Temps de lecture estimé : 4 minutes
L’île de Beauté – longtemps sous perfusion économique du « continent » – met en place un nouveau modèle de performance. Mais le temps presse !
Vues de Bastia et d’Ajaccio, les choses vont plutôt mal : ralentissement des flux de dépôts bancaires, PIB par habitant inférieur de 6% à la moyenne des régions françaises, et surtout chômage en hausse : 10,5% en moyenne sur l’ensemble du territoire, avec une poussée en Haute-Corse. La conjoncture ne montre pas ou peu « de signe convaincant de reprise », note une dernière étude de l’INSEE. Et pour cause : les effets de la crise y ont été « ressentis plus tardivement que dans le reste du pays ». Et pourtant, la Corse – berceau de Napoléon – réputée sauvage et rebelle (un mélange explosif encore !) sort de l’ornière en enregistrant « la plus forte croissance des régions françaises depuis 20 ans (+2,3% contre +1,4% en France métropolitaine) ». L’île est ainsi passée du 22e et dernier rang en 1990 à celui de 14e en 2011.
Mieux, de 2008 à 2011, le territoire – qui compte 300000 habitants – a connu un taux d’évolution de son PIB de 1,9% (record national) alors que d’autres – comme la Bourgogne (-1,2%) – plongeaient dans la récession. « La démographie favorise la croissance des régions atlantiques et méditerranéennes », ajoute l’Institut. Aujourd’hui, l’île cherche à gagner en performance, sans prendre le risque de la métamorphose totale. Un enjeu qui passe notamment par la coopération transfrontalière en Méditerranée, en particulier avec l’Italie, et surtout la Sardaigne qui représente un fort levier de croissance pour la Corse. Suffisant ? L’île doit « exister », comme l’indiquait récemment la journaliste Liliane Vittori, dans les colonnes de Mediapart. « C’est le b-a-ba de l’ouverture économique et du progrès social. Et ce, en plus de ses atouts purement touristiques, patrimoniaux et culturels. Et ce, dans la bonne gestion des transports de voyageurs aériens et maritimes. »
C’est aussi vers la Commission européenne que Bastia et Ajaccio se tournent. 2014 marque en effet le transfert, depuis le 1er janvier, des fonds européens aux régions, jusqu’alors gérés par l’État. Fonds censés accompagner les mutations économiques des territoires en stimulant notamment les dépenses de R&D dans les PME. « Cela peut-être un tournant pour la Corse », estime un observateur. Car jamais l’Europe – dans ses dimensions politique, économique et institutionnelle – n’a eu autant de poids, et ce malgré un euroscepticisme croissant localement (64,48% des électeurs corses ont boudé les urnes aux élections de mai – un record !), dans la mise en place des stratégies d’innovation et de développement régionales.
Mais la Corse, c’est aussi des traditions, un art de vivre et un décor à couper le souffle : le territoire offre plus de 1200 kilomètres de côtes. Caractéristiques qui permettent à l’île de Beauté de faire le plein de touristes d’avril à octobre (plus de trois millions de personnes réservent chaque année au moins une nuit sur place), ce qui a par ailleurs fait exploser le prix de l’immobilier local(1). L’activité touristique représente 18% du PIB de l’île et génère près de deux milliards d’euros de chiffre d’affaires..
¹Pour freiner cette spéculation, un statut de résident qui obligerait cinq ans de résidence aux acheteurs d’un bien immobilier dans l’île fait actuellement débat.
Le réveil insulaire
Avoir 20 ans en Corse…
… pourrait demain devenir une exception. Selon l’INSEE, le rapport sur l’île « entre la population des 65 ans ou plus et celle, en âge de travailler, des 15-64 ans passerait de 31% en 2009 à 60% en 2040 (contre 48% en France de province) ». Mécaniquement, la part des actifs se réduira et « se poseront alors de nouveaux enjeux ». Ces dix dernières années, la population de l’île a augmenté de près de 50000 personnes, soit une augmentation de 16%. Vertigineux ! Et ce sont en premier lieu les seniors qui viennent couler des jours tranquilles au bord de la Grande Bleue. Les innovations et les nouveaux besoins (accès aux soins et aux services à la personne) vont faire naître de nouvelles activités ; « l’accroissement de la demande nécessitera des adaptations structurelles », poursuit l’étude. « Ce sont autant de défis à relever autour de la silver économie ».
Forza Inizià !
