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De la robe à la Toile. Au-delà de l’un de ses plus grands rêves, devenir acteur, Vincent Klingbeil se destinait à une carrière toute tracée et sans encombre dans le droit. Avocat d’affaires, dans un grand cabinet américain, l’instinctif ne s’y retrouve pas : « J’ai détesté, tout simplement. » Le manque criant de création y est sans doute pour quelque chose, la pression pour un job qui ne nous fait pas vibrer aussi. Alors on oublie le salaire et la sécurité, et on ose se lancer et échouer. C’est le pari de Vincent Klingbeil. L’entrepreneur commence par se rater, avec Talent Zapping. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Malgré les doutes, et un retour forcé chez ses parents, le succès arrivera lors de la deuxième aventure entrepreneuriale, Ametix. Une agence de conseil en stratégie digitale qu’il fonde avec Patrick Bunant et Stéphane Boukris. Entre 2011 et 2015, l’entreprise passe de 0 à 600 salariés. Une réussite rapide qui suscite très vite l’intérêt de potentiels acheteurs : en 2017, les trois associés décident de vendre Ametix à Docaposte, filiale du Groupe La Poste. Quelques années plus tard, en 2019 et soutenu par le fonds Montefiore, Vincent Klingbeil crée « EDG » pour European Digital Group. Là encore, une franche réussite, l’entrepreneur vise le milliard d’euros de CA pour 2030.
Dans quel environnement avez-vous grandi ? Y avait-il un terreau entrepreneurial ?
Je suis né dans le IXe arrondissement de Paris, d’un père chirurgien-dentiste et indépendant, et d’une mère qui tenait un magasin de stylos. Je suis l’aîné au sein d’une famille de trois enfants, ma sœur et mon frère sont eux aussi entrepreneurs. Donc oui, il y avait ce terreau entrepreneurial. Je ne partais pas de zéro, mais je ne partais pas non plus de très haut, puisque j’avais peu d’argent quand je me suis lancé.
Mais avant de monter votre boîte… Vous avez beaucoup étudié et travaillé.
J’aidais régulièrement ma mère au magasin, de mes 15 ans jusqu’à 28 ans. Ce qui m’a permis de faire mes premières armes dans la vente. J’ai été barman aussi en parallèle de mes études. Au total je passais environ entre 15 et 20 heures à travailler en dehors des cours. Et effectivement, j’ai aussi pas mal étudié. Le théâtre aux cours Florent et Simon pour nourrir la possibilité d’exercer un jour le métier de mes rêves, acteur. Puis le droit, la plaidoirie se rapprochait en quelque sorte de ma volonté première. J’ai suivi un master en droit des affaires et fiscalité à Assas, fréquenté l’école de commerce Audencia et une autre dans l’Ohio aux États-Unis. J’ai suivi une école d’immobilier aussi, et obtenu un master en droit de l’urbanisme et de la construction. Ça fait pas mal d’années d’études. Sans oublier que je passe le barreau, tout cela m’amène à travailler dans un cabinet d’affaires américain, White & Case.
Avocat d’affaires, ça ne vous plaisait pas ?
C’est le moins que l’on puisse dire. J’ai détesté, tout simplement. Parce qu’il n’y avait rien de créatif. Parce que je subissais une pression en lien avec des tâches que je n’aimais pas. La pression, j’en ai aujourd’hui, mais lorsque vous êtes passionné par ce que vous faites, ce n’est plus du tout la même chose. Et pourtant ce n’était pas si simple de partir. C’est une sorte de prison dorée où vous gagnez bien votre vie mais n’êtes pas heureux. Nombre de mes connaissances, à l’époque, sont restées dans ce métier par obligation. Pour honorer les crédits à rembourser, entre autres. Plus on attend, plus c’est difficile de partir. J’ai quitté le cabinet au bout de deux ans. Un soulagement.
Place donc à votre première entreprise, Talent Zapping.
C’est cela, ma première start-up, en 2009. Mon frère, qui n’avait que 20 ans à l’époque (lui 27, ndlr), était à mes côtés. Avec Talent Zapping j’ai voulu monter un TikTok avant l’heure. Il s’agissait d’un site de découverte et promotion des talents artistiques. Concrètement des artistes, le plus souvent des humoristes, postaient des vidéos sur la plateforme et se défiaient sous forme de battles. Les internautes, eux, misaient des points virtuels en échange de cadeaux. Je garde le souvenir d’une aventure exceptionnelle. L’univers me plaisait, je rencontrais pléthore d’artistes, assistais à tout un tas de spectacles et de stand-up… C’était fou sur le plan personnel, mais d’un point de vue business, ça n’a pas pris. Je n’ai pas réussi à monétiser, toutes mes économies ou presque y sont passées. Peut-être aurais-je dû faire de la production tout simplement, mais facile à dire aujourd’hui. Avec mon frère, on décide d’arrêter avant la phase de cessation de paiement.
