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Vers une troisième voie ?
S’il n’est pas question d’essentialiser le leadership au féminin dans les entreprises et les organisations, ces dernières connaissent de meilleurs performances si les femmes sont intégrées à chaque maillon décisionnaire, du premier N+1 au Comex en passant par le Conseil d’administration et le top management. Car accepter une femme comme pair, c’est implicitement s’enrichir, accepter l’altérité, sa complexité et mieux décider de façon altruiste pour finalement améliorer la performance de son organisation. Ou comment faire des stéréotypes un moteur de progrès.
L’hallali du chef d’entreprise fumeur de cigare qui demande un whiskey à «maman», une fois rentré et ses pantoufles chaussées, a bel et bien sonné. La cloche tinte d’ailleurs depuis plusieurs années… D’une étude de 2011 du cabinet de conseil américain Zenger Folkman menée à partir d’un échantillon de 7 280 leaders dans des entreprises de divers pays, et se basant sur 16 compétences en leadership, il ressortait que les femmes seraient considérées comme de meilleures dirigeantes que leurs pairs masculins par leurs collègues, leurs collaborateurs directs (N-1 et N+1) et autres. Les dirigeantes surclassaient les dirigeants sur 15 compétences sur 16 (prise d’initiative, développement personnel, intégrité/honnêteté, orientation vers les résultats) exception faite de l’habileté à développer un point de vue stratégique. En outre, selon un baromètre Manageo, les entreprises tenues par des femmes dirigeantes connaîtraient trois fois moins de défaillances que lorsque ce sont des hommes qui sont aux commandes. Il y a même mieux. Les femmes afficheraient de meilleures performances : 4,8 % de croissance sur trois ans et 6,6 % de rentabilité, contre respectivement 4,4 % et 5,6 % pour les entreprises menées par un homme, selon les chiffres de l’association Women Equity For Growth tirée d’une étude réalisée en 2012 auprès de 164 entreprises françaises ayant réalisé au moins 4 millions de CA en 2011. L’homme ne se sentirait-il pas menacé par le présupposé sexe faible ?
Un plafond de verre consolidé par les deux sexes ?
« Set fluctuat nec mergitur », la devise de la ville de Paris pourrait qualifier la situation d’inégalité entre les deux sexes. « Pourquoi cela perdure ? D’abord en raison d’une inertie culturelle. Cela fait 30 000 ans d’histoire que les organisations ont été pensées par les hommes pour les hommes. Il existe encore aujourd’hui un apartheid féminin. Et peu de dirigeants français s’offusquent sur la condition de femmes esclaves avec certains de leurs clients ou fournisseurs au nom du pragmatisme des affaires. Certains codes sociaux également évoluent peu. L’émission grand-public Top Chef nous présentait 100 meilleurs ouvriers de France dans les métiers de bouche. Aucune femme n’était à l’écran. Finalement, en France, il y a encore la moitié de la population qui n’a pas le droit aux honneurs qu’elle mérite », tranche dans le vif Daniel Feisthammel, fondateur et gérant du cabinet Solutions Fortes, cabinet de conseil en stratégie des organisations et également auteur de Le management par les femmes, une autre culture de la réussite et de l’autorité.
