Tricheurs et mystificateurs auront à craindre un nouveau type de Sherlock Holmes…
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Temps de lecture estimé : 3 minutes

« Vérif’moi si tu peux… »

L’ère de l’infobésité et de l’interactivité obligent à une vérification constante des médias, des citoyens et bientôt des robots. Et ce n’est pas près de s’arrêter…

Fiction

Pierre-Marie N., salle des Fêtes de Belfort, déclaration à la presse le 14 juin 2050 :

« Que n’ai-je pas regretté ce faux pas ! Ma campagne pour les élections législatives 2050 s’était remarquablement passée, aussi bien dans le monde physique des meetings et marchés de la circonscription que sur les réseaux sociaux. Les votes en ligne avaient à peine donné leur verdict – je devenais député du Territoire de Belfort sous la bannière du parti « En Avant » – que cet odieux fact-checking me rattrapait. Un petit mélange habile sur mon CV entre le Master et le MBA de mon école de commerce – c’était il y a 30 ans – et une infime exagération de durée quant à ma mission humanitaire au Bengladesh… étaient passés avec succès sous les fourches caudines des journalistes, des citoyens vérificateurs ou des algorithmes. Mais lors de mon dernier discours ici-même, grisé par vous et mes déclarations pro-immigration, j’ai déclaré que j’étais présent à San Diego lors de la destruction du mur érigé il y a 30 ans par Donald Trump, entre le Mexique et les Etats-Unis, pour barrer la route aux clandestins. J’ai dit que j’avais vu la liesse de mes propres yeux, les retrouvailles de familles venues de Tijuana et les bienfaits que cela avait procuré. Une exagération anodine, pour mieux marquer les esprits. Les algorithmes de la start-up Les Décodeurs, qui vend ses prestations à tous les médias, ont disséqué la vidéo et prouvé par mes différentes réservations et activités en ligne que j’étais à Paris à ce moment. La meute s’est alors acharnée à mettre à jour le reste de mes infimes amplifications, me forçant, alors fraîchement élu, à démissionner ! Juste pour ça ! C’est une cabale, orchestrée en sous-main par notre parti adverse, « En Route ! ». L’hologramme d’EcoRéseau Business vient de m’annoncer que les ténors d’En Avant ! me lâchent désormais. J’enrage de ces vérifications instantanées et soi-disant professionnalisées. Ne sommes-nous pas allés trop loin ? Qu’il est loin le temps où un seul site américain, PolitiFact.com, éditait un baromètre de la vérité, « Truth-O-Meter », constituant un modèle du genre et se voyant même récompensé par un prix Pulitzer en 2009. L’« Obameter » qui permettait de suivre l’état d’avancement de plus de 500 promesses faites par le président américain lors de la campagne présidentielle de 2008 était une bonne idée. Mais par la suite les choses n’ont-elles pas déraillé ? En France les sites d’information en ligne Rue89, Mediapart, Slate ou Arrêt sur images s’y sont mis. La presse traditionnelle a suivi. Libération a fait naître une rubrique « Désintox », Le Journal du dimanche a publié « Le détecteur de mensonge » et Le Monde a lancé son blog « qui enquête avec les internautes » intitulé Les Décodeurs, devenu plus tard une start-up lucrative. Même Google monte des crosschecks en partenariat avec des rédactions – il l’a fait la première fois en 2017 pour la présidentielle française – pour traquer les informations douteuses sur le Web. Facebook rémunère ceux qui signalent des « fake news » et il suffit que deux fact-checkeurs estiment qu’il s’agit d’une fausse information pour que celle-ci porte la mention « contestée par des tiers ». N’en avons-nous pas marre de ces contre-enquêteurs qui soi-disant démêlent le vrai du faux à partir de sources fiables, transparentes, émanant d’organismes de référence ? Il n’y a plus de spontanéité possible ! Les politiques ne peuvent plus raconter de belles histoires, mettre en valeur leurs arguments ! Nous vivons dans une tyrannie de la cohérence ! Non ? Qu’en pensez-vous ? Mais pourquoi tout le monde est-il parti de la salle ? ».

Benjamin Sabbah, Responsable Cellule Usages & Prospection, direction commerciale France de l’Agence France-Presse, qui enseigne l’économie des médias à l’ESJ-Sciences Po Lille :

« La notion de « deuxième écran », une réalité aujourd’hui »

Qu’est pour vous le fact-checking (FC) et pourquoi en parle-t-on plus ?

Les fondamentaux du journalisme consistent à sortir de l’info, ou quand l’info est sortie par d’autres, à la vérifier puis à y ajouter des détails. D’habitude le job consiste à écarter les éléments faux de l’article. Le FC se concentre au contraire sur les éléments erronés. Il devient primordial à l’heure de l’infobésité. Les fake news, et auparavant les rumeurs, ont toujours existé. Mais ce qui est nouveau est cette intention de tromper le public pour faire de l’argent. On connaissait la volonté des médias porte-paroles de gouvernement exerçant du soft-power voire de la manipulation de foule, mais on découvre la volonté de certaines personnes sur la Toile de raconter des choses hallucinantes pour provoquer un buzz. Les clics sont autant de publicités lucratives pour eux. Le FC s’est donc imposé. En France les Décodeurs du Monde ont vraiment initié le mouvement. 2006 a été une année charnière. Est apparue la notion de deuxième écran. Pendant qu’on regarde un évènement sur l’un, on vérifie la résonnance sur l’autre. Le « live tweet » permet de « debunker » des contre-vérités en direct.

Y a-t-il dans cette pratique uniquement du positif ?

Je le pense. Des centaines de rumeurs se propagent chaque jour par la Toile, et il faut un pendant. Mais le job des médias est de relayer des informations vraies, pas de démanteler des fausses nouvelles et de retrouver leur origine. Il est irrationnel économiquement que tout le monde vérifie de son côté, alors que la crise de la presse oblige à une masse salariale contrainte. C’est peut-être le job d’une agence, ou d’un nouvel acteur qui inventera un nouveau modèle. Et qui se servira certainement des robots à reconnaissance vocale. Les discours seront enregistrés au peigne fin et les données énoncées, précisément vérifiées. Entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine des journalistes existe un entre-deux : le crowd-sourcing, avec des informations qui comportent une certaine couleur de fiabilité selon l’avis de la communauté, comme Slate l’a initié.

Comment entrevoyez-vous le futur ?

Nous vivons ce paradoxe post-moderne d’une société de l’information où les organes de presse ferment les uns après les autres ou suppriment des postes. Les citoyens, consommateurs, travailleurs, électeurs, militants… prennent conscience qu’ils doivent être les plus informés possible, mais ils ne veulent pas payer l’information, surtout en ligne. Nous en sortirons forcément, les nouvelles générations vont s’habituer à rémunérer ceux qui les renseignent intelligemment et sûrement. Ce qui passe aussi par des services personnalisés. J’imagine des start-up spécialisées dans le FC, vendant leur prestation aux médias, aidées par les technologies. Mais je crois que le salut passera surtout par l’éducation de nos enfants en matière de médias, afin de rétablir la confiance au sein du triangle population-politiques-journalistes. Des gens éclairés ne verront plus des complots dans chaque déclaration inexacte. Il en va de la salubrité de notre démocratie.

Julien Tarby

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