Temps de lecture estimé : 6 minutes
Ils sont peu à faire le grand écart, entre l’existence tumultueuse du chef d’entreprise et la vie prenante de l’élu. Pourtant tout le monde profiterait d’une vraie émergence de ces figures polyvalentes, et en premier lieu la Cité… Témoignages.
«Il faut être dans le système pour le faire changer », résumait prosaïquement Jean-François Roubaud, dirigeant de la CGPME après l’automne 2013 et l’épisode des Bonnets rouges. Pourtant les exhortations à s’engager dans les municipales ont suscité l’intérêt des adhérents en théorie, mais sont restées lettres mortes dans les faits la plupart du temps. Ceux qui enfilent cette double veste sont rares dans l’Hexagone, en atteste la faible proportion de chefs d’entreprises industrielles et de bâtiments dans les deux hémicycles – 20 députés sur 577, 20 sénateurs sur 348. « Dans les pays anglo-saxons, la réussite, et notamment celle des chefs d’entreprise, est saluée et représente un atout pour être élu. La notion d’engagement citoyen désintéressé, après avoir gagné de l’argent dans la sphère privée, est communément acceptée, voire encouragée. Ce n’est pas le cas en France », déplore Virginie Calmels, adjointe d’Alain Juppé à la mairie de Bordeaux, en charge de l’économie et l’emploi, femme d’affaires ex-dirigeante d’Endemol France. Et de souligner le grand paradoxe tricolore : « Les Français rêvent de voir davantage de chefs d’entreprise investis en politique, mais dans le même temps l’argent et le patrimoine des dirigeants politiques est souvent un sujet de polémique ». Et la crise de défiance actuelle à l’égard des politiques ne facilite pas les vocations. « Quand je rentre dans mon territoire je perçois une nouvelle réserve, pour ne pas dire un rejet des élus par les chefs d’entreprise », déplore Michel Vaspart, sénateur des Côtes d’Armor, ex-P-Dg d’une entreprise de prêt-à-porter féminin.
Face à des mentalités qui ne semblent pas encore prêtes et un cumul qui a tout d’une gageure, le mouvement « Nous citoyens » de Denis Payre, fondateur de Business Objects et de Kiala, qui s’est lancé en politique en 2013 et dont le but est de changer la classe politique en mobilisant les Français et plus particulièrement les entrepreneurs, apparaît des plus osés. Combat perdu d’avance ? Rien n’est moins sûr.
Don d’ubiquité requis
Il est vrai que le sémillant fondateur de l’association CroissancePlus, père de quatre enfants, fait figure d’extraterrestre dans les paysages entrepreneurial et politique. Les obligations d’un mandat local ou national qui s’ajoutent aux responsabilités business peuvent vite devenir invivables et lourdes de conséquences. « J’ai abandonné mon poste lorsque je suis devenu député, parce que les deux activités devenaient trop chronophages », révèle Jean-Christophe Fromentin, maire de Neuilly-sur-Seine, ex-P-Dg d’Export Entreprises, selon qui « il est aussi très dur de « s’extraire » de son entreprise, quand ceux qui viennent de l’administration ou de la fonction publique ne rencontrent pas ce genre de difficultés ». La prise de risque est maximale, puisqu’à l’issue du mandat ou d’une défaite électorale, le chef d’entreprise peut se retrouver sur le carreau, soulève Virginie Calmels : « Dans l’intervalle, l’entreprise peut avoir pâti significativement de l’absence de son dirigeant. Et s’il y a plusieurs associés, l’absence ou la faible présence de l’élu peut créer des problèmes avec eux, qui ont le sentiment d’une iniquité dans la répartition du travail ». Claude Nougein, 67 ans, sénateur UMP de Corrèze, dirigeant du holding familial qui évolue dans des secteurs aussi variés que la distribution, l’hôtellerie, le vin, etc., a dû aussi faire un choix : « J’avais pourtant toujours évolué dans les deux univers à la fois. Adolescent, j’étais déjà passionné par la chose politique, et en parallèle de l’ESCP et d’un MBA aux Etats-Unis, j’avais suivi un cursus à Sciences-Po par passion. Lorsque j’ai siégé au conseil