Frontière vie privée/vie professionnelle en 2050

« Que j’explique mon Powerpoint ? D’accord, laissez-moi juste terminer mon sprint… »
« Que j’explique mon Powerpoint ? D’accord, laissez-moi juste terminer mon sprint… »

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Deux en un

La porosité de la frontière entre les mondes privés et professionnels s’accroît et inquiète. Et si les générations du futur conciliaient l’inconciliable ?

Le robot-nounou d’Anne-Sophie la précède pour sortir de l’ascenseur, et court se placer dans un recoin du bureau, en créant une ambiance olfactive et sonore propre à garder endormi le bébé qu’il transporte. Ce lundi 9 septembre 2050, Anne-Sophie anime une réunion commerciale au siège à Paris. Elle a donc quitté son Ariège bien aimée, depuis laquelle elle travaille d’habitude, pour prendre l’Hyperloop à Toulouse avec son fils de quatre mois. Parfois il est préférable d’oublier les hologrammes et conf calls afin de privilégier le présentiel, histoire de faire passer les messages les plus délicats. Car les mauvais résultats de son équipe commerciale l’obligent à hausser le ton. Et tant pis si sa note d’appréciation générale, donnée sur les réseaux sociaux par tous ceux qu’elle fréquente dans le monde physique, doit en pâtir. Il faut parfois accepter de voir sa popularité professionnelle décroître, même si c’est un des critères sur lequel se calcule son bonus variable. Remotiver ses troupes permettra d’inverser la tendance des ventes, de mettre de l’huile dans les rouages de l’entreprise, et du coup de lui libérer du temps personnel qu’elle passera avec sa famille et ses amis. De quoi hausser les notes qu’ils lui donneront aussi, ce qui compensera l’ensemble. Car proches de la vie privée et collaborateurs au bureau ont le même poids sur le réseau. Ainsi ceux qui montent dans la hiérarchie sont ceux qui obtiennent les meilleures notes parce qu’ils parviennent à équilibrer au mieux leur vie. Le travail n’est plus comme dans un passé lointain un lieu où l’on se rend, mais une activité parmi d’autres, une chose que l’on fait, n’importe où et à n’importe quel moment dans sa vie. L’imbrication totale des vies privée et professionnelle s’est opérée par étapes au début du XXIème siècle grâce aux nouvelles technologies. Via le BYOD (comme « Bring Your Own Device ») les salariés ont pu utiliser leurs propres smartphones, ordinateurs portables, applications au travail. Toujours plus de moyens de se divertir, de se nourrir, de dormir, de bénéficier de services (garde d’enfants, conciergerie…) sont apparus au travail pour atténuer la barrière. Dès les années 2010 le géant pharmaceutique GlaxoSmithKline mettait au point un programme d’assistance aux salariés, leur permettant de consulter un pédiatre, d’organiser un mariage, de vendre leur maison ou même d’établir un testament sans avoir à courir à droite et à gauche. Puis les horaires modulables ont vraiment été intégrés. Le cabinet d’audit Deloitte proposait des aménagements du temps de travail par période de vie, en fonction des priorités, certains réduisant à 80 voire 50% du temps de travail. Puis petit à petit les entreprises se sont alignées sur les start-up : quiconque a eu besoin d’un après-midi a pu le prendre… à condition d’être joignable en dehors des heures de bureau en contrepartie. Ce n’est que dans les années 2040 qu’il a vraiment été décidé que le travail ne serait plus un moment séparé de la vie personnelle. Car la dernière étape à franchir, dans les esprits, était la plus difficile. Le chemin a été long et il a fallu passer par nombre de crispations et burn-out avant que le management – au nom de la fameuse notion de « flexstyle », soit la gestion de la frontière entre les deux vies – évalue vraiment les collaborateurs sur leurs résultats et non plus sur leur temps de présence. Même si elle a perdu en intimité, Anne-Sophie se réjouit de cette évolution, grâce à laquelle aujourd’hui personne ne semble surpris de voir son fils finir tranquillement sa nuit dans un coin de la salle…

Gaëtan Flocco (1), enseignant-chercheur en sociologie du travail au centre Pierre-Naville à Evry (Essonne)

« Un mélange des genres parfois voulu par le salarié »

Constatez-vous l’atténuation de la frontière entre sphères pro et privée si souvent évoquée ?

Mes travaux sont consacrés au rapport qu’entretiennent les cadres et ingénieurs avec le travail et à la manière avec laquelle ils l’extériorisent. Les entretiens menés m’ont indiqué cette porosité. Certains travaillent dans les transports ou de chez eux. Toutefois, même si les innovations technologiques se montrent toujours plus efficaces et intrusives, quelques responsables RH évoquent un tout début de prise de conscience des jeunes générations, qui ont tendance, encore très partiellement, à re-poser des barrières.

Ce mélange des genres se met-il forcément en place contre la volonté des salariés ?

Même si je décris un monde du travail de subordination et de domination, je constate aussi du plaisir, de l’enthousiasme voire du bonheur au travail, indépendamment des considérations financières. Les gens ne souffrent pas forcément de mêler privé et professionnel, tant leur travail peut s’assimiler à une passion. On l’imagine aisément pour des scientifiques dans des centres de R&D, mais ces profils peuvent se trouver partout. Prenez la finance, où tout est analysé selon le prisme de l’argent et des bonus. C’est négliger la dimension technique de la modélisation. Pour certains leur curiosité et leur soif de reconnaissance y sont comblées, au point qu’ils entretiennent un rapport passionné à leurs tâches. Dès lors, ils ne comptent pas leurs heures et ne voient pas d’inconvénient à traiter des dossiers à la maison et à consulter des revues spécialisées sur leur temps libre.

Les nouvelles formes de travail aujourd’hui pourraient-elles changer la donne ?

L’uberisation prépare certes un monde de freelance. Mais le salariat classique n’est pas près d’être déboulonné pour autant, il a encore de l’avenir. Et il faut préciser que la liberté des indépendants reste un leurre, ils sont soumis à des commanditaires. Les sociologues du travail s’accordent à dire que les rapports sont identiques au salariat, avec en moins la protection sociale.

« Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude », de Gaëtan Flocco, éd. Raisons d’agir, 2015.

Julien Tarby

 

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