Et Anne-Sophie Panseri, présidente FCE France (Femmes Chefs d’entreprise) d’ajouter : « Le constat est amer. Sans la loi Copé Zimmermann nous n’aurions jamais eu les résultats actuels, pourtant nous avons encore un long chemin dans les Comex (abréviation de comité exécutif appelé aussi comité de direction, NDLR) où les femmes ne représentent que 15 %. Nous sommes 50 % de la population, 55 % des diplômés, 80 % de la décision d’achat et pourtant si peu dans la gouvernance des entreprises. »
Outre les codes et les organisations, ce plafond de verre serait également perpétué à l’échelle des individus. Vivianne de Beaufort, Professeure et directrice du Centre européen de droit et d’économie, ESSEC Business School, ajoute : « Cela est moins vrai pour les nouvelles générations, mais j’ai constaté au cours de mes travaux que les femmes éprouvaient certaines difficultés à se positionner sur un salaire, à réclamer un poste. Elles se mettent, elles-mêmes, en position de retrait tout en cultivant un complexe de l’imposteur très travaillé en sociologie. » De nombreux travaux américains des années 90 ont ainsi étudié l’effet de la politique des quotas dans les universités américaines. Conclusions : ces étudiants d’origine afro-américaine ou latino-américaine restaient en retrait et n’avaient pas de bons résultats en raison d’un sentiment d’imposture. L’une des raisons qu’expliquerait le psychologue social Serge Moscovici dans ses travaux serait que le fait d’être en minorité serait à l’origine d’un complexe d’infériorité. Vivianne de Beaufort ose le glissement entre ces minorités ethnique et la minorité féminine. « Le parallèle va jusque dans la loi quota décidée il y a quelques années, qui peut également donner l’impression d’être des imposteurs pour les femmes fraîchement arrivées dans les conseils d’administration. Mais ce sentiment plutôt vivace en 2011-2012 s’évanouit au fil des années. Les mandats sont assurés plus sereinement d’autant qu’il y a plus de femmes dans les conseils d’administration », poursuit l’enseignante à l’ESSEC.
Des complexes qui accouchent de nouvelles qualités
« L’arrivée des femmes dans les CA permet peut-être de lutter contre les archétypes « virilistes » et contribue certainement à faire évoluer les mentalités. La femme placée en position d’outsider est constamment sur la sellette et doit prouver ses compétences ; bonne élève, elle assure », rappelle Anne-Françoise Bender, maître de conférences en sciences de gestion au CNAM de Paris. Qui dit entrepreneur, dit souvent homme dans l’esprit de tous. Les entreprises et les organisations restent le fruit de nos histoire et influence latines. « Les hommes n’ont pas conscientisé de pratiquer des codes racistes ou sexistes. Ils ont fait des codes à leur image : lutter pour le pouvoir est naturel. La compétition et l’esprit combattif sont des codes masculins », souligne Vivianne de Beaufort. Les conséquences psychologiques sont lourdes. Soit « on souffre, mais on se «sur-adapte», à l’image d’Anne Lauvergeon ou Isabelle Kocher qui ont déjà témoigné à quel point elles ont dû faire face à la culture des ingénieurs. C’est un effort de «sur-adaptation» qui coûte à la personne », analyse l’enseignante de l’ESSEC. Soit le deuxième réflexe, c’est l’évitement, mais cela se paie cher aussi car l’abandon des valeurs peut être aussi très mal vécu.
Cette position d’outsider ne s’explique pas seulement par la nouveauté du phénomène. Les femmes sont effectivement affublées de nombreux stéréotypes.
« Nous serions incapables de décider, hésitantes et fuyantes lors des conflits. Mais ces stéréotypes intégrés aux codes des entreprises ont été moteurs de progrès pour aboutir à un leadership plus moderne, précise Vivianne de Beaufort. Culturellement, les femmes ont intégré généralement qu’élever la voix ou se dresser physiquement face à un garçon puis à un homme était peine perdue. Le conflit direct est synonyme d’échec. En parallèle, elles ont donc nourri une appétence pour une capacité de médiation dans un processus de décision collectif. » En d’autres termes, entre ces deux extrêmes, se crée une troisième voie qui bouscule les codes masculins. Les moteurs féminins actuels du leadership sont donc le résultat de caractéristiques intégrées par éducation dans une situation de minorité, au sens littéral du terme. C’est l’émergence d’un modèle féminin qui inclut la mixité et l’autre. Il n’est désormais plus essentiel d’écraser l’autre pour s’imposer…
Le leadership féminin existe-t-il vraiment ?
« Il me paraît dangereux et réducteur de réduire la mission au genre. Le management a évolué avec le temps et l’adaptation à la fonction est la priorité. Notre histoire, notre éducation sont autant de freins à l’envie d’entreprendre. 55 % des diplômés sont des femmes, la capacité est évidente », explique Anne-Sophie Panseri pour FCE France. L’expression «leadership au féminin» est donc à manier avec précaution car une telle rhétorique cache souvent une essentialisation qui dessert les femmes.
