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1. Jacques Séguéla
« Une marque doit être fidèle à elle-même. À son nom, à son logo, à son slogan »
Gilles Deléris, cofondateur et directeur de la création de l’agence W, a signé récemment un article dans Stratégies où il décèle des signes d’inquiétude chez les constructeurs d’automobiles face aux avancées des véhicules autonomes des GAFAM ou l’électrification à marche forcée. En nous signalant cet article, vous dites d’emblée « je m’inscris en contre » …
Je dis « Un Coca, sinon rien ». Le grain de folie d’après la covid, motif, certes d’inquiétude, ne fait qu’agiter l’émotion, la peur générale, l’anxiété générale. Quand on change une marque, c’est un acte de contre-attaque. Dans l’automobile, les constructeurs voient que les concepts vont changer, passer de l’électrique à l’hydrogène, dépenser des milliards en publicité et cinq ans après, tout bouleverser à nouveau. Moi, j’ai toujours pensé que la publicité devait suivre l’exemple de Moravia qui disait « la virilité, c’est la fidélité ». Une marque doit être fidèle à elle-même. À son nom, à son logo, à son slogan. Est-ce qu’Adidas a changé de slogan, ou Nike ?
Donc « un Coca sinon rien », pour vous, est emblématique de cette pérennité ?
Il y a environ 130 ans, à Atlanta, un médecin, John Pemberton, cherchait à inventer une boisson pour les jeunes, contre la chaleur, énergétique. Il repère l’existence en Afrique du vin de cola, tiré de la noix de kola, qui répond à ses attentes. Il s’en procure, le mélange à de l’eau, du sucre, une quarantaine d’additifs herbacés et un peu de coca, tiré de la feuille de la plante du même nom, et propose sa boisson en grandes bombonnes à un pharmacien, comme moi à mes débuts, ouvert 24 heures sur 24. Succès très mitigé. Un soir, ce n’est pas le pharmacien qui assure le mélange. Au matin, la fontaine à soda a été presque entièrement vendue. Pemberton s’aperçoit que par erreur l’assistant du pharmacien a utilisé de l’eau gazeuse. Notre inventeur veut une marque. Une marque, c’est un produit incopiable, pense-t-il. Il peaufine sa formule et s’en tient au nom simple de Coca-Cola. Il demande à quelques artistes en lettres de lui dessiner un logo, sans succès, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que son comptable a écrit le nom Coca-Cola, avec de superbes majuscules graciles de l’époque. Pemberton va partir de trois principes : la recette non révélée ne changera jamais. On ne changera jamais la marque ni son logo. Il n’y a pas de meilleure entrée en matière pour notre échange.
Donc, vous réprouvez la vague de refontes des logos, des slogans, pas seulement dans l’automobile ?
C’est une vague de desperados ! Un effet de mode qui est une erreur profonde. Mode, démode, remode ! Il faut jouer la fidélité. Ne pas multiplier les logos, le public n’en retiendra que 3, 4 ou 5 en mémoire immédiate. Changer en croyant générer un rebond, c’est ajouter de la confusion à la confusion née du télétravail, de la relocalisation, de la rénovation, de la renaissance comme dit Emmanuel Macron – ce qui ne l’empêchera pas d’être réélu. Qui dit effet de mode, dit logos qui se ressemblent. Honte et impuissance les blanchissent, les rendent invisibles – Deléris le dit bien dans son papier. Ils sont élégants, ce qu’ils ne doivent pas être, au profit d’une aspérité, d’une différence. Les marques passent du symbolique – une âme – à l’efficacité.
Pourtant, Renault, par exemple, a simplement rajeuni un losange un peu vieillot…
Quand le tsunami s’est abattu sur Renault, il fallait changer de marque. Mais la voilà totalement inhumaine, totalement mécanique, numérique ! Elle est réussie dans son genre, mais dans le mauvais genre. Voyez la douzaine de marques citées par Deléris, Peugeot, Renault après Mini, Opel, Dacia, Volkswagen, Kia, Toyota, Nissan, Audi, Fiat, Seat et Hyundai : qui rencontre un vrai problème de changement ? On se le demande. En revanche, et je suis un peu partisan parce qu’elle est chez nous, via W, c’est Peugeot. C’est le lion. C’est symbolique. On revient vers l’humain, l’animal. Avec une identité et un mariage complets entre la marque et le lion. Est-ce que Lacoste a abandonné son croco ? Si je lui avais proposé, il m’aurait flanqué par la fenêtre. Or, c’est ce qu’ils font, tous.
