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Technos-écolos-solos
Digitalisation omniprésente, conscience écologique imposée, monde du travail de robots et d’indépendants… Les jeunes gens de demains « nageront » dans un autre contexte que ceux d’aujourd’hui.
Sa journée de boulot est enfin sur le point de s’achever. Luc soupire, enlève ses lunettes de vue à réalité augmentée – comme plus de la moitié de ses amis, il est myope, ayant passé ses premières années trop près d’un écran –, puis les remet avec un sourire. Aujourd’hui n’a pas été un franc succès, mais cela arrive, se rappelle-t-il, l’important est que cela reste satisfaisant… Et pour l’instant, c’est le cas. Depuis la robotisation complète des emplois non qualifiés, il y a déjà plus de 20 ans, et l’arrivée subséquente du revenu minimal de vie en 2035, l’entrepreneuriat de petite taille a explosé. Comme beaucoup de ses amis, Luc a un doctorat et a fondé sa PME, centrée autour de sa passion, c’est le travail du biométal. Il vend – online, évidemment, sur le marché unique Amazon – ses créations : des sculptures à mémoire de forme, qui changent selon l’humeur et qui se fixent par magnétisme sur la tête, au-dessus des puces et micro-mémoires flash implantées dans le cerveau (slogan : « #IRLemojis # J ! »).
Machinalement, il prend la pose, les doigts en V, prend un selfie et le poste d’un clignement d’œil (#findejournee #stillalive). Puis, d’une pensée, il éteint son ordinateur, ses deux imprimantes 3D (il a fabriqué la deuxième avec la première) et les lumières, grâce aux capteurs implantés dans son crâne. Ils descendaient directement des premières expériences de Facebook en 2017, quand le Grand Conglomérat n’était encore qu’un simple réseau social. Un coup d’œil vers le haut de ses verres fait apparaître l’heure : il va falloir qu’il se dépêche, sinon il va être en retard… Il va, ce soir, à une soirée rétro, dans un restaurant qui sert encore de la viande produite traditionnellement (#têtedelion #miam), à partir d’un animal, et non cultivée en laboratoire (et, du coup, hors de prix, puisqu’il faut compenser le coût écologique et moral de l’affaire). L’ouverture avait fait scandale, il se souvient, avec des holos éditoriaux enragés sur la toile… Et ensuite, boîte de nuit ? Jeux vidéo ? Film ? Les trois à la fois ? Il hésite encore.
Il commande un Uber, même si de toute façon les véhicules électriques autonomes noirs sont presque les seuls à encore rouler en ville et ne sont pas difficiles à trouver, tout en envoyant une micro-video à Kwame (#late #sorry #prayingemoji). En chemin, Luc jette un œil distrait à la sélection de jeux disponibles sur l’écran géant de l’Uber, mais il les connaît déjà tous par cœur, (un selfie rapide, l’air écœuré, l’écran en arrière-plan, #boooring) et rien ne le tente dans les programmes sponsorisés. Du coup, même s’il ne reste que quelques minutes de trajet, il lance son épisode préféré des Simpson en VR sur ses lunettes (plus de 60 saisons !) tout en vérifiant son mail. Comme pour tous ses amis, il lui est presque impossible de ne se concentrer que sur une chose à la fois, le résultat d’une évolution commencée avec l’arrivée d’Internet dans les foyers il y a plus de 40 ans. Et de fait, il n’éteint pas la vidéo après être arrivé et avoir salué Kwame, qui ne s’en formalise pas plus que ça. Après tout, il est bien, lui, en train de visiophoner sa copine…
Jean-Marie Benoist
Avis d’expert : Olivier Galland (1), sociologue, directeur de recherche au CNRS, chercheur associé au Laboratoire de sociologie quantitative, travaille au Groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique de l’université Paris- IV.
« Famille, amis, travail »
Quelles tendances dominent la culture jeune aujourd’hui ?
Tout d’abord le spectre d’âge couvert par le terme n’a cessé de s’élargir : il s’étend maintenant de la pré-adolescence – qui arrive de plus en plus tôt – jusqu’au jeune adulte, de 25-30 ans… La jeunesse s’est étendue par les deux bouts, et elle englobe des étapes très différentes les unes des autres.
Culturellement, deux traits dominent la culture jeune : l’importance de l’apparence – se construire un style, moyen d’affiliation et de distinction – et la communication. Depuis l’arrivée des réseaux sociaux et des autres nouveaux moyens de communication, les jeunes ont acquis une autonomie relationnelle qu’ils n’avaient jamais connue jusqu’à maintenant. Ils communiquent de plus en plus entre eux et sont de moins en moins inhibés ; ils développent ainsi une culture de plus en plus horizontale.
Quel rapport entretiennent les jeunes au travail ?
Le travail reste une valeur essentielle pour les jeunes. Lorsqu’on leur demande de lister leurs valeurs essentielles – famille, amis, travail… –, il arrive toujours dans le trio de tête.
Mais ce n’est plus une norme imprescriptible.
Cela reste tout d’abord un moyen de subsistance, et le moyen pour arriver à l’autonomie et l’indépendance personnelles, auxquelles les jeunes sont très attachés. Ce qui est nouveau, c’est que le travail est également conçu comme devant – du moins on l’espère – apporter un certain épanouissement personnel. Les jeunes attachent plus d’importance aux relations au travail que leurs aînés : l’ambiance, les liens, sont importants dans la valorisation de l’activité.
Et depuis quelques années, on dénote une augmentation de la volonté d’être indépendant, d’avoir leur propre entreprise. Cela reste néanmoins une pratique encore très minoritaire. Mais cela se développe, de façon accélérée avec l’arrivée de la nouvelle économie.
Comment ces différents aspects évolueront-t-ils dans les années à venir ?
Il est difficile, toujours, de faire des prédictions… Surtout qu’un des principaux facteurs de changement sociologique concerne les innovations technologiques qui bouleversent le rapport aux autres et au monde. Internet a eu un impact extraordinaire – en positif et en négatif… Devant cet accès multiple et diversifié à une telle masse d’information, certains, par exemple, ne savent plus « où est la vérité », qui devient relative… S’il est impossible de prévoir ces évolutions, les valeurs – famille, amis, travail… –, en revanche, se montrent plus stables. Elles évoluent, certes, mais plus lentement ; les ruptures sont rares.
(1) Sociologies de la jeunesse, d’Olivier Galland, éd. Armand Colin, 2004.
Julien Tarby