régional du Limousin dans l’opposition, j’ai pu continuer mes activités entrepreneuriales en déléguant plus fortement. Mais la vice-présidence du Conseil général de Corrèze, puis mon siège de sénateur, m’ont évidemment obligé à trancher. » Un cheminement similaire à celui de Pierre Pécoul, P-Dg de PGDis spécialisé dans la fourniture de bureau et la papeterie, et maire de Riom (20000 habitants) dans le Puy-de-Dôme : « Prendre la mairie et la présidence de la Communauté de communes est subitement revenu à exercer une activité à temps plein. A 65 ans – je l’avais de toute manière prévu –, j’ai donc « laissé » mon entreprise à ma fille, même si je reste le P-Dg de cette société de 90 salariés ». Certains parviennent à faire de la résistance comme le sénateur des Côtes d’Armor Michel Vaspart, qui a été élu en 1983 au conseil municipal de Pleudihen-sur-Rance en Bretagne. Dans la même année il a racheté les actifs d’une entreprise de prêt-à-porter féminin en liquidation, qui laissait sur le carreau 42 salariés. « En 1984 je redémarrais l’aventure avec 19 salariés. Et quand je l’ai cédée en 2003 – car je pensais gagner les législatives, ce qui n’a pas été le cas –, elle comptait 220 salariés et trois sites de production dans le Grand-Ouest. » Le fait d’avoir été vice-président de Dinan Communauté et conseiller général pendant ces années ne l’a pas empêché de développer sa société. « Je l’avais heureusement bien structurée au préalable. J’ai pu déléguer nombre de mes tâches à cinq cadres. » Gymnastique d’emploi du temps et arbitrages sont donc requis pour Marilyn Brossat, maire apolitique de Touchay, petite commune de 300 habitants dans le Cher, et par ailleurs dirigeante d’une entreprise de neuf personnes évoluant dans la communication et les objets publicitaires : « Il faut réussir à jongler habilement et être partout, car c’est un choix et nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Je travaille simplement plus tard le soir et plus tôt le matin, et souvent le week-end. L’ordinateur et le téléphone portable permettent d’être joignable tout le temps. Tous les samedis matins, j’ai une permanence à la mairie, les gens peuvent venir me rencontrer. » Ils sont donc rares à franchir le pas, et ce n’est d’ailleurs pas totalement un hasard s’ils sont souvent des sportifs accomplis.
Double coup d’œil
L’entrepreneur qui fait de la politique a généralement quelques connaissances en matière de sciences économiques et de sciences politiques. Ce cumul lui donne une capacité de recul indéniablement bénéfique à la collectivité. « Vice-président du Conseil général de Corrèze entre 2005 et 2008, je me suis occupé des affaires économiques et financières. Mes connaissances et mon expérience de gestion d’entreprise patrimoniale m’ont permis d’éviter le piège des emprunts toxiques indexés sur la roupie indienne par exemple », illustre Claude Nougein. Cette polyvalence est appréciable, d’autant plus que la plupart des politiques sont issus de la fonction publique ou de l’administration. L’élupreneur apporte une culture complémentaire essentielle selon Jean Christophe Fromentin : « Il est vital que certains dans l’Hémicycle aient un autre regard sur la mondialisation, un autre tempo, et un véritable tropisme international par leur entreprise ». Mais celui qui s’est essayé aux vicissitudes de la vie d’un dirigeant de petite boite sera aussi des plus efficaces sur le plan opérationnel – son expertise large touchant des domaines aussi variés que la finance, le juridique, les ressources humaines, le management, etc. « Celui qui vient d’une corporation où l’on n’est pas rompu à l’exercice de la tenue d’un budget va souffrir. Il lui faudra deux ans pour comprendre, laps de temps pendant lequel il ne sera pas efficace », illustre Michel Vaspart. Or la vitesse de décision, exercice dont il est coutumier dans son quotidien entrepreneurial, est primordiale dans le développement des projets. « Cette capacité à concerter