Temps de lecture estimé : 5 minutes
Le temps des licornes ?
Avoir des ambitions mondiales dans penser à leur rachat est désormais possible pour les jeunes pousses françaises, qui peuvent encore mieux faire.
La licorne est un animal mythologique, ce qui ne doit pas l’empêcher de faire des petits ! Car la France, qui en compte une poignée – ces start-up non cotées et valorisées au moins un milliard de dollars – pourrait bien en enregistrer prochainement sept dans ses rangs d’après la plateforme Tech Tour. Les spécialistes du cloud OVH, du covoiturage Blablacar ou du commerce en ligne Vente-Privée, pourraient être rejoints par des petits nouveaux, à condition qu’ils poursuivent voire accélèrent leur rythme de croissance, sans succomber aux sirènes du rachat par un grand groupe. C’est là que le bât blesse : la plupart des entrepreneurs se lancent avec déjà à l’esprit la revente de leur pépite à un grand groupe français ou un géant de la Silicon Valley. La volonté de devenir eux-mêmes leaders mondiaux – une ambition naturelle outre-Atlantique – doit encore faire son chemin, l’exemple de Criteo, désormais coté au Nasdaq, et acteur de poids dans le secteur du retargeting publicitaire, n’ayant pas encore fait tache d’huile. Retour sur les points d’espoir et les obstacles.
Des graines à enjeu colossal
Transformer des poulains en licorne n’est pas anecdotique, c’est la preuve d’économies aptes à relever les enjeux de demain et à créer des richesses, alors que la révolution numérique, la généralisation du Big Data et de l’intelligence artificielle créent d’immenses opportunités pour les petits Poucet opportunistes. Néanmoins, malgré les louables ambitions de l’UE, les GAFA du Vieux Continent se font attendre. « Les résultats obtenus sont pour l’heure mi-figue mi-raisin », concède Didier Tranchier, business coach pour le programme Horizon 2020 EASME de la Commission Européenne, qui consiste à aider des start-up prometteuses très ciblées. « Nous versons chaque année des milliards pour finalement déboucher sur assez peu de licornes en comparaison des Américains ou Asiatiques. » Ce sont les plus grandes capitalisations mondiales de demain qui se jouent. Les 50 start-up européennes que Tech Tour a repérées comme pouvant devenir licornes représentent déjà 318 millions d’euros de valorisation et 9000 emplois. 38 d’entre elles ont moins de dix ans, mais l’ensemble a déjà levé 3,5 milliards d’euros au total. Autant de graines prometteuses qui ne demandent qu’à germer, particulièrement dans le Big Data, l’Internet des objets et la sécurité, domaines dans lesquels « l’Europe présente un avantage compétitif par rapport aux Etats-Unis et à l’Asie », tranche le rapport.
Timidité au-delà des frontières
Mais pour l’heure 186 licornes existent de par le monde, dont seulement 18 en Europe, et deux en France ! Le Royaume-Uni et l’Allemagne abritent à eux seuls plus de la moitié des acteurs frappant à la porte du club, respectivement 19 et 9. Le fabricant d’enceintes haut-de-gamme Devialet, qui a levé 100 millions d’euros fin 2016, les spécialistes des télécoms et de l’Internet des objets Sigfox, Actility, Cedexis ou Scality, le concepteur de capteurs Crocus Technology ou encore Amplitude Laser Group à Bordeaux (cf. baromètre Innovation), supposés devenir licornes prochainement, font donc encore figure d’exception. Comment expliquer cette relative faiblesse ? Tout d’abord, ni plus ni moins par un manque d’ambition au-delà des frontières. « Quand dans les pays nordiques, aux Pays-Bas ou en Israël le grand large a toujours été la première option à cause de l’étroitesse du marché national, les entrepreneurs français ont longtemps fait preuve de timidité », déplore Balthazar de Lavergne, associé de The Family, société qui accompagne des start-up dans lesquelles elle investit. La volonté de rupture a toujours existé, contrairement à la vision internationale. Au début des années 2000, la plupart des jeunes pousses hexagonales aspiraient au leadership national, et l’international signifiait pour elles installer une équipe ici ou là, en Europe de préférence, sans vraiment y aller. Une pusillanimité qui se retrouvait même dans de simples échanges avec les pays voisins. « L’interlocuteur se trouvait à Londres ? Alors le startupper français proposait d’échanger par mail, et de se voir quand il passerait par Paris, au lieu de sauter dans l’Eurostar », illustre Balthazar de Lavergne. Désormais tout l’écosystème a intégré qu’il fallait aller dans les pays pour sentir les clients. « La grande erreur des startuppers a été de ne pas assez voyager. Aux Etats-Unis, on peut se permettre cette sédentarité, mais la France est trop petite », remarque Johann Bruniaux, consultant indépendant en transition digitale. L’ambition se retrouve dans les pitchs et les médias. Mais pas dans la conquête des marchés extérieurs. « Comme lors de la bulle Internet en 1999 où il était plus simple de lever 10 millions que 100000 euros, il faut aujourd’hui brocarder le produit qui va tout changer. Mais dans la réalité ceux qui cherchent réellement à imposer leur technologie et à changer le monde, et qui s’inscrivent dans le sillage d’Airbnb ou même Apple, sont peu », regrette Alain Bosetti, cofondateur du salon SME. Pour celui qui a aussi créé Silver Economy Expo, « l’argent ne manque pas en France, mais plutôt les véritables entrepreneurs conquérants. La croissance ne se décrète pas, la vraie ambition non plus ».
