Temps de lecture estimé : 2 minutes
Homme d’affaires intraitable, éditeur de génie, milliardaire, membre du Parti Communiste Italien, fidèle ami de Fidel Castro… et terroriste. La trajectoire de Giangiacomo Feltrinelli fut aussi atypique que flamboyante.
En Italie, le groupe d’édition Feltrinelli est une institution, avec des filiales dans l’édition (Apogeo, Kowalski, Eskimosa, Edizioni Gribaudo, Vita, Urra), la télévision (laEffe), le commerce en ligne (laFeltrinelli.it), la musique et la restauration. La Feltrinelli est aussi la première chaîne de librairies en Italie, comptant plus de 100 points de vente dans la péninsule et plus de 1200 employés. Le groupe possède aussi 51% de Finaval, holding immobilier spécialisé dans les salles de cinéma, et des participations dans diverses maisons d’édition italiennes.
A l’origine de cet empire des médias, l’entrepreneur iconoclaste Giangiacomo Feltrinelli (1926-1972), qui s’illustra aussi bien dans la découverte des talents littéraires que dans le combat politique. Son fils, Carlo, raconta en 2000 sa vie tumultueuse dans le livre Senior Service (du nom de la marque de cigare favorite de son père).
Giangiacom Feltrinelli editore
Feltrinelli est né en 1926 dans une richissime famille milanaise ayant fait fortune dans le bois, la banque et l’immobilier à partir du XIXe siècle. A la mort de son père Carlo en 1935, Giangiacomo a neuf ans. Il sera élevé par une mère mondaine, Gianna Elisa Gianzana Feltrinelli, et un beau-père peu concerné par son éducation, voyagera beaucoup et fréquentera plus souvent les précepteurs que les écoles. En 1944, il s’engage dans un groupe de combattants qui participe à la libération de l’Italie et à la lutte antifasciste. L’année suivante, le jeune homme rejoint la fédération milanaise du parti communiste, qu’il finance abondamment et pour laquelle il lui arrive de distribuer des tracts dans sa Buick décapotable. Il se pique également d’édition militante. Lorsque les éditions milanaises du Parti font faillite, le « milliardaire rouge » décide de pallier ce manque, en fondant la maison « Giangiacomo Feltrinelli editore » en 1954. Il fera très vite la preuve de ses talents de découvreur, en publiant en 1957 le premier grand best-seller de l’édition européenne (150000 copies vendues en seulement trois ans), le chef d’œuvre du Russe Boris Pasternak, Le Docteur Jivago. Lequel vaudra à son auteur le Prix Nobel de Littérature en 1958, et à son éditeur de se brouiller avec le Parti, puisque l’URSS tentait d’en empêcher la publication. En 1960, Feltrinelli remet ça en publiant Le Guépard, de Tomasi de Lampedusa, un autre best-seller. Viendront ensuite des auteurs sud-américains majeurs, comme Garcia Marques et Jorge Louis Borges, ainsi que le Journal de Bolivie du Che Guevara. Mais l’Italien n’est pas qu’un homme de lettres. Héritier d’une dynastie d’entrepreneurs, il sait aussi manier les chiffres en homme d’affaires avisé. Par exemple, pour contourner une distribution encombrée, celui qu’on surnomme « le Jaguar » crée ses propres librairies dans les grandes villes de la Botte : Milan et Pise en 1957, Florence en 1962 ou encore Rome en 1964. Les boutiques sont avant-gardistes, avec vente en libre service, flipper et juke box. Si bien que les affaires de la maison milanaise deviennent vite florissantes.
Double vie
Dès la fin des années 1950, le milliardaire a pris ses distances avec le PCI, dont il est déçu (notamment par les évènements de Hongrie) pour se rapprocher de la « Troisième voie » et s’initie au tiers-mondisme. Cette démarche le conduit naturellement à La Havane, où il rencontre Fidel Castro en 1964. Dans Senior Service, son fils rapporte ses paroles : « Quand je suis devenu ami avec Castro, je ne croyais plus à rien. Aucun type d’engagement, ni idéologique, ni politique. Puis… » À Cuba, « on construit la politique en dehors des schémas habituels : capitalisme, socialisme soviétique… ». Une longue amitié naît avec le Lider Maximo. Les années suivantes, il entame une double vie : côté face, l’éditeur milliardaire au flair incomparable qui empile les best-sellers ; côté pile, l’activiste d’extrême gauche qui sillonne l’Amérique Latine et fait la promotion de la guérilla politique au fil de ses voyages et de ses conférences. En 1968, il tente même de nouer des contacts en Sardaigne pour transformer l’île en un Cuba de la Méditerranée. Sans succès.
Clandestin
En 1969, le climat politique de la péninsule se durcit, des bombes éclatent, Feltrinelli est pointé du doigt pour son soutien aux activistes d’extrême gauche. Il disparaît et laisse à sa femme, Inge Schoental, les rênes de l’entreprise. L’ex-éditeur entre dans la clandestinité en même temps que l’Italie entre dans les Années de Plomb. Des groupes d’extrême-droite, puis d’extrême-gauche, dont les Brigades Rouges, mènent des actions terroristes. La plupart sont le fait d’organisations néofascistes qui mènent une stratégie de la tension pour pousser à l’instauration d’un gouvernement plus autoritaire et tenir la gauche éloignée du pouvoir exécutif. Le 14 mars 1972, le parcours de Giangiacomo Feltrinelli arrive à son terme au pied d’un pylône électrique supportant une ligne à haute tension à Segrate, une commune de la province de Milan. Son corps est retrouvé au petit matin déchiqueté par l’explosion d’une bombe, qu’il semble avoir préparée pour saboter l’approvisionnement électrique de la ville Lombarde et la plonger dans le noir. Depuis, l’obscurité n’a cessé d’entourer cet accident derrière lequel certains ont vu un assassinat déguisé..
Aymeric Marolleau