Changer de logo, de slogan, n’est-il pas dans la nature des choses qui évoluent ?
Je vais vous raconter une autre histoire. Quand j’ai bouclé « la force tranquille », Mitterrand m’appelle pour m’inviter à déjeuner en tête à tête. « Séguéla, vous m’avez fait un beau cadeau avec cette campagne » – il m’avait dit auparavant, « il faut que vous m’appreniez la publicité parce que Giscard m’a battu à coups de pub, mais au PS on n’a pas d’argent ». Ce à quoi je lui avais répondu, « je ne veux pas créer une campagne de péripatéticienne, je ne veux pas être payé ». Au cours de l’entretien, il me demande de réfléchir au cadeau qu’il pourrait me faire en retour. Quelques jours plus tard, je le lui annonce : un entretien avec le Dalaï-Lama. Un an plus tard, sa secrétaire m’appelle pour me convier avec ma femme Sophie et l’épouse du Président, Danielle, à un dîner à l’Élysée – dans le 3 pièces pourris du « palais » ! Dix minutes se passent, arrive le Dalaï-Lama. Qui nous demande si nous connaissons la dernière fable tibétaine… C’est un vieux bonze qui donne à son jeune disciple sa première leçon de philosophie. Quel est l’envers du blanc ? Le noir, répond le disciple. Non, non, je t’ai demandé de réfléchir ! Quel est l’envers du jour ? Le jeune homme réfléchit puis dit, Maître, je ne vois qu’une chose, c’est la nuit… Très bien, lui répond le bonze. Et quel est l’envers de la vie ? La mort, tente le disciple. Tu n’as rien compris, l’envers de la vie, c’est la naissance. C’est la définition d’une marque. Une marque, c’est une perpétuelle naissance, une renaissance. Une marque, c’est une perpétuité. Dieu nous a faits à son image, hormis l’immortalité. Mais nous, publicitaires et annonceurs, pouvons rendre une marque immortelle. J’ai écrit un livre qui retrace 100 ans de publicité chez Citroën. Mais Citroën n’a pas 100 ans, il a 20 ans, l’âge que j’avais lors de mon tour du monde en Citroën [en 2 CV en 1960, ndlr]. Coca-Cola a fêté ses 130 ans, mais la marque a 20 ans, depuis la musique qui touche les jeunes dans ses pubs. Dans 100 ans, ces deux marques auront toujours 20 ans si elles communiquent bien.
Notre mission à nous, les publicitaires et les annonceurs, c’est de faire vendre, faire en sorte que ces marques soient immortelles. 80 % des marques qui existaient au xxe siècle ont disparu. 80 % des marques qu’on utilise aujourd’hui vont mourir avec le siècle. Je ne suis pas là pour vendre des bouteilles d’Évian, mais pour que dans 100, 200 ou 300 ans ce soit toujours l’eau minérale préférée et la plus vendue dans le monde.
Qu’est-ce qu’une marque ?
Une âme. Donc quelque chose d’intangible, d’immortel, qui ne se touche pas. C’est sacré. Ça se manipule avec des pincettes. Comment la construire ? Avec de la meaningful difference, du contenu qui la différencie. C’est en perpétuant et en répétant ses signes extérieurs, dont le logo, que la communication touche à l’âme et que la marque devient immortelle. Il est donc stupide de changer de logo sauf accident.
Ne vivez-vous pas de tels changements à travers les logos et les slogans que vous avez créés ?
Oui et non ! Decathlon « à fond la forme » m’appelle pour me demander s’il faut changer. « Nous utilisons “à fond la forme” en français parce que c’est intraduisible en anglais, en espagnol, etc. » Quand j’ai rencontré Afflelou après Mitterrand, je lui dis d’utiliser son nom pour assurer sa propre notoriété et celle de ses produits. « Jamais de la vie », me dit-il. Quelques jours plus tard, je lui explique que j’ai aussi le slogan, On est fou d’Afflelou. Il n’a pas changé. Et j’espère qu’il ne changera jamais. Pendant 40 ans, Carte Noire est resté Un café nommé désir. Ils viennent de changer. J’ai même oublié le nouveau slogan ! [c’est Le temps de vivre plus fort, sur la musique Breathe du groupe telepopmusik, ndlr]. Il ne va pas lui apporter quelque chose !
