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Réconcilier capital et travail
S’il reste privilégié par les grands groupes, l’actionnariat salarié gagne du terrain en France. Outil de redistribution des fruits de la croissance, c’est aussi un bel atout en termes d’image et de politique RH.
Ce n’est pas parce que l’ère des boursicoteurs et actionnaires individuels semble révolue (leur nombre a réduit de moitié sur les quinze dernières années) que les Français ont renoncé à l’investissement pour autant. La tendance est à l’achat de parts dans le capital de son propre employeur. « Autant l’actionnariat des petits porteurs individuels chute, autant l’actionnariat salarié se porte bien. En France, 3,5 millions de salariés sont actionnaires en direct ou porteurs de parts de leur propre entreprise. Nous sommes même les leaders européens dans le domaine », se félicite Loïc Desmouceaux, président de la Fédération française des associations d’actionnaires salariés et anciens salariés (FAS). L’épargne salariale pèse 122 milliards d’euros en France, dont 47 milliards – soit environ 40% – proviennent de l’actionnariat salarié pur. Alors qu’en Allemagne, seulement 1,8% du capital des entreprises est détenu par les salariés, ce taux atteint 4% dans l’Hexagone. « Notre objectif, c’est de mettre le cap sur le seuil des 10% à long terme », admet Loïc Desmouceaux.
Le plus avantageux en termes de fiscalité et de rendement ?
L’actionnariat salarié a été rendu possible dans les années 60 par le Général de Gaulle. Mais c’est aux multiples privatisations dans les années 80 qu’il doit son explosion. A chaque fois que l’Etat cède du capital à des acteurs privés, 10% de celui-ci est réservé aux salariés. Ce qui attire ces derniers grâce à la possibilité de se constituer une épargne sur le long terme et de participer à la vie de l’entreprise. En moyenne, les salariés conservent leur épargne pendant onze ans. Mais les exemples d’employés qui restent au capital de leur unique employeur pendant toute la durée de leur carrière existent. « On se rappelle de l’histoire de cette caissière d’Auchan qui est partie en retraite avec un capital de deux millions d’euros sur son plan d’épargne, raconte Marc Maurel, fondateur du cabinet de conseil en investissement financier Maurel et Cie. C’est la performance économique de l’entreprise sur plusieurs décennies qui lui a permis d’atteindre ce montant. C’est certes un cas exceptionnel mais il est révélateur : c’est le produit qui offre le plus d’avantages fiscaux et sociaux. » Pour le salarié, les avantages sont faciles à discerner : récolter les fruits de la croissance de sa boîte et se constituer un matelas en vue de sa retraite ou pour avoir de quoi lancer sa propre affaire dans le futur, même si le risque pris est sans commune mesure avec le fait de déposer de l’argent sur un livret d’épargne classique, puisque c’est le rendement de l’entreprise qui fera augmenter ou diminuer le cours des actions. « Dans certaines PME, un rendement de 15% par an est tout à fait possible », appuie Marc Maurel. A ce taux, un cadre qui investirait 50000 euros au capital de son entreprise pourrait, en dix ans, accroître son épargne de 150000 euros. A noter que la loi impose aux actionnaires de rester dans le capital pendant au moins cinq ans et fixe la limite de l’investissement à un quart du salaire annuel brut.
Outil de performance car risque de perte associé
Quid de l’intérêt de la mise en place de l’actionnariat salarié pour les entreprises ? Certaines start-up qui affichent parfois des taux de croissance à deux chiffres usent de cet outil pour attirer des talents et compenser des salaires parfois en dessous du marché du fait de l’incertitude qui entoure leur pérennité. Pour les partisans de l’actionnariat salarié, sa mise en place se traduit positivement en termes de problématiques RH. Mais il n’a rien du gadget. On serait plutôt sur un concept de participation gagnant-gagnant. Car la détention directe d’actions renforcerait l’affectio societatis. « Lorsque les salariés sont financièrement impliqués, le sentiment d’appartenance à l’entreprise augmente et tout le monde tire dans le même sens pour améliorer les performances économiques. Cela permet donc d’asseoir une culture d’entreprise forte, qui va plus loin que le simple objectif de fidélisation des talents », indique Laure Delahousse, adjointe au délégué général de l’Association française de gestion financière (AFG). Pour illustrer l’implication, même inconsciente, des actionnaires salariés, Marc Maurel ose une analogie avec la vie quotidienne. « Faites le test : un immeuble de propriétaires sera toujours mieux entretenu qu’un immeuble peuplé de locataires… » Le risque de perte associé n’y est sans doute pas étranger.
