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Sous l’influence du confucianisme et du taoïsme, l’Asie ne saurait que perpétuer une culture du rebond : l’entrepreneur voit bel et bien dans l’échec une source positive. Même si l’échec ultime, la faillite, se révèle parfois mortifère.

« Il faut savoir rester positif : l’avenir est toujours radieux. » Jack Ma est un optimiste. On imagine sans peine ce magnat des affaires couler une retraite heureuse et confortable depuis son départ de la présidence du groupe Alibaba, à l’automne 2019, à l’âge de 55 ans. Ou pas. Vingt ans après avoir créé sa « caverne » de millions d’objets, Jack Ma, élevé dans une famille modeste de la Chine communiste, a porté son empire de plus de 100 000 collaborateurs, valorisé à 420 milliards de dollars, au sommet de l’économie mondiale. Au cours du dernier trimestre de 2019, son groupe enregistrait encore un chiffre d’affaires de l’ordre de 23 milliards de dollars, une insolente santé à 38 % de croissance d’une année sur l’autre. De quoi expliquer l’éternel sourire sur la face ronde de cette vedette en Chine. Et pourtant, Jack Ma, qui se consacre désormais à la philanthropie et « envisage d’essayer de nouvelles choses pour que d’autres rêves se réalisent », à la veille des revers inévitables causés par l’épidémie, n’a pas toujours connu le succès. Euphémisme. L’échec est même, d’une certaine façon, la constante de la première partie de sa vie étudiante, professionnelle et entrepreneuriale.
À la fin des années 1980, alors qu’il envisage de s’orienter vers l’enseignement, Ma échoue à trois reprises aux concours d’admission à des instituts d’enseignement supérieur. Dans la foulée, et en dépit d’une licence d’anglais obtenue en 1988, il voit sa candidature à l’université américaine de Harvard rejetée dix fois. Au fil des années, il envoie de nombreuses candidatures, toutes repoussées. KFC lui préfère d’autres jeunes gens. « Ce n’est pas très positif d’être autant rejeté », dira-t-il plus tard, fort humblement. Mais loin de désespérer, Jack se recentre sur l’anglais, sa compétence première, qu’il commence par enseigner avant de devenir traducteur. En 1995, à l’occasion d’un voyage professionnel, il découvre Internet. Il constate, lors d’une recherche autour du mot « bière », qu’aucun lien ne pointe sur… les bières chinoises. Étonnement proactif : le voilà qui crée un site Web, articulé comme un annuaire des entreprises et des produits chinois inspiré des Pages Jaunes. Mais ça ne « marche » pas. En poste au ministère du Commerce extérieur, il envisage d’œuvrer à la démocratisation d’Internet pour aider au développement des PME, avant de comprendre qu’il n’y parviendra pas en travaillant pour l’État ! Il réunit alors quelques amis chez lui, leur expose sa vision d’une plate-forme d’e-commerce b to b destinée à mettre en relation les PME pour leur faciliter la vie. « Faites-moi confiance ! » Les amis suivent. C’est la naissance d’Alibaba.

Des salariés heureux et bons…

Périlleuse. La société peine à démarrer. Jack Ma ne parvient pas à convaincre les banques de le suivre. Têtu dans ses démarches, il finit par décrocher de premiers financements. De quoi lancer une plate-forme d’e-commerce grand public concurrente d’eBay – alors champion du monde et du marché chinois. En 2005, Alibaba a fait plier l’américain qui finit par se retirer du marché. Yahoo investit immédiatement un milliard de dollars dans la firme. L’ascension sera fulgurante : croissance externe, diversification… En fil rouge de ce développement, une attention toute particulière portée à la culture d’entreprise. Favoriser l’épanouissement et l’engagement de ses collaborateurs devient le souci de Jack Ma. L’homme n’a jamais caché son souhait de voir ses salariés « devenir réellement altruistes, heureux et bons, capables d’aider les autres ». Incroyable leitmotiv ! À l’heure de laisser les rênes de son groupe à ses successeurs, il insiste sur la notion de rêve : « La clé de mon succès, c’est d’avoir cru à mes rêves. Un jour, les rêves peuvent devenir réalité. »