Il faut dire tout ça avec beaucoup de modestie, parce que ce sont les produits qui font le succès des logos et des slogans et non l’inverse.
L’épisode de la grande épidémie a-t-il changé quelque chose à ce besoin de changement ?
C’est un changement de valeurs, de vie, de com. Les valeurs, comme le retour aux choses simples, à l’humain, à la famille, au passé, le retour sur soi. Relocalisation, réindustrialisation. Une data sans idée, c’est un revolver sans cartouche. Tu presses sur la détente, rien ne sort. Il faut donc bien retourner à l’humain, et surtout dans l’automobile.
Propos recueillis par Olivier Magnan et Jean-Baptiste Leprince
2. Thierry Saussez
« Une marque commerciale ou politique exige notoriété et adhésion »
Un ou une candidat·e en politique est-il, est-elle une « marque » ?
Qu’il s’agisse de marque commerciale ou de marque politique, les deux caractéristiques majeures, on les retrouve dans ce qui fut l’art du marketing politique, la notoriété et l’adhésion. Pour être une grande marque, il faut les deux. La notoriété, c’est évidemment le nombre de gens qui vous connaissent, il est exclu d’adhérer à une marque que l’on ne connaît pas. Ce qui a changé dans la notoriété, c’est que ce n’est pas seulement ce que vous gagnez avec le temps – un homme ou une femme politique, à force de candidatures, de campagnes, finit par exister. On vient de le voir : faute de vraie campagne électorale, on va vers les gens que l’on connaît, une sorte de prime au sortant ou à la sortante due à l’acquisition de cette notoriété. Mais ce qui a changé, c’est que la publicité ou la communication à l’ancienne n’est plus suffisante. Il existe une attente de proximité avec la « marque », politique comme commerciale. Vous trouvez maintenant, dans l’émergence des services clients – rôle considérable – ou dans la communication politique une exigence de dialogue dans les deux sens, je vous écoute et je vous parle. Naguère, la fabrication de la notoriété était plus mécanique. Aujourd’hui, elle est plus subtile. Les gens doivent éprouver le sentiment d’être entendus et compris. C’est ce qui complexifie beaucoup le travail de la marque politique. Une entreprise dispose de grands moyens dans les services clients, elle organise des concours, s’adresse aux consommateurs. Dans le domaine de la communication publique, c’est un peu plus compliqué. Bien écouter, c’est presque répondre, a écrit Marivaux.
Emmanuel Macron « écoute » -t-il bien ?
Oui et non : il va au contact, sur le terrain, mais probablement n’a-t-il pas corrigé ses défauts de jeunesse. Son écoute semble « en passant » et il n’est pas dénué d’une certaine arrogance, à travers des réflexions un peu « cash », mais il n’est pas le premier. Sa psychologie est encore un peu rude.
Le mouvement En marche, a-t-on dit, est trop jeune, ce qui expliquerait son effacement aux élections régionales…
Il n’existe pas de marque LREM. Je crois qu’Emmanuel Macron s’en fiche. Il existe une sorte de fan-club, du reste tout à fait honorable, de gens arrivés de partout, un tiers pour faire carrière, adeptes du contact, partout, sur le terrain, un tiers encore surpris d’avoir été élu·es, un tiers qui ne font pas même de carrière, juste un tour de piste, autour d’un candidat. Macron n’a pas voulu organiser En marche, il s’y serait pris autrement. Nous parlons d’une non-marque, qui n’a pas réussi à le devenir et sans doute pas destinée à le devenir dans le parcours du président…
La deuxième dimension de la « marque », disiez-vous, est l’adhésion.
Pour une marque commerciale, il fut que les gens adhèrent au produit, au service. Pour un parti ou un leader, au projet et à ses thèmes, mais aussi à ses valeurs. Vous devez avoir une spécificité, un territoire propre de projets. Là, ça se complique, face à des attentes très contradictoires. À chaque élection, tout se joue entre la sécurité et le changement. Les Français·es sont formidables, ils et elles veulent à la fois un·e candidat·e sécurisant·e et autre chose. On retrouve là au fond le phénomène de l’abstention, par laquelle les gens n’ont pas exprimé l’ombre d’une colère, malgré les commentaires des ignares en ce sens. Le sentiment qui s’est exprimé, c’est l’indifférence ! Indifférence au sort de leur département ou de leur région, hors cas particuliers, comme la région Paca.