Mentalité intrapreneurienne et gouvernance
Impliquer les collaborateurs via l’actionnariat salarié renforce l’image d’entreprise citoyenne. Ce système offrirait également l’avantage de faciliter les ruptures à l’amiable. C’est en tout cas le point de vue de Marc Maurel. Explications : « Quand un cadre a potentiellement plusieurs dizaines de milliers d’euros en plan d’épargne entreprise, il se sent plus libre par rapport à son employeur. Ca facilité les séparations ». En outre, l’association des salariés au capital est la garantie d’un alignement des intérêts des forces vives avec ceux des actionnaires. « L’apprentissage des mécaniques économiques a permis à chaque collaborateur de comprendre le fonctionnement d’un compte d’exploitation, le transformant ainsi en auto-entrepreneur motivé et intéressé, ce dont notre pays manque cruellement », rappelle Régis Degelcke, président de Auchan Holding, qui a ouvert son capital aux salariés dès 1977.
Au niveau de la gouvernance, si les salariés possédant quelques parts ne sont pas les décisionnaires finaux, ce système assure, d’après les témoignages, une meilleure compréhension par le personnel des décisions stratégiques prises par la direction. Ainsi, dans les sociétés cotées, si l’ensemble des salariés détient plus de 3% du capital de l’entreprise, la loi leur assure un représentant au conseil d’administration. Quant à celles non introduites en Bourse, elles ne sont pas soumises à cette obligation légale. Ce qui n’empêche pas certaines de faire siéger leurs actionnaires-salariés au CA. C’est le cas de l’entreprise pharmaceutique Pierre Fabre, dont neuf collaborateurs sur dix – sur un total de 13000 – sont actionnaires. Un bel exemple de réussite : à ce jour, 8% du capital du laboratoire est détenu par le personnel. C’est en 2005 que son fondateur, n’ayant pas d’héritier, a ouvert le capital aux salariés et à une fondation reconnue d’utilité publique dans un souci de transmission. « Notre volonté, c’est que cette opportunité ne soit pas réservée à quelques cadres », indique Christophe Latouche, président du FCPE d’actionnariat salarié Pierre Fabre, qui siège au conseil d’administration du groupe. « 75% des salariés qui souscrivent, réinjectent même de l’argent au cours de leur carrière chez nous. Nous ne confondons pas syndicalisme et actionnariat salarié ce sont deux choses différentes, mais nous faisons partie intégrante du processus de décision. Nous avons une vision à long terme et avons une bonne connaissance des enjeux de l’entreprise. » L’idée, dit-il, est de créer de la valeur à long terme et non d’espérer des dividendes immédiats. Mieux, le modèle se duplique à l’étranger. A peine le plan d’actionnariat salarié ouvert au sein de sa filiale au Mexique que 75% des collaborateurs locaux sont devenus actionnaires de Pierre Fabre. « En plus de renforcer la motivation et la cohésion des équipes, cet outil dépasse le contrat de travail comme relation unique entre l’employeur et le collaborateur. L’entreprise, de son côté, y a gagné en image : elle s’est fait certifiée ISO 26000 et attire plus de talents. Enfin, nous constatons que 70% des fonds redistribués via la participation et l’intéressement reviennent dans l’entreprise. Pierre Fabre s’évite ainsi une fuite des capitaux », révèle Christophe Latouche.
Cependant, force est de constater que l’actionnariat salarié reste en majorité une affaire grands mastodontes dans les faits. Crainte du partage du pouvoir, méconnaissance des mécanismes de l’actionnariat salarié, phobie administrative… Les raisons de ce retard chez les PME classiques sont nombreuses. « Les contraintes liées à la mise en place d’un plan d’épargne direct sont plus faciles à supporter par les grands groupes, reconnaît Marc Maurel. Mais il n’est pas obligatoire de passer par un fonds, ce qui peut occasionner des économies de structures. » Pourtant, ceux qui envisagent la formule uniquement sous sa forme mercantile se privent d’un fort pouvoir d’attraction auprès des profils à fort potentiel. Ouvrir leur capital leur permettrait de combler les écarts de salaires qui les séparent des grandes entreprises. C’est généralement le raisonnement effectué par les start-up. Leur modèle reposant, durant les premières années, sur l’argent injecté lors de levées de fonds, il est nécessaire pour eux d’attirer des talents pour atteindre à terme la rentabilité. Or, il est difficile de se rentre attractif auprès de collaborateurs brillants lorsqu’on ne peut rivaliser sur le plan salarial. Ouvrir son capital à ses employés – et lier leurs primes et intéressements au destin de l’entreprise – permet de « rivaliser » en termes d’attractivité avec les mastodontes de la Tech. Ce complément de salaire variable s’avère être un levier de motivation supplémentaire. Des licornes telles que Showroomprivé ou encore Criteo peuvent en témoigner.
Marc Hervez