La place du client pas encore assez centrale
La recherche du bon business model est primordiale pour Jean-Baptiste Rudelle, dirigeant de Criteo, qui y a passé trois ans et a pivoté. Blablacar en a expérimenté six, dont une plateforme de covoiturage pour les entreprises, un système de rémunération par la pub, un service freemium… C’est finalement le modèle transactionnel dans le BtoC, avec une commission et un paiement à l’avance, qui a pris. Un cheminement essentiel pour Alain Bosetti, mais qui ne doit pas occulter par la suite la place du client. « Les jeunes startuppers pitchent beaucoup, parlent entre eux de concours, levées de fonds, valorisations, « proof of concept », solutions « quick and dirty »… Ils n’obtiennent pas quelque chose de parfait mais restent en état d’agir selon le retour du marché. Ils sont très forts en pivot. Il faut le faire au début. Mais ensuite, c’est au client et au CA qu’il faut penser, et les énergies sont moins concentrées ». Les efforts moindres portés sur le marketing, alors que le produit est bon mais trop complexe, sont d’ailleurs des travers souvent dénoncés en France. Les exemples de ceux qui sont allés chercher loin des clients et qui se sont cassé les dents, à l’exemple de Viadeo avec la Chine, plaident malheureusement en faveur d’une prudence exagérée.
Dans le sillage des pionniers
Les pionniers de l’internationalisation totale semblent s’y être jetés « par hasard ». Blablacar a commencé en France, mais s’est aperçu comme Airbnb à son époque qu’il n’y avait pas de frontières aux déplacements. OVH aussi s’est aussi rendu compte que sa technologie convenait au monde entier. Amplitudes Systèmes à Pessac, où François Hollande chaussait devant les journalistes les lunettes de protection laser en 2013, est une « vieille » start-up existant depuis 2001, sortie de ses frontières par croissance externe, rachetant l’américain Continuum Laser coté au Nasdaq. Fortes de ces exemples à suivre, les générations présentes lorgnent plus facilement vers l’extérieur. « Nous avons initié une plateforme ouverte proposant du contenu pour faire naître les ambitions européennes et mondiales », annonce Balthazar de Lavergne chez The Family, dont la volonté d’internationalisation est l’un des critères de sélection de jeunes pousses à accompagner. « Le monde est leur terrain de jeu. StarOfService, qui met en relation particuliers et prestataires de service, est actif dans 82 pays en même temps, dont l’Indonésie ou le Pakistan, avec des équipes internationales. Algolia, moteur de recherche sur les bases de données des développeurs, a des serveurs dans 12 pays différents, dont certains en Asie. »
Équipes multinationales et nouveaux financements
Si les jeunes pousses d’aujourd’hui peuvent se montrer plus gourmandes hors de France, c’est d’abord par l’internationalisation de leurs équipes. « Dès le début la diversité du staff, notamment de nationalités, a son importance », insiste Rand Hindi, fondateur et PDG de Snips, acteur reconnu en IA, spécialiste des assistants virtuels intelligents. « Nous nous sommes lancés sans produit prédéterminé, mais avec des collaborateurs d’horizons divers, compétents et reconnus pour répondre à des besoins variés », retrace celui qui a franchi le pas avec un Libanais et un Danois, et qui utilise en interne la langue anglaise. « Les petits pays comme l’Estonie ont saisi l’avantage du multiculturalisme, et des pépites comme Transferwise, dans la Fintech, accueillent beaucoup d’étrangers dans leurs rangs. Comme dans la Silicon Valley d’ailleurs, où les profils européens et asiatiques sont légions », illustre Johann Bruniaux. En matière de financement aussi la situation pourrait s’améliorer. « Les apports par des capitaux