologies. Le pôle mondial Alsace Biovalley, dédié aux innovations thérapeutiques, n’y est pas étranger.

Mathieu Camozzi

Un paysage de la formation en effervescence

L’agglomération troyenne est en pleine mue. Cet élan s’explique par sa nouvelle dynamique universitaire portée par la technopole, le groupe ESC qui a également intégré une école supérieure de design ou encore l’université de technologie, l’UTT. L’ancienne Champagne-Ardenne ne cesse d’améliorer son tissu d’enseignement supérieur grâce à l’installation de certaines grandes parisiennes. Si l’école polytechnique féminine a choisi de se baser à Troyes, d’autres établissements ont opté pour Reims, qui elle se caractérise par la densité croissante de la recherche : trois nouvelles chaires s’y sont implantées, avec l’arrivée récente de AgroParisTech, l’École centrale Paris, sans oublier le campus euro-américain de Sciences Po Paris. La Lorraine n’est pas non plus en reste en matière d’alliance. Les 24 grandes écoles de Lorraine ont créé en mars dernier la conférence régionale des grandes écoles de Lorraine (CRGEL) pour créer un écosystème local unique qui opère dès à présent des rapprochements et synergies entre les écoles alsaciennes et celles de Champagne-Ardenne dans le cadre de la nouvelle carte des régions. En Alsace aussi les lignes bougent. Alsace Tech, groupement de grandes écoles d’ingénieurs, d’architectures et de management, rassemble en son sein 12 écoles d’ingénieurs basées en Alsace, toutes habilitées par la CTI (commission des titres d’ingénieurs), l’EM Strasbourg et l’ENSAS (école nationale supérieure d’architecture de Strasbourg). Créé en 2007, ce réseau a pour vocation d’accroître la visibilité des écoles, de développer des projets communs de formation, de renforcer les liens entre les écoles et le monde économique. .

Geoffroy Framery et Matthieu Camozzi

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