80 % développent une vision positive de l’échec

S’agit-il du triomphe de la persévérance et de la ténacité prêtées aux Asiatiques ? « Le succès, dit le proverbe, c’est tomber sept fois et se relever huit. » À l’inverse de certaines cultures qui tiennent l’échec pour une faute, la Chine, culturellement marquée par le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme, encourage au contraire à se relever, à avancer, à contourner la difficulté et à prendre une autre direction – ce qui, pour l’entrepreneur, revient à faire le deuil de sa première affaire pour s’investir dans une nouvelle. Les Asiatiques, de même que les Moyen-Orientaux et les Américains dans une moindre mesure, voient davantage l’échec de manière positive que les Européens. D’après une étude publiée par Barclays en 2012, 80 % des Asiatiques développent une vision positive de l’échec. Selon SinoConnect, spécialisé dans l’accompagnement des sociétés occidentales désireuses de collaborer avec les entreprises chinoises, « la combativité des Chinois/es fait qu’en situation difficile, ils/elles essaieront de rebondir par tous les moyens ». Concrètement, la Chine, moteur de l’économie asiatique, a mis en place une démarche de soutien aux initiatives entrepreneuriales. Le seul secteur de la technologie bénéficie d’un fonds d’investissement de 6,5 milliards de dollars, sur lequel les entrepreneurs s’appuient pour développer des entreprises innovantes et compétitives.

Tous égaux devant les valeurs du travail

Plusieurs raisons expliquent cette différence. D’abord, le continent, et particulièrement la Chine, demeure marqué par une culture du changement. Tel le cycle naturel des saisons, la réussite et l’échec sont les deux faces d’une même pièce qui tourne de façon continue. Il est alors inutile de se projeter dans l’avenir. Quand ils le font, les Asiatiques cherchent avant tout à se donner une direction plutôt qu’à contrôler les risques. La tolérance à l’échec, ainsi, émane directement d’une plus grande tolérance à l’incertitude. « L’action est considérée comme un accompagnement des processus naturels et des changements engendrés par le temps qui passe », selon SinoConnect. Parallèlement, le pays est ancré dans une forte culture du travail associé à un fort sentiment nationaliste. « L’impression de participer au développement du pays est un puissant facteur de motivation », note le site. Le parcours de Jack Ma illustre parfaitement cette réalité : Alibaba se positionne avant tout en outil au service des Chinois/es et du développement de la Chine, et un tremplin pour les PME chinoises dans leur ouverture sur le monde.
Un tel pragmatisme face à l’entrepreneuriat se révèle dès la scolarité. Le classement Pisa d’évaluation du niveau des élèves de quinze ans dans le monde entier place les pays asiatiques en tête. « L’importance accordée au savoir et à l’intelligence est primordiale dans ces pays, obnubilés par la puissance japonaise », explique Jean-François Sabouret, sociologue spécialiste du Japon et directeur émérite au CNRS. « D’inspiration confucéenne, ils ont un rapport privilégié à l’étude et aux valeurs du travail. Par ailleurs, il y a cette croyance que la réussite scolaire – et plus tard entrepreneuriale – est ouverte à tous de manière égalitaire. »

La faillite, c’est perdre la face

De cette culture résulte une forte attention portée à la notion de dignité. « Par une sorte d’accord tacite et invisible, il est admis que les enfants remboursent grâce à l’éducation et la réussite la dette qu’ils ont contractée envers leurs parents en venant au monde. Du coup, l’enfant est porteur de l’honneur familial mais aussi collectif à travers un patriotisme qui reste toujours présent. C’est une charge symbolique forte », explique Jean-François Sabouret. Plus tard, à l’heure de l’entrepreneuriat, cette charge symbolique se traduit par un engagement moral envers les salariés : le chef d’entreprise doit garantir l’emploi. La faillite, qui rompt cet accord tacite, est vécue par les salariés comme une trahison. Pour l’entrepreneur en échec, et pour sa famille, c’est une offense qui amplifie l’autoculpabilisation. Et en cas d’humiliation publique ou de perte de face, là, l’entrepreneur peut baisser les bras. Le samouraï n’est jamais très loin.

Romain Rivière

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