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n°7
Regard sur l’Actualité
PANORAMA
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Frédéric Lenoir
Philosophe et sociologue, chercheur associé à l’EHESS, auteur en 2013 de Du bonheur, un voyage philosophique.
Comprenez-vous le pessimisme atavique des Français ? Sans le partager, j’en comprends en partie les causes. D’abord, la France est un vieux pays, avec une histoire riche et glorieuse, qui contraste avec la situation de déclin qu’elle connaît aujourd’hui. La France a été l’une des deux ou trois nations phares au monde ; ça ne sera plus jamais le cas. C’est cette comparaison qui rend les Français malheureux. Les nations jeunes ne connaissent pas ce problème. Sans passé sur lequel se retourner avec nostalgie, elles sont naturellement tournées vers l’avenir et sont plus enclines à l’optimisme. On dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire. qui va bien et envisager l’avenir de manière positive est donc presque contre-nature, et demande un vrai effort sur soi pour ceux qui ne sont pas dotés d’un tempérament optimiste ! Mais le jeu en vaut la chandelle, puisqu’en jouant sur notre psychisme, un regard résolument positif contribue au bonheur. l’intérêt de la philosophie, de la réflexion sur soi, de la recherche intérieure justement pour dépasser ce stade naturel. Malgré son pessimisme, Schopenhauer a écrit un très beau livre sur « L’art d’être heureux à travers cinquante règles de vie » ! Justement, quel est votre définition de l’optimisme ? Être optimiste, c’est faire un constat lucide au travers duquel on envisage les solutions plutôt que les problèmes. Cela amène à s’investir dans les solutions plutôt que de rester tétanisé par les problèmes. Ce n’est donc pas manquer de lucidité, ou faire preuve de naïveté : c’est envisager les sorties de crise, tant dans sa vie privée qu’au niveau de sa vision du monde. Cela n’est pas toujours simple, et peut demander de prendre certains risques.
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Et puis, bien sûr, il y a le rôle de la conjoncture… Cela entre en ligne de compte, mais sans doute pas de manière décisive. Quand je voyage, je suis toujours frappé de voir à quel point les autres peuples semblent plus heureux. Même en Espagne ou en Grèce, où la situation est bien plus difficile, on respire ! Il y a de la solidarité, de la débrouille, les gens ont le moral… En France, on ne conscientise que ce qui ne va pas, ce qui explique le contexte global de morosité. D’ailleurs, il est toujours surprenant de voir que 75% des Français se disent « plutôt ou très satisfaits » de leur vie d’un point de vue individuel, et que dans le même temps, 80% d’entre eux affirment être très inquiets de la situation globale du pays ! Mais cela n’est pas nouveau. Il suffit de lire les grands auteurs français du passé pour voir qu’à toutes les époques, le discours du « tout va mal » était déjà dominant.
L’histoire de la France, c’est aussi l’histoire de notre esprit critique. Bien sûr. La France possède une longue tradition de philosophie critique, avec Descartes comme principale figure de proue. Mais cela a du bon, puisque c’est aussi le signe d’une certaine lucidité dans notre compréhension du monde. Au lendemain du 11-Septembre, par exemple, notre analyse de la situation fut bien meilleure que celle des Anglo-Saxons. Mais le revers de la médaille, c’est que nous manquons d’imaginaire, de rêve, de mythes collectifs. La France est d’ailleurs l’un des pays les plus sécularisés du monde, une des nations où l’on croit le moins en Dieu. Or, lorsqu’il n’est pas accompagné d’une dose d’enchantement, l’esprit critique peut mener à un scepticisme radical, voire au nihilisme. Sur un autre plan, la France est aussi très liée par son histoire au corporatisme, ce qui se ressent aujourd’hui encore dans une défense très forte des intérêts particuliers, au détriment du collectif.