Faute de campagne ?
Bien sûr ! Vous connaissez mon analyse, il n’existe plus de campagne électorale. Les candidat·es n’en ont plus les moyens. Avant, on voyait se multiplier les affiches, les réunions, les messages affluaient, il se passait quelque chose. Le législateur, dans sa sagesse folle, a voulu éviter les financements illicites, il y a 30 ans. Pour lui, le seul moyen de paraître honnête, c’est de paraître pauvre. Les plafonds de dépenses aboutissent à quelque 0,60 euro par habitant pour une campagne ! Imaginez une campagne commerciale à ce prix auprès de millions de prospects ! C’est une catastrophe. Il faut redevenir sérieux. Personne ne sait ce qu’était un conseiller départemental. Les médias ne sont pas intéressés par la pédagogie, c’est beaucoup trop positif pour eux, ils ne pourraient pas plutôt étaler ce qui est affreux dans le monde !
Il faut lever les plafonds et en finir avec l’interdiction de la publicité ?
Oui. En France, on plafonne les dépenses et on interdit les moyens ! Le législateur se méfie des lois qu’il vote ! Limiter à 10 euros l’achat de Carambar et en même temps en interdire l’achat de plus de dix ! Davantage de moyens à la commission de contrôle des dépenses électorales, oui, mais changeons la stupidité de la « propagande dite officielle », des millions de bulletins et de professions de foi sans intérêt qui coûtent des centaines de millions d’euros. Mieux vaudrait un guide des candidats par foyer. La possibilité volontaire de recevoir ce matériel via Internet, ce qui pourrait préfigurer un vote en ligne… Une façon de moderniser les campagnes ou plutôt la façon de les ressusciter. Et puis surtout, préparons-nous à gérer des crises. Ni les politiques ni les entreprises ne sont à jour. L’État, davantage. Quand j’étais à la tête de la communication du gouvernement, j’organisais une dizaine de scénarios catastrophes par an, du piratage informatique à toutes sortes d’incidents divers et variés. La devise des optimistes – la vie est belle à proportion qu’elle est féroce – suppose qu’une entreprise ou une personnalité politique devra faire face à une difficulté majeure ou à une crise.
Propos recueillis par Olivier Magnan
3. Marc Drillech
« Le marketing consiste à flairer l’air du temps et flairer l’air du temps lointain »
Qu’est-ce qui constitue une marque dans l’esprit des consommateurs ?
Si on prend toutes les marques que l’on connaît, que l’on aime, que constate-t-on ? La première chose, c’est que ces marques vous les connaissez, sinon vous ne les citez pas. Deuxièmement, vous les reconnaissez, à leur personnalité notamment. Troisièmement, vous les appréciez. On arrive à cette trilogie : notoriété, image, réputation. Le métier des personnes qui travaillent avec les marques est de faire qu’elles soient connues, désirées, et que les gens en parlent de manière positive. Aujourd’hui, avec la révolution technologique, tout le monde peut émettre son avis facilement. D’où la nécessité pour une marque de provoquer un discours positif et de générer de la confiance. Ce qui passe par l’entreprise, ses équipes, l’innovation pour que le produit et la marque soient désirables. Et puis par tout un pan en amont, dès la conception, en passant par le packaging, la forme, le nom du produit, le marketing et la distribution. Toutes ces sphères font l’influence, créent la notoriété et le désir pour un produit.
Doit-on dissocier marque et entreprise ?
Historiquement, il est vrai qu’il y avait l’entreprise d’un côté et la marque de l’autre. Et d’ailleurs, vous connaissez la marque mais pas nécessairement l’entreprise. Combien de personnes ont acheté des Pampers sans savoir que c’était Procter & Gamble derrière ? Toutefois, avec le temps, l’entreprise est globalement devenue de plus en plus signifiante, à partir du moment où vous avez des exigences vis-à-vis de la marque qui dépassent sa fonction. Dès lors, la marque ne peut l’ignorer dans sa stratégie. D’où la nécessité aujourd’hui de faire preuve d’une cohérence beaucoup plus forte entre la marque et l’entreprise.
