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Les « working lovers »
Phénomène d’ampleur, qui a ses conséquences sur l’entreprise. A ignorer, encourager ou combattre ?
«Tout l’univers obéit à l’Amour ; aimez, aimez, tout le reste n’est rien », écrivait Jean de La Fontaine. Un principe également appliqué dans l’entreprise, terreau fertile aux nouveaux couples ou aventures d’un soir. Ce n’est pas le scoop de l’année, l’entreprise est un lieu de vie commune comme un autre. Jeux de séduction, flirt, sexe et Amour avec un grand A s’invitent donc aussi aux abords de la machine à café. « Ce sujet est souvent pris sur le ton de la plaisanterie et du potin, mais constitue une réelle problématique pour l’employeur », constate Alain Samson, conférencier et consultant en management au Québec, auteur du livre « Sexe et flirt au bureau »1. En Europe, près d’un tiers des couples se seraient rencontrés sur leur lieu de travail, selon une étude OpinionWay pour Monster. Situations à connaître et à traiter par les directions, mais qui dérangent, sont ignorées voire niées. « Ce n’est clairement pas le sujet qui assure la notoriété dans les milieux académiques, et il n’est pas possible d’obtenir des données fiables. Les DRH ont longtemps relativisé ce genre de relations, car cela revient quelque part à reconnaître que l’entreprise n’est pas aussi productive qu’elle devrait l’être », révèle Loïck Roche, professeur en management et auteur de « Cupidon au travail »2. Et le docteur en psychologie de supposer que les dirigeants n’apprécient pas non plus de voir ces personnes échapper à leur pouvoir. « La hiérarchie informelle vient concurrencer l’officielle, et celui ou celle qui possède le corps de l’autre aura le dernier mot. »
Attirances et drague à tous les étages
La plupart des études abondent dans le sens d’un phénomène d’ampleur et concluent qu’une personne aura en moyenne un nouveau partenaire issu de son entourage professionnel tous les sept ans d’ancienneté dans la même entreprise… « Ajoutons que la génération Y est décomplexée dans son rapport au sexe, les femmes peuvent désormais se permettre de choisir », s’amuse Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal Ethic, initiatrice de « J’aime ma boîte », avant de nuancer son propos selon les secteurs : « La publicité, le marketing, l’architecture, etc., où les équipes doivent faire face à des échéances courtes par moment, sont plus riches de ces histoires. On se trouve facilement tête contre tête lors de nocturnes à plancher sur un projet important, et tout peut arriver. Citons aussi le monde médical et les salles de garde. Finalement quand les gens doivent faire équipe, faire corps ». Alain Samson relève quant à lui qu’un tiers des effectifs de la fonction publique au Québec se sont mis ensemble. Dans l’innovation et les start-up aussi, où les gens ont généralement moins de 35 ans et ne sont pas mariés ou en couples établis, ce type de rapport est évidemment plus fréquent. « La pulsion créatrice n’est jamais très loin de la pulsion sexuelle. Mais les secteurs vraiment hors concours sont les médias, le show business et la politique », énumère Loïck Roche. Chaque univers semble avoir ses codes en la matière. « Je n’ai jamais perçu de dimension sexuelle et de drague dans le secteur de la culture plutôt conservateur. Les relations y sont presque froides, coincées, dans la mesure où les gens sont plutôt établis, en couples et mariés. En revanche dans l’hôtellerie la séduction est constamment de mise, des deux côtés d’ailleurs. Tous les supérieurs m’ont fait comprendre qu’il était possible d’aller plus loin. Les femmes en jouent et minaudent plus qu’ailleurs », observe Céline, cadre de 25 ans. Enfin, dans les secteurs difficiles où l’on est souvent absent comme la restauration, il est évidemment plus facile d’être en couple.