sans tergiverser ne doit surtout pas s’oublier en prenant la tête d’une collectivité », insiste le Breton. C’est principalement cet atout qui fera avancer plus vite que les autres. « Le sens de l’organisation, la capacité à travailler en équipe en mode projet et donc à répondre à des problématiques transversales, ne sont pas à négliger », précise Virginie Calmels. Ce qui dénote généralement est sa volonté de concrétiser, d’être « dans le faire ». « Car l’attachement à l’exécution peut être faible dans les collectivités », soutient la femme d’affaires. La créativité non plus n’est pas un mythe. « Celui qui a connu le business apporte souvent un vent nouveau en matière de management. Il va par exemple se tourner vers les primes au mérite, sortir au maximum du système de fonctionnariat à l’ancienneté », illustre le Corrézien Claude Nougein. Sa faculté d’innovation peut faire des merveilles, même dans un environnement plus rigide. « On me dit souvent qu’ « être maire, ce sont avant tout des responsabilités ». Cette phrase me choque un peu. Oui ce sont des responsabilités, mais pas seulement. J’ai une entreprise de communication, d’objets publicitaires et de graphisme. J’ai fait une école de commerce et ai tout de suite après créé cette entreprise, en 1981. Mon métier est donc avant tout la créativité, j’ai toujours les antennes qui bougent, et je m’en sers dans mon mandat d’élue », précise Marilyn Brossat.
Les pièges de ce mariage inattendu
Malgré leurs atouts, nombre d’élupreneurs se sont brûlé les ailes. Les Icare sont généralement ceux qui ont posé comme postulat qu’une collectivité se gère exactement comme une entreprise, ce qui semble loin d’être le cas. « Par exemple il importe de garder à l’esprit que les gens recrutés dans les collectivités le sont pour 40 ans. Une erreur de casting dans une entreprise est préjudiciable, elle est désastreuse dans une collectivité », énonce Michel Vaspart. Il est une bêtise de croire ces entités semblables en tous points pour Jean-Christophe Fromentin, qui rappelle que « les objectifs sont différents et la notion de rendement n’est pas du tout la même lorsqu’il s’agit de services publics. Il faut accepter que dans les collectivités le temps perdu soit beaucoup plus important, en réunion, en écoute des gens, en inaugurations ». Le côté pédagogique et humain est décuplé aussi, quand tout est plus direct et concentré sur les objectifs business dans l’entreprise. « Passer tout son temps dans les dossiers et dans l’aboutissement des projets en négligeant les représentations et les actions de communication, parce qu’elles nous semblent être une perte de temps ou ne pas créer de valeur, est une prodigieuse erreur d’appréciation », résume Virginie Calmels. Ce rapport au temps est de plus alourdi dans les collectivités par la superposition des structures. Les compétences partagées avec l’Etat – en urbanisme par exemple – allongent inexorablement les délais. Les élupreneurs doivent donc éviter de se comporter comme de jeunes chiots dans un jeu de quille et changer leur référentiel temps – « même s’il faut œuvrer pour réduire le temps administratif autant que faire se peut, la persistance et la patience sont de rigueur », insiste Virginie Calmels. Mais ils doivent aussi s’efforcer de prendre en compte une notion de consensus beaucoup plus forte. « La démocratie s’exprime dans une collectivité, et il faut la faire vivre, sous peine d’être taxé de dirigisme », affirme Michel Vaspart, selon qui « le piège principal et classique est d’appliquer stricto sensu la gouvernance d’entreprise dans la collectivité ». Alors qu’on a besoin d’un chef fort dans l’entreprise – car celui-ci est responsable, surtout quand il est propriétaire –, on a besoin en politique d’un responsable qui excelle dans le compromis et la mise en route des rouages. « C’est une gymnastique intellectuelle d’osciller entre ces deux mondes, et certains n’y parviennent pas », déplore Marilyn Brossat.