« Le mythe du management au féminin ressort d’une série de représentations culturelles qui opposent le féminin au masculin : la douceur, l’émotion et le care contre le rationnel, le courage et la force », oppose Anne-Françoise Bender. Au sein du CA, les femmes doivent prendre de bonnes décisions pour les actionnaires et le business, elles ne sont ni activistes ni militantes de la cause des femmes. Plus que de genre, il serait plus à propos de parler de personnalité ou de style qui serait plus communément l’apanage des femmes. Une femme pourrait aussi avoir un style de management traditionnel tout comme un homme pourrait avoir un style plus féminin. « Les femmes portent cette transition non pas parce qu’elles sont des femmes mais parce qu’elles sont de nouvelles entrantes », pointe Vivianne de Beaufort.
Cela dit, l’émergence de ce nouveau style redessinerait plus sainement les contours de l’ambition. Sophie Muffang, executive coach, docteur en linguistique et auteure de Femmes, osons réussir, affirme : « L’ambition et le pouvoir deviennent un moteur, ce ne sont plus des notions en rapport avec son propre ego et sa réussite personnelle. Le curseur se place davantage sur la quête de sens et sur les moyens qu’on vous confère pour accomplir vos missions. Nous passons de la potestas au potentia. Du pouvoir en tant que tel au pouvoir de… faire, se réaliser… »
Et Daniel Feisthammel de systématiser : « Si on oublie le sexe, il y a des infrastructures de personnalité sociale : soit plus responsables, plus tournées vers les autres, soit plus égocentriques plus compétitives… Evidemment cela donne des pratiques de management différentes. Ces deux axes de personnalité ne sont pas génétiquement liés au sexe puisqu’on en trouve des deux côtés mais on ne trouve pas la même proportion des deux côtés. Décentrées, responsables, altruistes, impliquées, engagées : les femmes s’enregistrent plus dans ces qualités et les hommes se situent plus naturellement dans l’autre registre par éducation ; les garçons ont le droit d’être ainsi car considérés comme plus forts. La différence est culturelle. »
S’adapter à la diversité ou mourir ?
De nombreuses pratiques pour l’égalité des chances dans une carrière sont déjà mises en place. Il peut s’agir comme chez BNP Paribas ou Sodexo d’enveloppes de rattrapage pour une meilleure équité des salaires, ce qui présuppose au niveau RH un état des lieux précis pour mettre en place ce type d’actions. D’autres sociétés font également le choix volontariste de promouvoir et de faire accéder à l’offre de formation un plus grand nombre de collaboratrices. Enfin certains dirigeants décident d’octroyer des primes à l’égalité quand les managers ont constitué des équipes mixtes. Mais est-ce bien suffisant pour faire reculer les mentalités les plus traditionnelles ? « Beaucoup d’entreprises mettent en place des associations pour la mixité, pour déterminer des actions et des indicateurs. Il faut être sur des actions pragmatiques. Par exemple, en privilégiant les entreprises et les marques qui sont attentives à cette mixité dans nos décisions d’achat », recommande Anne-Sophie Panseri. Et Daniel Feisthammel d’y ajouter son grain de sel : « Ma préconisation fondamentale est sur le rééquilibrage à la base. Je n’ai pas vu de dispositifs qui posent radicalement le problème de l’ascension par les femmes en commençant par le bas. La question est d’abord de savoir si au premier niveau de responsabilité on promeut autant de femmes que d’hommes.»
Finalement, cette question du leadership au féminin n’existe pas sans poser la question de l’altérité dans l’entreprise. Car mieux comprendre et prendre en compte permettent souvent de prendre de meilleures décisions. Vous l’aurez compris. Cette question concerne à terme les autres minorités : « La prochaine grande échéance est 2020 et concerne les entreprises qui compteront jusque 250 salariés. En parallèle à la demande du club XXIe siècle et de Bruno Le Maire en sa qualité de ministre, je me penche actuellement sur comment transposer mes travaux aux minorités visibles et lutter contre l’effet miroir des dirigeants qui ne recrutent que ceux qui leur ressemblent », ouvre Vivianne de Beaufort.
Geoffroy Framery