Le commérage, une vertu dans le monde de l’entreprise ?

Il paraît que Julia s’appelait Julien avant d’arriver dans l’entreprise...
Il paraît que Julia s’appelait Julien avant d’arriver dans l’entreprise...

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“French Cancan”

Nous les savons nocifs et les qualifions d’inutiles. Pourtant, il se pourrait que les commérages et la rumeur soient bienfaiteurs et incontournables. Sous certaines conditions…

D’origine indo-européenne, le mot rumeur trouve ses racines dans le préfixe « reu » qui renvoie à un bruit d’animal. A l’heure des Internets, le concept a opéré sa mue linguistique en lien avec ses nouveaux moyens de propagation pour devenir un good ou un bad buzz voire un « hoax » pour désigner le canular. Toujours est-il qu’il flotte un consensus pour dénoncer la mauvaise information et se gausser de la théorie du complot. Au village sans prétention, n’avons nous pas toujours mauvaise réputation ? Et Michel Rocard ne disait-il pas de la rumeur qu’elle était « un instrument de travail habituel » lors du procès de l’ancien secrétaire d’Etat Michel Gillibert ?

Un mal nécessaire incontournable des entreprises

Le DAF qui fait son coming-out, la DRH qui divorce, le DG frivole avec ses assistantes. Autant d’attaques pour faire vaciller ceux qui détiennent les rênes du pouvoir. Le top management est ce faisant la cible de prédilection au sein des entreprises. Car le ragot incarne aussi un contre-pouvoir pour limiter les rapports hiérarchiques établis. Bien souvent, les rumeurs s’attaquent à des organisations dominantes ou à des personnes haut dans la hiérarchie. C’est une alternative au discours dominant et officiel. S’engage alors une lutte de crédibilité. Une sorte de résistance au pouvoir en place, en somme.

Philippe Aldrin, auteur de « Sociologie politique des rumeurs », argue que « la rumeur est un phénomène tout à faire normal mais signifie que l’information n’est pas diffusée de façon satisfaisante. S’il y a des modifications dans la vie de l’entreprise, des incertitudes, des inquiétudes, tout le ferment est alors réuni pour la générer ». En d’autres termes, le ragot voire la rumeur est une manifestation qui marque une demande sociale d’informations ou qui juge une information reçue comme peu crédible.

Au lieu d’être dans un circuit normal, l’information se met en place dans un circuit clandestin. « C’est le marché noir de l’information qui existe toujours sous la forme de commérages mais qui peut prendre de l’ampleur lorsque c’est jugé important ou primordial par ceux qui la véhiculent, note Philippe Aldrin. Elle est nocive car elle annonce le pire scénario. La rumeur fonctionne comme un effet de dévoilement sur une vérité cachée, chargée de tous les fantasmes et les craintes du collectif. » Mal entendus ces bruissements collectifs peuvent aboutir à des catastrophes comme le prouve le phénomène des paniques boursières qui dérèglent le marché.

Un rôle à ne pas négliger, celui de régulateur social

Au sein des organisations, la rumeur, les cancaneries ou les commérages sont bien souvent plus salvateurs qu’il n’y paraît. La psychologue britanno-colombienne Jennifer Newman dans une étude de 2012 publiée par l’Institut de technologie de Georgie, aux Etats-Unis, évoque que près de 15% des courriels échangés entre collègues font référence à des ragots. Ces 15% de bavardages malveillants rapportés à l’insu de la personne visée comme le définit la psychologue peuvent s’habiller d’élégance dès lors qu’il s’agit de collecter et vérifier des informations.

