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Clear Channel : « Réinventer la street experience »
Un mot sur l’afficheur affiché : Philippe Baudillon, 63 ans, « affiche », comment le dire autrement, un parcours étonnant : cet énarque d’abord dix ans diplomate aux Affaires étrangères, membre de cabinets ministériels ‒ Balladur, Chirac… ‒, se pose alors la question de son avenir. Ses parrains/marraines en politique, Charles Pasqua et Simone Weil, lui dépeignent une administration nationale française « bientôt challengée par l’Europe », par le changement d’échelle à l’aune des territoires, d’où « une pression très forte sur ladite administration, période pas fantastiquement amusante pour moi à 30 ans ». Ce sportif invétéré les écoute et allie passion et business : il crée une « boîte » (c’est son mot) spécialisée dans la commercialisation d’événements et de droits sportifs (« quatre années fantastiques », dixit). Quelques opportunités et rencontres plus tard ‒ on se souvient du Baudillon DG de France 2 en 2005 ‒, le voilà président de Clear Channel France en 2008 (puis de la Belgique et des Pays-Bas à partir de 2016). Situons Clear Channel Communication : elle constitue la filiale « affichage » d’un groupe de fonds d’investissement américains bimédia, IHeartMedia (à la fois le plus gros opérateur radio aux États-Unis et afficheur mondial). Ce que Philippe Baudillon résume par : « C’est une boîte très rue ».
Vous qui passez sans voir… les capteurs
Et pour cause, il n’aime pas le jargon anglo-américain consacré d’OOH ‒ Out Of Home ‒ qu’il traduit par « rue » (« plus réel » pour lui). L’OOH englobe tous les espaces publics, de la rue bien sûr aux centres commerciaux (plus de 2 000), des parkings aux métros et aux gares, une présence tous azimuts à laquelle ont renoncé les concurrents plus spécialisés de Clear Channel ‒ ExterionMedia (ex-CBS, spécialiste du format géant), Mediatransports (Métrobus et Médiagares à Paris) et JCDecaux (mobilier urbain, abribus, grands formats et aéroports, et jusqu’à récemment Vélib’). Clear Channel lui dispute ce mobilier urbain, de l’abribus aux « sucettes », ces affichages moyen format de 2 m2 sur pied, à la fois supports de pub et d’infos municipales.
Autre atout différentiel, Clear Channel est plus motion (animations sur écran numérique) que papier (qu’il conserve). Ce que justifie, dit son patron, le mode lecture des millenials ‒ génération Y ‒ la tablette et la console sont passées par là. Mais pas seulement : ces écrans sont « bavards ».
Ils constituent un réseau national unique en soi, fort de quelque 110 000 mobiliers « print et digitaux ». Clear Channel vend aux marques le message affiché et achète sous forme de redevance les emplacements aux collectivités (pour lesquelles, de surcroît, il conçoit et affiche les messages à destination du public). Ce que revendique volontiers Philippe Baudillon, c’est un savoir-faire pointu né de l’analyse fine de la data par des algorithmes. À partir des chiffres fournis, comme à tous les afficheurs, par Affimétrie ‒ données non personnelles ‒ et des statistiques Iris (Îlots regroupés pour l’information statistique) de l’Insee, les gourous de la street experience savent quelle femme ou quel homme de tel CSP passe d’un Iris à l’autre, le tout enrichi des chiffres d’un panel de 20 000 consommateurs scannés par jour jusqu’à connaître leurs achats réels, d’où naît un profil de consommation : l’on parvient à identifier telle circulation d’un point à l’autre, tel pourcentage de femmes et d’hommes, buveurs d’eau plate ou gazeuse, propriétaires de tel smartphone… À l’aide d’une dernière couche de data venues d’Experian (modes de vie ‒ qui regarde TF1, lit Les Échos, va au cinéma trois fois par semaine… ?) et plus de 1 000 critères, le métier de Clear Channel, détenteur de ces incroyables informations, sera de vendre à l’annonceur qui cible par exemple des femmes actives de tel ou tel profil (ou des hommes de tel ou tel autre) une sélection des « faces » des mobiliers au cœur des flux adéquats. Savez-vous comment les pros désignent la démarche ? Ils disent « surpresser la population ». En termes plus civils, c’est toucher les gens qui intéressent l’annonceur. Un B-A BA de la pub qui confine à l’art ! Un savoir-faire d’afficheur travaillé depuis six ans sous l’impulsion de ce pape de la publicité « urbi et orbi » (à la ville et au monde) qu’est son éminence Baudillon… « Nous sommes un média de puissance, reconnaît-il, capable de mesurer l’impact d’une campagne, et sur les ventes dans le cas de biens de consommation rapide, et sur l’image de marque pour des biens de consommation plus lente comme des voitures. » Ultime outil de confirmation, le mobilier capte les données neutres de nos smartphones…
Visionnaire
Philippe Baudillon tire de son extraordinaire « pouvoir » de traitement statistique les schémas d’avenir de toute une société (les megatrends à 15/20 ans, les trends à 5 ans et leur impact potentiel sur toute entreprise), qu’il expose dans son Réinventer la street experience. Mais il n’oublie pas au passage d’anticiper son propre métier ancré dans un mobilier conçu pour durer dans la ville : comment concilier accélération et permanence ? Comment « parler » à des piétons engagés dans une nouvelle mobilité, comment imaginer l’avenir d’un affichage que les citoyens à bord de véhicules autonomes ne regarderont plus à travers un pare-brise peut-être occulté, mais consulteront sur un écran intérieur ? Comment composer avec les « arrêts momentanés » que sont les trucks de restauration et autres animations de rue ? C’est avec tout son écosystème de collaborateurs, de marques, de maires que Philippe Baudillon cherche à partager ses convictions à travers sa vision. Et, au passage, avec ces millions de consommateurs qu’il connaît si bien…
1 Hermann, 2018.
Olivier Magnan