Contexte facilitateur
Et si l’entreprise était aphrodisiaque ? Tout d’abord en raison de la proximité qu’elle instaure entre les personnes de sexes opposés. N’oublions pas qu’il y a beaucoup plus de femmes actives que par le passé, et que les personnes divorcées ou célibataires sont plus nombreuses. Malgré la mondialisation, les marchés de l’amour restent au quotidien des marchés locaux. Chacun préfère regarder autour de soi en premier lieu pour trouver le ou la partenaire qui aura un parcours similaire et viendra du même milieu. En outre, « la pression professionnelle, le stress, ainsi que les nouvelles formes de collaboration et de travail en équipe font le lit des rapprochements entre individus, que ce soit pour décompresser, fêter les succès, oublier les coups durs… », précise Alain Samson. Le côté aseptisé de la vie de bureau, entre mails et réunions interminables, nourrit aussi le besoin de développer des relations plus proches, voire intimes, pour « reconstruire du vivant », selon la formule de Loïck Roche. De plus, tout le monde joue un rôle et cherche à se montrer sous son meilleur jour, les laisser-aller et défauts sont gommés. Enfin, l’homme reste un animal et le pouvoir du loup dominant a encore un impact sur les autres. Les hiérarchies professionnelles favorisent ces attirances. « Managers, responsables RH, dirigeants, formateurs, consultants, etc., séduisent plus », observe Loïck Roche.
Le management par la séduction, terrain fertile et miné
Les salariés ne sont pas en reste pour jouer de leurs charmes. La concurrence s’est accrue, les profils très intéressants sur le marché se multiplient, ils apprennent donc toujours plus à « se vendre » en racontant une histoire sur eux qui attise le désir de l’employeur et du manager. Le « personal branding » est de mise. Sans parler directement de promotion canapé, certain(e)s usent de leurs charmes pour arriver à leurs fins. Il est de notoriété publique que Françoise Giroud demandait à ses journalistes féminines de déboutonner un peu plus leur chemisier pour ramener des interviews… Mais de l’autre côté aussi, le management a tendance à devenir plus soft et psychologisant. Le manager moderne doté d’intelligence relationnelle cherche moins à se faire respecter qu’à mettre de l’huile dans les rouages, trouver les mots justes dans les situations difficiles, entretenir des relations plus rapprochées pour fédérer, galvaniser ses troupes dans un projet. « Je suis aveuglément ma chef parce qu’elle est brillante, applique un management sérieux et valorisant, sait être politique et surtout est des plus compétentes dans son domaine. Elle sait être à l’écoute, associer les gens à la décision. Elle a le profil de la séductrice sans être particulièrement belle. Il est indispensable que je me sente bien avec ma chef, je recherche la confiance et l’admiration », résume Jean, 31 ans, qui travaille en innovation dans le secteur de l’environnement. Mais l’empathie a ses limites. Le risque est de dépasser la ligne invisible de celui qui veut trop plaire et n’assume donc plus sa position hiérarchique. La séduction est toujours présente, c’est une façon d’exister pour le manager qui en a souvent une part dans sa façon de parler, de se tenir… Mais ce serait une grosse erreur que d’aller plus loin selon Sophie de Menthon : « Tout manager cherche à plaire. J’en connais beaucoup qui peaufinent leurs techniques, mais ils s’empêchent toujours de draguer dans l’entreprise parce que c’est une source d’ennuis ». Le risque de contentieux ultérieur est élevé. « Les managers qui utilisent la séduction comme un véritable outil de management sont fous, car la ligne est ténue avec le harcèlement », remarque d’ailleurs Me Eva Touboul, avocate en droit du travail dont le site évoque précisément le sujet3.