Le ragot possède ainsi la fonction de régulateur social. Il incarne un moyen pour le groupe de contrôler ou d’éloigner les personnes aux comportements « asociaux ». Philippe Aldrin, professeur des universités à Sciences Po Aix et spécialiste des aspects sociologiques de la rumeur, soutient que « par sa mécanique, la rumeur fonctionne dans un entre soi social : le partage se situe au même niveau et crée une cohésion, fédère une communauté. Dans le CA ou le board, les rumeurs ne sont pas les mêmes rumeurs que dans les strates inférieures. L’exemple est flagrant en politique. Les intrigues de couloirs au sein des cabinets ne ressemblent en rien aux ragots des non spécialistes et des non initiés. La rumeur est spécifique à un corps social qui partage des préoccupations communes ».

Aussi, une équipe de scientifiques américains a-t-elle également conclu que le commérage participait à la régulation de la vie sociale et au renforcement de la cohésion d’un groupe parfois nulle. Typiquement le cadre des grands groupes ou d’une équipe parachutée sur un projet. Un anthropologue d’Oxford, Robin Dunbar, selon une méthode éthologique digne du psychologue Boris Cyrulnik, compare le commérage au toilettage et plus particulièrement à l’épouillage des singes dans ses fonctions sociales mais aussi physiologiques via la libération d’endorphines. Autrement dit, médire de l’incompétence de son patron, chuchoter sur l’attitude ambigüe de deux pairs ou fantasmer sur le rachat de sa boîte crée du lien en réduisant le stress et procure du bien-être. Une des raisons qui l’expliquent ? Notre cerveau et notre mémoire en particulier imprimeraient mieux les informations exprimées de façon négative en comparaison au même contenu dit sur un ton neutre ou laudatif. Cela explique peut-être pourquoi les cols blancs tirent une mine d’enterrement en se rendant à la Défense…

Dans d’autres champs disciplinaires, l’hypothèse de la fonction cathartique de la rumeur a été validée par Max Gluckman, un anthropologue. Une manière selon le chercheur d’extérioriser ses peurs, ses frustrations ses doutes. Il s’agirait même parfois d’une manière de canaliser sa colère. La psychologue allemande Christiane Gelitz affirme même dans une publication scientifique datant de 2006 que le ragot devient un bouclier contre la méchanceté et une alternative à la violence physique. La plume sera toujours plus forte que l’épée.

Prendre le pouls de ses équipes

Canalisée, la rumeur ne se limite pas qu’à être un exutoire. Elle peut également être salvatrice. Nous aurions tort de croire que l’entreprise en tant que communauté humaine organisée serait exempte des vicissitudes de l’existence. Le ragot en est même son sel. Car il s’agit d’une manière de communiquer vieille comme le monde. Rumeur et autres commérages peuvent être un bon indicateur du climat qui règne au sein de vos équipes. En particulier à l’orée d’un événement qui va bouleverser la vie de l’entreprise. Une fusion-acquisition, une restructuration, un rachat, une cession voire une promotion en interne ou le licenciement d’un collaborateur. La rumeur est un canal de communication, révélateur parmi d’autres des rapports de force qui se jouent dans l’entreprise. « Le plus délicat à gérer dans la rumeur, c’est de connaître son épicentre. Souvent, on ne sait pas d’où cela part. La sagesse impose de ne pas chercher à démentir tout de suite. «Il n’y a pas de fumée sans feu» : démentir c’est avouer qu’on a quelque chose à se reprocher. Pour un patron de réseau, il importe de nommer un responsable qui prend le pouls et s’entourer de proches collaborateurs (directeur de l’enseigne et du développement) permet de désamorcer, tempérer et expliquer sans pour autant nier, explique Fabienne Hervé, fondatrice et dirigeante de FH Conseil, agence spécialisée dans la communication des réseaux de franchise. Surtout, les commérages traduisent bien souvent un délaissement. » Et Bruno Fadda, directeur de Robert Half International France d’ajouter : « Tendre l’oreille au lieu de se plaindre des ragots, cela permet de jauger le climat social, l’état d’esprit des collaborateurs. »