Ce que la Cité aurait à y gagner
Dans un pays dont les habitants regardent avec méfiance les dirigeants et se disent déçus par les politiques, ceux qui franchissent le pas intègrent finalement un club encore très fermé. Et pourtant de récents sondages montrent clairement que les Français font majoritairement confiance aux PME pour obtenir des résultats, et notamment créer de l’emploi, quand 10% seulement s’en remettent aux politiques. La prise de conscience collective des bienfaits de l’entreprise pourrait bien pousser plus d’élupreneurs sur le devant de la scène, comme le constate Jean-Christophe Fromentin : « Je suis optimiste. Si vous écoutez un discours politique d’il y a sept ans, vous pouvez constater que le mot « compétitivité » n’était pas utilisé. L’entreprise s’est invitée au cœur du débat public, ce qui augure de grandes évolutions ». La société aurait en tout cas beaucoup à y gagner. « Leur multiplication serait une vraie amélioration. Auparavant les politiques haïssaient le monde de l’entreprise, c’était désastreux. Aujourd’hui j’évoquerais plutôt une méconnaissance, ce qui est également dommageable et donne lieu à des mesures parfois insensées, qui vont à l’encontre de la bonne santé économique des PME », déplore Claude Nougein, qui stigmatise « les attachés parlementaires devenant par la suite députés, vivant dans le sérail, coupés de la réalité ». Avec sa vigie PLF Entrepreneurs, qui scrute dans les moindres détails techniques les lois et amendements pour éviter des coups de massue inattendus aux entreprises, Jean-Christophe Fromentin démontre que les élupreneurs ont bien les pieds sur terre et peuvent apporter un nouveau son de cloche dans l’Hémicycle. C’est justement cette structure, composée de fiscalistes et d’avocats, qui a provoqué un tollé devant l’amendement de la PLFSS pour 2015 (loi de financement de la Sécurité sociale) visant à taxer les dividendes des actionnaires majoritaires de SA et de SAS en les assujettissant aux cotisations sociales. Le gouvernement, par la voix du ministre des finances Michel Sapin, a ordonné la modification et le retrait de l’amendement fin octobre. A quand une plus grande représentativité donc ? Virginie Calmels esquisse quelques moyens de contourner les obstacles : « Il faudrait réfléchir à une forme de compensation du risque. Autant pour des cadres dirigeants de grandes entreprises on pourrait imaginer un engagement de celles-ci à reprendre le salarié à l’issue de son mandat dans les mêmes conditions qu’avant son départ, ou une sorte de fonds de dotation au sein des instances professionnelles (Medef, CGPME…) assurant une rémunération durant une période de transition permettant de retrouver une activité professionnelle ; autant pour les entrepreneurs/chefs d’entreprise, la compensation ne pourra jamais réellement pallier l’absence du leader à la tête de l’entreprise et le manque à gagner inhérent… » Des pistes sont en tout cas à rechercher pour inciter ces forces vives à se lancer dans la gestion de la Cité. « Dans une période très dure comme celle que nous vivons, il est primordial qu’un maximum de personnes tampons, connaissant les problèmes des collectivités et les contraintes des entreprises, aident au rapprochement des deux univers. N’oublions pas les fondamentaux. L’entreprise réussit grâce au soutien de son territoire, et si la collectivité vit, c’est parce qu’il y a des entreprises sur le territoire », rappelle Pierre Pécoul.
Article réalisé par Matthieu Camozzi, Charles Cohen, Sonia Déchamps et Julien Tarby