Bienfaits ou désagréments, tout dépend du contexte
Le sujet reste des plus délicats et a tendance à gêner les directions d’entreprise qui ne savent comment réagir. « J’ai longtemps tout fait pour partir vite de la fête d’entreprise (400 personnes) du nouvel an, pour ne pas être témoin à deux heures du matin de ce qui s’y passait », se souvient Sophie de Menthon. Car ceux qui franchissent le Rubicon sont nombreux et appartiennent à toutes les catégories. « Bien souvent les PDG ne côtoient pas grand monde à part leur assistante et quelques directrices du Comex. Les choses vont vite », glisse-t-elle amusée. Quelques règles de base prédominent dans ce cas : mieux vaut rester discret sur une relation. Si les niveaux hiérarchiques sont différents, toute promotion et augmentation seront sujettes à caution. « Lors d’un séminaire, j’ai passé la nuit avec mon N +1. Quelques années plus tard j’ai obtenu une promotion, et cette aventure que je croyais totalement oubliée a été ressortie des oubliettes, sans que j’en connaisse la source, suscitant jalousies et dédain de mes collègues », déplore Marion, 32 ans, cadre dans une ETI industrielle de la région lyonnaise. Il faut aussi veiller à ne pas porter atteinte à la dignité d’autrui et à ne pas exercer de pression. La limite est évidemment le harcèlement sexuel. Une fois la liaison commencée, il est essentiel de veiller à ce que celle-ci n’influe pas sur la sphère professionnelle et qu’elle ne perturbe pas la vie de l’entreprise. Ainsi Jeanne, 52 ans, associée dans une agence de web marketing, a-t-elle dû intervenir et mettre les choses au point avec le directeur financier qui est marié et la comptable. « Ils travaillent tous les deux dans le même bureau et – c’est un secret de Polichinelle – sont ensemble depuis quelques années. Leur proximité extrême durant les séminaires n’a pas été le seul élément révélateur. Au début de leur idylle ils ont eu tendance à s’absenter ensemble durant la journée, occasionnant des retards et erreurs dans leur travail », se remémore la dirigeante. Ces rapprochements ont aussi leur lot de désagréments pour l’entreprise. S’ils peuvent doper un temps l’ardeur à se lever le matin pour aller au bureau, assurer bonheur quotidien et fidélisation, ils peuvent aussi compliquer des situations professionnelles. Entre rumeurs, jalousies ou rupture éventuelle, les tensions peuvent survenir. Pour Alain Samson, une relation sur le lieu de travail est positive sous trois conditions principales : « Celle-ci doit se nouer entre deux personnes qui ont le même niveau hiérarchique ; les niveaux d’attente doivent être les mêmes, pour une relation courte ou longue par exemple ; mieux vaut que les deux collègues soient célibataires ». Le contexte déterminera donc la réaction des entreprises. « Elles interviennent surtout quand il y a risque de collusion : celui qui tient les comptes et la caissière ne peuvent être ensemble », illustre Alain Samson. Sans en faire la publicité, l’idée commence à faire son chemin chez les DRH que les entreprises les plus créatives sont aussi celles où les relations intimes sont les plus nombreuses. Quand certains combattent de telles pratiques, d’autres jettent un voile pudique sur le sujet, ou mieux encore, encouragent les relations extra-professionnelles en organisant des pots, soirées et séminaires.
Juridique
Que dit la loi ?
Tout salarié a le droit en France d’entretenir une relation amoureuse avec un collègue de travail, parce qu’il a le droit au respect de sa vie privée. Depuis les lois Auroux de 1982, l’employeur ne peut l’interdire, muter le salarié ou entamer une procédure de licenciement à son encontre pour un motif tiré de sa vie personnelle. « La vie privée n’est en soi pas sanctionnable, mais elle le devient si la relation devient outrancière (sexe dans l’entreprise), si un phénomène de favoritisme ou de discrimination survient (relation manager/subordonné), ou encore si la divulgation des informations sensibles vers la concurrence ressort. Des soucis apparaissent par exemple quand l’une des moitiés quitte l’entreprise pour aller à la concurrence. Il y a déjà eu un arrêt sur ce cas précis, car l’employeur peut évoquer la perte de confiance, même si celle-ci n’est désormais plus un motif de licenciement valable », explique Me Eva Touboul, avocate en droit du travail dont le site évoque précisément le sujet (3). Des situations qui ne sont pas aussi facilement contournables, comme le développe Cyril, 42 ans, associé dans une agence de création marketing : « Nous avons chez nous un couple qui évolue dans le même service. Lui est directeur conseil, elle directrice clientèle. Il a un rôle transverse et ils n’ont donc pas de lien hiérarchique. Mais nous avons dû leur faire des remontrances gênées car ils avaient la fâcheuse tendance d’être tactiles entre eux durant les réunions. Autre point