En tant que levier de régulation de l’entreprise, la rumeur permet de prendre le pouls de son entreprise, de ses équipes et d’anticiper de futures tensions tout en assurant un meilleur climat. L’exemple de Bayer qui a racheté Aventis l’illustre bien. Les équipes françaises ont été inquiétées sur le retard social de la firme allemande au regard de la culture d’entreprise d’Aventis. Les clichés culturels gonflent alors par la rumeur. Certaines équipes brocardent la direction allemande pour son délai de réponse jugé trop long. La culture du secret est alors dénoncée… dans les couloirs entre deux cafés. Si la plupart des informations étaient véraces, il n’empêche que ces inquiétudes entendues ont accouché de nouveaux éclaircissements émanant de la direction pour calmer le tourbillon d’informations. Ici, Frédéric Rey Millet, fondateur et dirigeant d’Ethikonsulting, cabinet conseil en innovation managériale tempère : « La base de la performance, c’est la confiance. On doit passer de l’implicite à l’explicite. Sinon on donne libre cours aux fantasmes. La rumeur à des fins d’intelligence économique et de déstabilisation de la concurrence peut être intelligemment maniée. Mais c’est à user avec une grande prudence. Car la rumeur est de fait non maîtrisable ».

Pour prévenir la mue d’un cancan en rumeur destructrice, la véracité du démenti ou du complément d’information sera alors primordiale. L’historien Paul Veyn a ainsi théorisé le concept de centre de vérité. Les Grecs et leur croyance dans leurs mythes, malgré les fulgurances philosophiques, ont posé la question du rapport à l’information. « Dans une organisation, il existe toujours plusieurs niveaux de croyances et plusieurs régimes de vérité. Ce n’est pas toujours binaire. Dans nos sociétés contemporaines, les premiers niveaux sont les médias, la justice, les institutions publiques, la science. Mais dans l’entreprise les centres de vérité sont plus diffus. » La transparence semble alors faire office de baguette magique. « Chez Robert Half, nous organisons des meetings avec tous les collaborateurs de Robert Half France. Il est alors fait état des résultats et des différents projets en cours. Nous organisons aussi une session de questions-réponses avant le meeting sur un système reposant sur des questions envoyées via une adresse mail anonyme. Les questions ne sont pas modérées ni retraitées. » Une recette qui ne fait cependant pas des émules partout (cf. Encadre 1)…

Culture du secret et stratégie

L’exemple de la rumeur stratégique chez Apple

Mis en ligne le 22 juin 2009 et intitulé « Apple’s Obsession With Secrecy Grows Stronger », un article co-écrit par nos confrères Brad Stone et Ashlee Vance, suite à l’interview d’un ancien employé, analyse le culte du secret au sein d’Apple pour garder une auréole de mystère autour du lancement de ses produits. Dans le département de R&D notamment, les salariés sont priés de couvrir les produits. Outre des silos parfois impénétrables entre services et une obligation de confidentialité, de fausses informations sont conçues ex-nihilo pour ensuite transpirer dans la presse. La manœuvre va plus loin qu’un simple « hoax » marketing puisque les fausses informations sont dévoilées lors de réunions. Une façon de traquer les fuites. Cette pratique serait toutefois de plus en plus vilipendée autant par la presse qu’au sein du groupe car elle serait également élargie aux actionnaires de la société comme l’atteste la découverte tardive de la maladie, malgré un stade avancé, du défunt fondateur.

Sociologie

Le commérage, l’apanage des hommes

La capacité à médire serait fixée sur le chromosome Y. Et le mot commère devrait changer de genre. Le British Market Research Bureau s’est ce faisant intéressé à notre capacité à créer de la rumeur et notre propension à garder un secret. Il en ressort que sur l’échantillon interrogé, un homme peut en moyenne tenir sa langue pendant 2h47 min. La femme serait plus fiable dans le temps pour… 47 minutes supplémentaires avec un délai de 3h30 min avant de ressentir une sensation désagréable qui pousse à parler de l’indicible. Enfin si 55% des hommes interrogés avouent une appétence particulière pour l’art de cancaner, seules 46% des femmes en seraient férues.

Geoffroy Framery

 

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