Dans ces moments-là, est-ce que l’on regrette sa profession d’avocat ?
J’y ai pensé. Au fond du trou, je retourne vivre chez mes parents, ce n’est pas facile à accepter. C’est un échec, tout simplement. Certains de votre entourage vous disent qu’il ne fallait pas lâcher le poste que j’avais chez White & Case, plus rassurant c’est sûr. J’ai demandé à mon épouse : je repars en arrière ou je tente une autre boîte ? Vous connaissez la suite !
Arrive alors Ametix, votre premier succès entrepreneurial.
J’ai rencontré Patrick Bunant, mon futur associé, qui connaissait ma maîtrise de l’outil digital. Lui avait une petite entreprise dans les services qui ne décollait pas. On a voulu tenter quelque chose. Quoi ? Ametix, en 2011, spécialisée dans le conseil en stratégie digitale. Un troisième associé nous a rejoints, Stéphane Boukris. Toutes les entreprises voulaient opérer leur transformation numérique, le marché était là, donc les risques moindres. Même si j’avais la pression de ne pas me planter une deuxième fois. Pendant trois ans j’ai travaillé jour et nuit. Pas de vacances ni de week-ends. En quatre ans on passe de 0 à 600 personnes. Au regard du succès, des industriels et fonds nous ont approchés. Nous avons fini par vendre 70 % d’Ametix en 2017 au groupe La Poste via sa filiale Docapost. Puis le reste en 2019, j’ai adoré mon expérience en tant que postier et j’ai découvert, de l’intérieur, comment fonctionnait une ESN (Entreprise de services numériques) de plus de 6 000 collaborateurs.
Vous pensez ensuite à recommencer. Créer une nouvelle entreprise ?
Oui. Parmi les acteurs qui s’étaient positionnés pour racheter Ametix… il y avait également le Fonds Montefiore.
Je suis resté en contact avec Éric Bismuth, son fondateur. On avait le vaisseau amiral pour bâtir quelque chose de très grand. On se le disait. Alors il m’a fait confiance et m’a aidé à financer mon nouveau projet, en plus de l’argent que j’avais gagné avec la vente d’Ametix. Ce jour-là en 2019, à 37 ans dans un restaurant japonais, est née l’idée d’EDG, pour European Digital Group. Je quitte La Poste un vendredi pour me retrouver dans un petit bureau, seul, le lundi suivant. Avec une boule au ventre. Une réussite c’est bien, mais confirmer avec une deuxième c’est un sacré défi…
« EDG », c’est quoi l’idée ?
Avec Ametix on parlait de transformation digitale. Avec European Digital Group, place à l’accélération digitale. Un cap a été franchi notamment parce que les entreprises, pour la plupart, ont avancé sur le sujet. EDG est un groupe composé d’ultra-spécialistes sur l’ensemble des leviers de l’accélération digitale. On ne fait pas un peu de tout. Pour chaque problématique de nos clients, on a une filiale spécialisée sur un métier. Aujourd’hui une trentaine de filiales composent le groupe à travers six business units : digital content, marketing performance, cybersecurity & technology, data & IA, growth enablers, digital product. Notre croissance est à 50 % organique, 50 % le fruit de fusions-acquisitions. Quelques chiffres : 300 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour 2 000 clients, dont 70 % sont des entreprises du CAC40 et grandes entreprises.
Comment construire et conserver un ADN commun avec une trentaine de filiales aux métiers différents ?
Parmi nos 2 000 clients, 60 % d’entre eux travaillent avec au moins 5 de nos filiales. Ce qui démontre de fortes synergies entre elles. Conserver un ADN commun, une culture commune, c’est tout l’enjeu de notre groupe, ce que l’on a su instiller depuis le début. Quand on rachète une société par exemple, EDG prend toujours la majorité des parts, mais l’entrepreneur reste actionnaire minoritaire et devient actionnaire du groupe. Un bon moyen d’impliquer et d’engager tout le monde un maximum. Près de 300 salariés sont actionnaires du groupe : on croit beaucoup dans le partage de la valeur pour surperformer.
Quelle serait la problématique du moment pour laquelle vos clients vous sollicitent ?
L’intelligence artificielle (IA) sans hésiter. C’est le défi d’aujourd’hui et des prochaines années pour les entreprises, si elles veulent se concentrer sur leur cœur de business et éviter de perdre du temps sur des tâches chronophages, sans grande valeur ajoutée. Notre offre d’entrée repose sur l’évangélisation, montrer à nos clients le pouvoir de l’IA, sa puissance, et son utilité. Chaque filiale propose à nos clients une vision de l’IA en fonction de son métier. Avant de passer à la phase d’audit et de conseil pour améliorer leur productivité. À eux ensuite de nous dire s’ils veulent y aller ou non. Notre rôle est de rendre les entreprises françaises toujours plus compétitives, et l’IA joue un grand rôle aujourd’hui dans cet objectif. C’est pourquoi a été nommé Hervé Mignot, chief AI officer en charge à la fois de créer des offres IA pour nos clients, mais aussi de s’assurer que toutes nos filiales sont à la pointe sur ce domaine.