S’il est un cluster en Corse qui monte, c’est bien celui-ci, longtemps porté par l’agence de développement économique de la Corse, avant d’être rebaptisé Inizià fin 2013. « Nous avons désormais la forme d’une association type loi 1901 », explique son directeur Emmanuel Pierre. Un détail qui peut changer beaucoup car avec un tel statut, le cluster s’émancipe de son ancienne tutelle et entend multiplier les portages. « Nous avons des atouts, mais nous ne les exploitons pas suffisamment », avait d’ailleurs estimé à l’inauguration de Inizià, Jacques Pomonti, président du comité de sélection et de suivi de l’Incubateur territorial de Corse. Et d’ajouter : « Avec ce cluster nous agirons plus vite ». La structure entend ainsi rapidement « doubler » le flux des projets accompagnés (35 depuis 2006). Dans quels domaines ? « Tout ce qui est innovant », répond-on sur place. Reste que parmi les derniers dossiers retenus, « beaucoup ont un lien avec la recherche publique dans les domaines de la santé et du numérique, des matériaux, avec la création d’une unité de biocombustion ou encore avec la valorisation des ressources naturelles », détaille Emmanuel Pierre.
SNCM : passage (de moins en moins) obligé
Rejoindre l’île, c’est pour beaucoup – camions de fret ou touristes en partance de « métropole » – emprunter la voie des mers… mais de moins en moins à bord d’un ferry affrété par la SNCM (Société nationale Corse Méditerranée), transporteur maritime historique depuis Marseille. De fait, les parts de marché de l’entreprise sur cette destination ont drastiquement fondu (de plus de 80% en 2000 à 34% aujourd’hui contre 60% pour Corsica Ferries). Une longue et lente agonie qui oblige l’État à régulièrement mettre la main au portefeuille, à coups de millions. 30 millions d’euros ont été débloqués en début d’année pour permettre à cette entreprise de 2500 salariés de rester à flot. Privatisée depuis 2006, la SNCM est aujourd’hui lâchée par ses actionnaires. « Ni Veolia ni la Caisse des Dépôts, qui contrôlent 66% du capital à travers la société Transdev, ne sont décidés à remettre au pot d’une affaire en déficit. La collectivité territoriale Corse, elle, en appelle à l’État qui en appelle à Bruxelles », rappelait récemment Le Monde. Bruxelles lui a infligé l’année dernière deux amendes pour un montant total de 440 millions d’euros pour avoir bénéficié d’aides d’État de 2002 à 2006. Une procédure qui devrait prendre des années, mais qui, pour l’heure, coupe la SNCM d’une possible solution de reprise. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Norvégien Siem a renoncé en mai à faire une offre pour reprendre la participation de Transdev dans l’entreprise.
La force du terroir
L’île compte pas moins d’une cinquantaine de labels divers dont cinq AOC : vin, brocciu (fromage frais), huile d’olive, miel et farine de châtaigne. La clémentine de Corse a par ailleurs obtenu une Indication géographique protégée (IGP) et un Label Rouge est en cours d’instruction par l’INAO. « Ces démarches d’identification ont montré qu’il est possible de sauvegarder la typicité des productions tout en optimisant leur commercialisation », note la collectivité territoriale Corse. « D’autres IGP sont également en cours pour l’agneau et le cabri. La reconnaissance de la race ovine corse et de la race caprine corse permet également d’initier une démarche AOC pour les fromages. » Cette diversité et la pluralité de ces certifications placent la Corse en tête des régions françaises en matière de produits qui ont des signes officiels de qualité.
Stratégie
L’innovation, oui ! Mais à quel prix ?
Sur l’île, des édiles locaux vantent à qui veut l’entendre leur « stratégie d’innovation » et un modèle de « croissance intelligente ». Facile à dire…
La Corse, terre d’innovation ? Encore faudrait-il baliser le terrain. Car pour beaucoup le constat est clair : l’île de Beauté offre certes un cadre de vie exceptionnel, mais attire peu de cerveaux, de scientifiques « poids lourds », majoritairement concentrés sur le continent, de Marseille à Lille. « Il y a à peine 150 enseignants chercheurs sur le territoire – difficile donc de faire de la Corse un territoire de pointe sur les nouvelles technologies par exemple », se désole ainsi un observateur local. Modeste en effet. Analyse partagée par Emmanuel Pierre, directeur du cluster Inizia :
« Il n’existe pas assez d’outils dédiés à la recherche. Il faut combler nos lacunes en développant le réseau régional de l’innovation ; en mettant en place spécifiquement un pool d’acteurs sur le territoire ». « Nous ne devons pas être marginalisés face à la Région PACA. Nous devons rester réactifs avec des projets innovants », clame pour sa part une élue locale, citée dans le billet de Lilliane Vittori. A la condition de mettre en place un écosystème permettant de forger sur la durée ce nouvel « ADN innovation ». « Pour que Corse rime avec innovation, commente Emmanuel Pierre, il faut mettre en place une stratégie claire. » Et déployer les moyens financiers nécessaires.
Pierre Tiessen