de crispation, il lui a fait un jour une remarque sur sa manière de manager ses chefs de projet, ce qui a occasionné une dispute, plutôt une scène de ménage qu’un conflit professionnel. Ce qui a mis les équipes mal à l’aise. » De même, une promotion accordée par un(e) partenaire à l’autre peut être considérée comme une rupture de l’égalité de traitement par les autres salariés. Ceux qui étaient au même niveau ont la possibilité de saisir les prud’hommes et de demander par exemple un réalignement des salaires ou un complément. Dans l’ensemble les contentieux liés au fait que des gens se sont mis en couple dans l’entreprise sont rares. En revanche les cas de harcèlement sont beaucoup plus fréquents. « Le cas se présente parfois quand le ou la salarié(e) ne comprend pas que l’ex ne cède plus à ses avances. Il est arrivé que la victime demande aide à l’employeur, qui n’est pas toujours à l’aise avec le sujet quand il sait qu’il y a eu relation », précise l’avocate. Les juges traitent en tout cas ce genre d’affaires au cas par cas, tenant compte du contexte. Dans un cas de jurisprudence du 30 mars 1982, une salariée qui entretenait une liaison avec son supérieur a été licenciée sur le motif que la société n’allait pas attendre un « scandale » pour prendre les mesures nécessaires. L’entreprise expliquait que cette relation pouvait entraîner un « laisser-aller entre les membres du personnel ». Les juges ont finalement conclu à une décision abusive, car « il faut s’appuyer sur des faits en droit », rappelle Me Eva Touboul. Au contraire, en 1984, ils ont permis à un pharmacien de licencier son ex-femme, préparatrice dans l’officine. La rupture du couple occasionnait un climat délétère dans la pharmacie, car ils n’étaient que deux. Si la relation ou la rupture ne désorganisent pas l’entreprise, ils savent qu’ils n’ont rien à dire. « En général les entreprises n’ont jamais été intolérantes avec ces relations. Mais les protagonistes seraient néanmoins bien inspirés de favoriser les rapprochements en dehors de la société, et surtout de rester discrets », conseille Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal Ethic, initiatrice de « J’aime ma boîte ».
La beauté en entreprise
Un plus indéniable
Le sociologue Jean-François Amadieu, dans un livre intitulé « Le Poids des apparences » (éd. Odile Jacob, 2005), a confirmé le secret le moins bien gardé du monde du travail : mieux vaut être séduisant pour réussir, c’est-à-dire beau et jeune. Il s’est notamment appuyé sur une étude américaine démontrant que les hommes très laids gagnent 9% de moins que la moyenne à poste équivalent alors que les très beaux se voient dotés de 5% supplémentaires à la moyenne. Le directeur de l’Observatoire des discriminations révèle également dans « DRH : le livre noir » (éd. du Seuil, 2013) que le recrutement est souvent irrationnel et discriminatoire, que la photo est un outil de tri massif et que l’évaluation des performances ne brille pas par la précision des critères. Bien évidemment pour certains postes, notamment commerciaux, il est primordial de faire rapidement bonne impression. Heureusement dans le monde professionnel le diktat de l’ « angel face » se trouve compensé par l’aspect relationnel, qui entre aussi en ligne de compte. Le manager qui contourne, qui enrobe, sera défini comme « cool » et donc plus séduisant(e) que celui ou celle qui affectionne la fermeté.
Sexe
Lieu de travail, un fantasme de plus en plus concrétisé
C’est bien souvent le goût de l’interdit qui conduit des collaborateurs à passer à l’acte sur le lieu de travail. Car, comme le précise Me Eva Touboul, avocate en droit du travail, « il faut aussi respecter la décence et la délicatesse, en évitant les effusions en public. De ce fait, avoir une relation sexuelle sur son lieu de travail est évidemment un motif de licenciement ». Ce qui ne semble pas freiner les adeptes de la transgression. « J’avais des heures improbables, finissant parfois à 23h30. Il m’est arrivé de succomber et d’avoir un rapport sexuel avec un collègue le soir, sur le lieu de travail, trouvant drôle le fait de retrouver cet environnement neutre et aseptisé le lendemain comme s’il ne s’était rien passé », confesse Céline, cadre de 25 ans dans l’hôtellerie. Selon l’étude Monster susmentionnée, 50% des salariés s’accordent régulièrement des moments de rêverie où ils se mettent en scène avec leur collègue. Une partie d’entre eux passent à l’acte. D’autres raisons que le simple goût du risque expliquent de tels penchants d’après l’étude : l’attirance physique pour le ou la collègue, la fameuse crise de la quarantaine, le besoin de réconfort ou de tendresse, et, last but not least, la promotion canapé.
(1) Sexe et flirt au bureau, d’Alain Samson, First Editions, 2002
(2) Cupidon au travail, de Loïck Roche, éd. De l’Organisation, 2006
(3) Avocat-etc.fr
Julien Tarby