risqueurs obligent à trouver une sortie dans les cinq à dix ans. Il est souvent plus confortable de choisir de se faire racheter, pour que les investisseurs récupèrent leur cash et les fondateurs deviennent riches », note Didier Tranchier, enseignant à Grenoble Ecole de Management et à l’université Grenoble Alpes, qui déplore l’oubli de l’Europe à ce niveau. « Un milliard d’euros ont été versés en deux ans par Bruxelles pour que les acteurs prometteurs deviennent licornes, mais ce sont surtout des jeunes pousses espagnoles, portugaises ou italiennes qui en ont profité », observe le business coach pour la Commission Européenne. Comme DidierTranchier ils sont 600 à travers l›Europe, qui propose des subventions de 50 000 euros en moyenne par start-up, et de deux millions en deuxième phase. Le réseau compte aujourd’hui 600 coaches à travers le Vieux Continent, et les subventions atteignent les 50000 euros en moyenne, et de 500000 à deux millions en deuxième phase…
Manger plutôt qu’être mangé
Enfin le rachat fait peu partie de l’arsenal du startupper au début, qui ne lève pas les yeux de son marché et des levées d’argent. Mais repérer les principaux partenaires et concurrents dès les premiers instants pour mieux les racheter est une habitude aux Etats-Unis. « Faire des « fusacs » dès le démarrage ne fait pas partie des gènes, je m’en suis aperçu en tant que business angel puis coach », regrette Didier Tranchier. Il s’agit pourtant d’une arme de développement très puissante pour aller chercher l’information ou les équipes, souvent plus aisée que le déploiement. Google a racheté plus de 200 start-up, profitant de savoir-faire déjà expérimentés, et les nouvelles générations semblent l’avoir mieux compris…
Entreprises « born global »
Ne pas trop s’enflammer
En théorie une entreprise, juste après sa création, doit faire ses preuves sur son marché domestique avant de partir hors des frontières affronter les champions étrangers. Mais certaines « born global » cherchent d’emblée à faire du monde leur jardin, profitant de la numérisation, de la valorisation croissante des innovations et de la spécificité de leur savoir-faire (IT, biotech, cleantech…). Dans ces nouveaux domaines la vitesse de déploiement est bien souvent la meilleure des protections. « Mieux vaut tout de suite investir les contrées lointaines car il y existe une véritable prime au premier entrant », remarque Johann Bruniaux, consultant indépendant en transition digitale. Néanmoins les moyens limités peuvent s’avérer fatals. Il est dangereux que le PDG seul s’occupe du développement international en se rendant à Séoul, New York… sans avoir structuré une équipe en France pour que l’affaire tourne sans lui. De plus il ne sera pas forcément le meilleur vendeur. Une équipe dédiée doit être prévue dès le début, sans pour autant aller plus vite que la musique et établir trop de filiales. Autre erreur classique : traiter trop vite en direct, alors que des intermédiaires sont souvent nécessaires sur des marchés inconnus, où les temps de décision peuvent être plus longs et les réglementations exotiques. Ces entrepreneurs ont souvent du mal à réaliser que les étapes initiales (études de marché, test…) sont peu chères et les phases suivantes (visites régulières, présence locale, support technique local…) bien plus onéreuses. Il existe un temps d’apprentissage incompressible et nécessaire. « C’est à coup sûr ce juste équilibre – local et global –, qui doit dès le début être surveillé comme le lait sur le feu », résume Johann Bruniaux. De même, si certaines tâches sont réalisées localement, d’autres, stratégiques, doivent rester centralisées. Les questions de protection des savoir-faire et technologies entrent en jeu.
Julien Tarby