L’histoire des marques est un long cheminement à travers lequel on leur demande toujours plus. On a dépassé la simple fonction d’utilité de la marque, pour s’intéresser à la provenance des ingrédients, à la politique sociale de l’entreprise, à la fabrication du produit. Globalement, on peut constater que la marque est de plus en plus responsabilisée à tous les étages et dans toutes les parties prenantes de l’entreprise.
Que penser de l’évolution des images de marque, ces changements sont-ils dictés par l’évolution des attentes des consommateurs ?
La réponse qui est de changer de nom et de logo, par exemple, est limitée, on est presque dans l’anecdote. En revanche, ce qui est important, ce ne sont pas que les changements de discours, mais de la réalité elle-même. Le défi pour les marques est de s’interroger sur leur capacité à se remettre en question et essayer de réfléchir à ce qu’elles apportent en réponse à de nouvelles attentes ou à des contestations. Il est certain que les marques sont aujourd’hui bien plus en position d’être accusées ou contestées qu’elles ne l’étaient il y a 50 ans. Mais aussi plus en position de démontrer leur bien-fondé, leur raison d’être. Par exemple, il y a en France, une centaine de marques qui ont refusé de participer au Black Friday, qui va à l’encontre de leur identité et de leurs valeurs et constitue le summum de la surconsommation.
Dans vos deux ouvrages Brand Success, vous présentez des réussites du marketing et de la communication des marques. Quelle a été votre démarche ?
Nous voulions comprendre le succès des marques. Nous en avons donc pris une centaine, 50 pour chaque livre, et on voit bien que les succès dépassent largement la fonction de la marque. Lorsqu’il pleut, que vous achetiez un imper lambda ou un imper Patagonia, vous ne serez pas franchement plus ou moins mouillé. Les raisons de l’achat ne sont pas strictement liées au produit, mais aussi à la confiance et au crédit que vous accordez à la marque. Au fond, le succès des marques est à la fois d’être dans leur époque et d’incarner plus que leur fonction tout en étant performant sur cette fonction. Aussi, quand une marque change sous le coup de la contrainte, elle sera toujours moins performante que si elle change en s’adaptant naturellement aux nouvelles exigences.
Comment caractériseriez-vous la communication de marque et le marketing aujourd’hui ?
Les marques ne peuvent plus se limiter au simple discours. Plus que jamais, le grand défi des marques est de justifier leur raison d’être. Le marketing tel qu’on l’a connu était une science quasi mathématique ou rationnelle qui se fondait davantage sur des chiffres. Aujourd’hui, rentrent davantage en cause des enjeux environnementaux, sociaux et j’en passe. Pour bien manier le marketing et le discours des marques, il faut avoir fait HEC mais il faut avoir fait Science po aussi [rire] car il faut comprendre comment fonctionnent tous les systèmes d’influence. Le marketing consiste à flairer l’air du temps et flairer l’air du temps lointain, et pas simplement les effets de mode. C’est aussi une science sociale qui implique de comprendre le monde tel qu’il est et où il va.
Propos recueillis par Adam Belghiti Alaoui et Jean-Baptiste Leprince
4. Frank Tapiro
« Ma conviction, c’est que rien ne remplacera une grande idée, rien »
Vous être à l’origine d’un concept, l’ADN des marques. Quelle est l’idée ?
Quand j’ai créé Hémisphère Droit en 1996, j’avais pour idée de sortir du cadre. Avant de faire parler une marque, le rôle de la pub est de créer l’identité de la marque. Je me suis dit que si une marque avait une personnalité, elle avait une identité et donc un ADN, comme une personne. Au début, on me regardait avec de grands yeux, mais je parle bien d’ADN au sens d’Authentique Différence Naturelle des marques. L’ADN d’une marque est la source de sa différence. Celles et ceux qui agissent comme tout le monde ne se dé(marque)nt pas. Pour se dé(marque)r, il faut être une vraie marque et prendre conscience de sa différence. Pour une marque, c’est très simple, ses gènes, ce sont ses valeurs. En général, une marque aligne entre 10 et 15 gènes/valeurs fondamentales qui constituent l’identité de la marque.
Peut-on dire que la marque constitue une part de l’identité de l’entreprise ?