Votre activité requiert de recruter des développeurs. Un métier en pénurie, est-ce facile de les attirer ?
Non ce n’est pas simple. Les postes vacants dans le secteur se chiffrent en milliers. Ce n’est pas uniquement avec un beau salaire que l’on attire ces profils, mais aussi par les projets, le sens, et les conditions de travail. Ils doivent se sentir heureux au sein de l’entreprise.
C’est ce que vous tentez de pratiquer à EDG ?
Oui, avec du management bienveillant, même si cela devrait aller de soi. On s’adapte aussi aux codes de la génération Z : le télétravail est une pratique courante chez nous.
Je pense être un manager exigeant mais bienveillant. Tout le monde a ses chances pour réussir ici. L’égalité des chances constitue notre cheval de bataille. Je le dis, à profil équivalent, nous préférons recruter un candidat qui n’avait pas les mêmes chances de réussite au départ, en raison de son origine sociale ou territoriale. C’est une forme de discrimination positive.
Les femmes sont moins présentes dans la tech, vous le remarquez également j’imagine ?
Dans notre top 100 des salaires, on retrouve 40 femmes. On peut encore faire mieux, mais c’est déjà une fierté. Pour les postes de direction, nous sommes presque à 50/50.
En revanche, dans les métiers de l’IT ou de la cybersécurité, les femmes sont très minoritaires, à peu près au même niveau qu’au niveau national. EDG dépend aussi des candidatures qu’il reçoit… Quand les écoles d’ingénieurs accueillent à peine un tiers de femmes, il ne faut pas s’étonner de recevoir très peu de CV féminins pour certains postes.
Le lycée doit jouer un rôle en encourageant et en incitant les jeunes femmes à rejoindre des filières encore très masculines.
Que visez-vous avec EDG dans les prochaines années ?
Atteindre le milliard d’euros de chiffre d’affaires d’ici 2030. Pour cela, nous allons poursuivre une croissance organique soutenue et doubler notre croissance externe.
Deux nouvelles acquisitions sont prévues début 2025. À partir de cette année-là, environ 50 % de nos acquisitions se feront à l’étranger, afin d’accélérer notre expansion internationale.
En parallèle d’EDG, vous avez également votre propre média, le Tech Show. À quoi sert-il ?
C’est un média qui met en avant les acteurs du digital. On y découvre des pépites du monde des start-up, les dernières innovations technologiques et des sujets sérieux, sans jamais se prendre trop au sérieux !
Des entrepreneurs et des politiques viennent sur le plateau, comme Jean-Noël Barrot lorsqu’il était ministre délégué en charge du Numérique.
Le Tech Show, c’est un épisode par mois et environ 500 000 vues par épisode. Le format va évoluer en 2025 pour élargir notre cible et ne plus s’adresser uniquement aux décideurs B2B.
Pour vous, personnellement, est-il possible de “couper” avec toutes ces activités ?
Je dors peu, je vous le confirme ! La semaine, je vis EDG. Le soir, je participe souvent à des événements organisés par nos filiales ou je réponds aux sollicitations extérieures.
Je suis curieux de ce que font les autres. L’altérité m’attire et m’enrichit : on apprend tous les jours et, en plus, le réseau reste une pierre angulaire du business.
Le week-end, en revanche, je coupe. Bien sûr, si un client ou un collaborateur m’appelle, c’est difficile de ne pas répondre (rires) ! Mais globalement, je passe mon samedi et mon dimanche avec ma famille, mes trois enfants, mon épouse et mes amis.
Il arrive que j’invite mes proches à certains événements, comme lors de la première édition du Club Inno de notre filiale Wold, fin novembre. Une manière de faire d’une pierre deux coups (rires).
Et vos passions, au-delà du digital ?
Les échecs, bien sûr, j’adore ça ! (Un jeu d’échecs se trouve dans son bureau, ndlr). Je m’entraîne chaque semaine avec un grand maître.
À côté, il y a aussi le poker et le tennis, que je pratique quand j’en ai le temps. Je vais également au théâtre.
Une façon de combler mon rêve d’enfant qui était de devenir acteur ? Non, pour ça, j’ai déjà le Tech Show (rires) ! C’est vrai qu’il y a une dimension artistique, mais il sert avant tout à faire rayonner EDG.
PROPOS RECUEILLIS PAR GEOFFREY WETZEL ET JEAN-BAPTISTE LEPRINCE