C’est le sujet fondamental. Toutes les entreprises ne sont pas des marques, quels que soient leurs degrés de réussite et de notoriété. Une marque, ce n’est pas une entreprise qui réussit, c’est une entreprise qui crée de l’émotion. C’est cette somme de réactions émotionnelles qui fait que l’on dépasse même le cadre de consommation ou de compétence d’une marque. Une bonne marque entre en résonance avec nous-même. Cela dit, une entreprise n’a pas besoin d’une marque pour réussir. Il est prétentieux de dire que l’on veut créer une marque, une marque ne se crée pas. Dans le meilleur des cas vous créez un produit, un service. Vous pouvez devenir une marque en un week-end, comme Instagram qui est passé de 30 millions de valorisation à 870 millions après un tweet de Zlatan Ibrahimovic. C’est le public qui crée la marque.
À cet égard, les marques sont donc soumises aux exigences de leur public ?
On peut observer de l’« ADN washing » de la part de certaines marques lorsqu’elles constatent de nouvelles tendances et de nouvelles exigences de consommation. De la même façon que le greenwashing. Je déteste ça. Je préfère les mutations naturelles aux mutations forcées. Par exemple, la mutation de Total en TotalEnergies, je la trouve ratée [ce n’est pas l’avis de Jacques Séguéla, lire p. 21, ndlr]. Ils ont rallongé leur nom, alors que nous sommes dans l’ère de la simplification. TotalEnergies, ce n’est pas une marque, Total, c’est une marque. Le changement doit être dicté par le public et le contexte. Depuis sa création, Vache qui rit a changé n fois de recette, de logo, mais n’a pas besoin de communiquer dessus. Quand vous captez votre public et lui envoyez ce qu’il attend, il ne perçoit même pas le changement. Une bonne marque se dé(marque), se re(marque), et cultive son ADN.
Quelles sont aujourd’hui les grandes marques françaises qui, justement, se démarquent ?
Une grande marque française, par exemple, c’est Citroën. Dans les années 1990, Citroën était en perte de vitesse, je leur ai conseillé de revenir à l’origine et de miser sur la réédition de la 2 CV. On m’avait regardé avec de grands yeux et on m’avait qualifié de ringard, mais j’avais vu juste. Quelques années après, Coccinelle a ressorti ses vieux modèles. Avec l’ADN des marques, on ne peut pas se tromper, et dans l’esprit des gens, Citroën, c’était la 2 CV. Quand on me demande des grandes marques françaises, je réponds Vache qui rit, Michelin, Lu, Citroën. Mais par exemple, Renault, non. J’ai une fois dit à Carlos Ghosn, vous êtes peut-être un créateur d’économie, mais vous n’êtes pas un créateur d’automobiles. C’est ce que je pense, il manque cette émotion. Il n’y a plus de créatifs à la tête des grandes boîtes, on ne leur fait plus confiance.
Pourquoi cette créativité des marques s’est-elle perdue ?
Ça a commencé au début des année 2000, avec l’arrivée du numérique qui est pour moi le début de la fin de la pub et de la créativité. Les marques ont perdu de leur superbe à cause du manque de mystère de l’ère numérique. Connaissez-vous une grande pub sur Internet aujourd’hui ? Les pubs d’hier, on s’en souvient encore, mais sur les cinq dernières années, quasi rien ne reste. Des campagnes comme Bic avec Éric Cantona ou « Le Parisien il vaut mieux l’avoir en journal », ça reste en mémoire.
On est passé de l’ère de la communication événementielle à celle de la conversation permanente. Aujourd’hui, les marques sont en conversation permanente avec leur public, il devient difficile d’émerger et de se démarquer. Il n’y pas de grandes idées sans contraintes et un brin de provoc, et les grandes idées d’hier sont quasi invendables aujourd’hui. La pub, c’est faire parler l’âme d’une marque, c’est aussi simple que ça. Tout ce qui importe c’est l’émotion qui est véhiculée, « Njut ! », c’est du suédois, personne ne savait ce que ça voulait dire, mais la pub a marqué les esprits. Ma conviction c’est que rien ne remplacera une grande idée, rien.
Propos recueillis par Adam Belghiti Alaoui
Au sommaire du dossier
1. Qu’attendons-nous des marques aujourd’hui ?
2. 4 publicitaires expliquent le pourquoi du comment d’une appellation commerciale
3. L’automobile, une affaire de marques
4. Régions & territoires : régions et marketing territorial
5.Mapping de l’innovation : des marques qui changent le monde